De la prudence à l’interdiction : tour du monde des réactions des Nations face à Libra
L’histoire retiendra peut-être de l’été 2019, qu’il aura été marqué par les premières canicules européennes d’envergure, mais également par la prise de conscience générale des institutions financières centrales de l’émergence d’une nouvelle menace contre l’ordre établi : Libra.
En effet, rarement un sujet aura été aussi transversal. « Global » même pourrait-on dire sans ironie, en rappelant qu’il s’agissait là de son nom de baptême. Le projet de stablecoin de Facebook contraint en effet les Banques centrales nationales à prendre position pour une raison rien de moins qu’existentielle : ne pas se laisser distancer dans la course à l’innovation monétaire. Les parlements nationaux se mettent en ordre de bataille afin de soupeser le potentiel de dangerosité de cette nouvelle Nemesis qui menace le pré carré des États. Enfin, même les institutions internationales deviennent le théâtre de la recherche d’une réponse coordonnée à une menace qui s’annonce protéiforme…
À ce titre, tour d’horizon des différentes réactions et postures nationales et transnationales à une initiative économique qui, si elle voit le jour en dépit des vents contraires actuels, présente le potentiel d’une révolution monétaire.
Les pays ou Facebook sera « Libra non grata »
Commençons notre tour du monde par les nations qui ont déjà fait part de leur hostilité au projet Libra, sans la moindre ambiguïté. Il peut s’agir de territoires dont Facebook est purement et simplement banni (on pense à la Chine), ou encore de nations ayant considérés pour de raisons diverses que les services financiers de Facebook ne pourraient pas s’appliquer en l’état.
La chine, une muraille infranchissable ?
Alors même qu’on apprenait quelques heures avant la rédaction du présent, que la Chine avait rendu une surprenante et inédite décision de justice « en estimant que le Bitcoin devait être considéré comme “une propriété virtuelle” » , peu de chance que les fonctionnaires de Pékin soient payés en Libra avant qu’il ne gèle en enfer !
La raison est en effet un peu trop profonde pour que David Marcus, le CEO de la fondation Libra place cette mission en haut de sa to do list. En effet, on rappellera que Facebook est purement et simplement interdit en Chine depuis 2009 !
On pourrait bien sûr objecter que selon le Livre blanc et ce qui devrait être les futurs statuts de la Fondation Libra, les services financiers et le wallet Calibra ne seront pas intrinsèquement liés à la possession d’un compte Facebook. Pas de chance cependant, Instagram et WhatApps, autres constituants majeurs de l’écosystème Libra, sont également censurés dans l’Empire du Milieu depuis 2017 (et ce en dépit de plusieurs voyages de Mark Zuckerberg en Chine, le patron de Facebook ayant même commencé à apprendre le chinois pour l’occasion..).
En revanche, plutôt que de se joindre à la litanie actuelle contre Libra et son projet monétaire, en agitant le spectre du terrorisme et du blanchiment comme beaucoup d’autres, la Banque Centrale Chinoise a pris acte de la démarche et n’y voit que la nécessité d’accélérer la mise en place de sa propre monnaie numérique nationale.
Le risque principal que représente Libra selon la Chine ? Que cette devise numérique soit beaucoup trop liée au dollar et devienne un nouvel instrument de puissance yankee en complément des outils économiques traditionnels (ce qui n’est pas sans ironie au regard de la position américaine, on le verra).
La Russie, peu de chance de voir l’album « Zuck chez les Soviets »
« Selon moi, la monnaie Facebook ne sera pas légalement adoptée comme moyen de paiement sur le territoire de la Russie » Anatoly Aksakov, Président de la commission de la Douma sur les marchés financiers.
C’est avec cette déclaration lapidaire que le 18 juin dernier, le patron de la Douma a semblé doucher les ambitions russes de Facebook. Motif : l’expansion de cette monnaie privée serait de nature à perturber l’économie nationale. Cette position mérite toutefois d’être quelque peu tempérée, puisqu’à peine 48h plus tard, c’est Alexei Moisseev, vice-ministre des Finances de la Russie qui, dans le cadre de la volonté formulée par le Président Vladimir Poutine en début d’année de mettre en place un environnement adapté aux cryptoactifs, indiquait que Libra pourrait peut-être rentrer dans ce cadre.
À noter, qu’au même titre que la Chine, la Banque Centrale Russe se retrouve en posture d’accélérer ses travaux sur une devise numérique centrale afin de répondre à l’émergence d’un phénomène comme Libra. Malheureusement, nous rapportions récemment à quel point ladite Banque Centrale semblait en dessous de tout, s’emmêlant la blockchain avec son fork d’Ethereum lui ayant coûté une fortune, et inutilisable en l’état.
On rappellera que la Russie n’est pas passée loin en 2018 d’également interdire Facebook, l’entreprise californienne se voyant reprocher de ne pas stocker les datas des ressortissants russes sur le territoire national. Quoi qu’il en soit, la Russie ne présente pas un énorme marché pour Facebook, largement concurrencé par des plateformes sociales similaires comme Vkontakte ou Odnoklassniki
L’Inde, un marché stratégique
Avec ses 300 millions d’utilisateurs actifs sur ses services, l’Inde est un marché central pour Facebook. Or, Delhi n’est pas actuellement réputé pour sa politique laxiste vis-à-vis des cryptomonnaies, et même si à l’image de nombreux pays la politique en la matière fluctue, Libra aura tout intérêt à gommer la dimension crypto de sa devise si le projet veut avoir la moindre chance de prospérer dans le pays.
En tout cas pour l’instant, les choses semblent mal engagées :
« Si la régulation ne constituait pas un obstacle en Inde, la Libra aurait instantanément une envergure massive du fait de la taille de Facebook. » Anirudh Rastogi, juriste à New Delhi spécialisé tech
Pour la RBI (Banque Centrale Indienne), Libra ne pourrait éventuellement être autorisée dans le pays qu’à la condition expresse de ne pas avoir de connexions avec des écosystèmes économiques extérieurs à l’Inde. Le stablecoin de Facebook étant une devise à vocation internationale, vous avez 4 heures pour trouver une solution. Bonne chance.
Si la situation ne se débloque pas, Facebook aura toutes les raisons de broyer du noir : avec sa population sous-bancarisée, mais très bien équipée en smartphone l’Inde représentait le terrain de chasse idéal pour Calibra.
Le club des Nations réticentes (mais dont les systèmes de gouvernance interdisent d’interdire)
Large catégorie que celle-ci qui regroupe au final la plus grande part du monde occidental.
L’équation est virtuellement impossible à résoudre : ces pays abritent le plus souvent les plus anciennes institutions financières, ces dernières ayant une conscience aiguë du danger que représente Libra. Pour autant, majoritairement de nature démocratique et dotée d’une gouvernance laissant une large part à la protection des libertés, ces territoires sont singulièrement dépourvus d’outils de coercition réellement efficaces. Contrairement à des systèmes plus autoritaires, ces pays offrent également de nombreuses voies de recours réglementaires.
Pour cette raison, c’est sous couvert de prévention du terrorisme, de protection des consommateurs et de lutte contre le blanchiment que ces systèmes mettent actuellement Libra en demeure de se conformer à des normes de sécurité et de conformité ultra-exigeantes (devant lesquelles la plupart des composantes financières traditionnelles seraient d’ailleurs elles-mêmes en difficultés !).
La défiance des États-Unis, « Nul n’est prophète en son pays »
La posture des États-Unis face aux projets monétaires de Facebook est forcément ambivalente. En effet, la libre entreprise et la recherche d’innovation constituent pour la première puissance mondiale de telles valeurs cardinales, que la mise en place d’outils législatifs de contrainte et d’entrave est perçue comme un ultime recours (bipartisme oblige, cette inclination est encore plus nette chez les Républicains).
Sauf que Libra se confronte très directement à un autre pilier, peut-être le plus sacré d’entre tous : le Dieu Dollar !
À cet égard, une des images emblématiques que l’on retiendra des diverses auditions de David Marcus cette semaine devant la Commission des Banques sera celle où l’on voit un des sénateurs brandir dans l’enceinte parlementaire un bon vieux billet de 20 USD comme on agiterait un mouchoir pour faire ses adieux… La terreur ultime pour les Américains : que Libra ne concurrence pas le Bitcoin, mais bien le dollar en tant qu’unique monnaie globale !
Cependant, c’est sous l’angle du manque de confiance que les parlementaires américains attaquent Facebook. Pour mémoire, les déclarations du Président de la Commission au sortir des débats :
« Facebook a montré à maintes reprises qu’il a trahi la confiance du public et je ne peux pas imaginer qu’il y ait quoi que ce soit qui nous pousse à leur faire confiance. (…) S’ils sont assez arrogants pour se lancer dans cette affaire et que l’audience est au rendez-vous, ainsi qu’elle semble vouloir l’être, je pense qu’une loi serait recevable, je pense qu’il y aurait un large appui bipartisan. » Sénateur Sherrod Brown, Président de la commission financière lors de la conférence de presse suivant l’audition de David Marcus.
Les États-Unis s’acheminent donc au minimum vers l’imposition à l’entreprise californienne des conditions les plus draconiennes en matière de politique KYC et AML, et élaboreront vraisemblablement un package législatif dédié à Facebook (même si les premières tentatives en ce sens semblent bien dérisoires…).
On notera pour l’anecdote que si les déclarations sur Libra sont pour l’essentiel le fait de dirigeants de Banques Centrales ou de Ministres chargés de l’Economie, seul le président US a nommément cité Libra dans l’une de ses rafales de tweets traditionnels rédigés en robe de chambre devant FoxNews.
La Grande-Bretagne, cavalier seul comme d’habitude
Traditionnellement plutôt alignée sur Washington s’agissant des sujets de souverainetés, la Grande-Bretagne, et plus exactement le patron de sa Banque Centrale, joue un drôle de jeu.
On s’en souvient Mark Carney, le directeur de la Banque Centrale avait été parmi les premiers grands argentiers à recevoir la visite de Mark Zuckerberg lui-même, ce dernier souhaitant lui présenter ce qui s’appelait encore alors le Global Coin.
S’en étaient alors suivi des déclarations officielles plutôt favorables, le banquier considérant le concept comme pouvant offrir « des perspectives de paiements instantanés et gratuits », tout en anticipant les difficultés que poseraient les régulateurs.
Une position équilibrée donc, en tout cas dont la modération tranche avec les positions alarmistes de Carney sur le Bitcoin dans un passé pas si lointain, plus typique d’un banquier central. L’intéressé semble même avoir carrément viré sa cuti, déclarant il y a quelques semaines que la tokenisation des devises centrales serait de nature à libérer des milliards pour l’investissement et la consommation !
Le Canada, un territoire vulnérable
Le Canada n’a pas vraiment pris de position ferme et formelle s’agissant de Libra. Pour autant des éléments plus périphériques pourraient laisser penser que ce pays puisse être plus perméable que d’autres aux ambitions monétaires de Facebook.
Ainsi, le 3 mars 2019, The Guardians révélait des documents montrant les coulisses des actions de lobbying et d’influence déployées par Facebook. Si pour l’essentiel, ces actions visaient alors à torpiller la réglementation RGPD européenne (que Facebook qualifiait en interne de « menace critique », tout en le présentant officiellement comme « très positive »..), ces éléments révélaient que la firme n’hésite pas à exercer des pressions sur les politiques, sous couvert des investissements que pourrait réaliser – ou ne pas réaliser – Facebook sur leurs territoires.
Or, dans ce contexte, le Canada était directement mentionné :
« Sheryl [Sandberg, la numéro 2 de Facebook] a eu une approche ferme, et soulignée auprès du Ministre qu’une décision sur l’implantation d’un nouveau data center était imminente. Elle a répété que si nous n’étions pas à l’aise sur la question législative avec le gouvernement canadien, il existait d’autres options ».
L’enjeu de ce deal à mots couverts ? Toujours selon le Guardians, l‘obtention de facilités législatives au profit de Facebook. Celles-ci seront finalement accordées un peu plus tard dans l’année. Le Canada, cheval de Troie en Amérique du Nord ? C’est une hypothèse à peser.
La France, fer de lance de la riposte
Bien évidemment, le fait que la France soit cette année la puissance organisatrice du sommet du G7, associé au fait que ledit sommet intervient quelques semaines après la publication du Livre blanc de Libra rend la démarche plus compréhensible. Pour autant, la vigueur et la rapidité de la réaction française ont de quoi surprendre !
Ainsi, c’est pour ainsi dire au lendemain de l’annonce du lancement officiel de Libra que le Ministre de l’Economie Bruno Le Maire a tenu un discours d’une particulière fermeté : hors de question que le stablecoin de Facebook s’aventure sur les terres des monnaies souveraines !
Facebook a annoncé le lancement de sa monnaie : "S'il s'agit d'une monnaie souveraine, ça ne peut pas être le cas ! Une société privée ne peut ni ne doit créer une monnaie qui rentrerait en concurrence avec les monnaies des États", objecte @BrunoLeMaire #DirectAN #Libra pic.twitter.com/d8ewwCl6XV
— LCP (@LCP) June 18, 2019
On le sait, ces déclarations ont été suivies de celles de la création d’une Task Force menée par Benoit Coeuré, et à l’issue du G7 Finance de ces tout derniers jours, une position consensuelle a pu être établie : si le G7 convient que de nouvelles solutions monétaires pourraient résoudre les problèmes de coûts et de vitesses de transactions transfrontalières, Facebook devra donner d’importantes garanties et demeurer sous contrôle strict.
« Les ministres et les gouverneurs se sont mis d’accord pour dire que des projets comme le Libra pourraient avoir des répercussions sur la souveraineté monétaire et le fonctionnement du système monétaire international. Tous les membres du G7 ont manifesté leurs fortes inquiétudes sur ce projet Libra » Communiqué officiel de la Présidence française du G7
Pour important que ce soit ce communiqué, il souffre cependant d’une tare propre à tout texte d’essence internationale et diplomatique : il ne propose rien de concret et laisse toutes les portes ouvertes. Or, ces portes n’échapperont pas à l’acuité de Facebook.
Les nations « Libra-Friendly »
Difficile à l’heure actuelle de trouver des nations que la mise en place de la monnaie hégémonique de Facebook mette en joie…
La Suisse, unique véritable « Crypto-nation » ?
Lorsque, soumis à un feu roulant de questions par les membres de la Commission des Banques du Congrès américain, David Marcus a été invité à expliquer pourquoi la fondation Libra était inscrite en Suisse, il a probablement esquissé un sourire intérieur. Sa réponse a ainsi sonné comme une punchline : la Suisse est réputée pour accueillir les sièges de grands organismes financiers, ne s’agit-il pas d’ailleurs du territoire où la vénérable Banque des Règlements Internationaux (BRI), banque des banques centrales à son siège ?
Au-delà de ces postures, la Suisse se rêve en première authentique cryptonation (la start-up nation est déjà ringarde) et n’a que sympathie pour le projet Libra, tant la confiance en sa propre devise nationale est forte.
Le ton de la presse nationale laisse facilement transparaître cet état de fait :
« Mais comment Genève, où seront les réserves financières de 1 milliard de francs fin 2019 qui serviront de garantie à la Libra, s’est-elle retrouvée au centre de ce projet, aux côtés de Tel-Aviv et de la Californie ? David Marcus reconnaît que ses origines ont joué un rôle dans ce choix. Celui que l’on surnomme le “Serial entrepreneur”, qui a fait du système PayPal le leader mondial du paiement sécurisé sur internet, a fait ses classes sur les bancs de l’Université de Genève, avant de s’envoler, au bout de deux ans d’études, pour les États-Unis et sa dynamique innovatrice. » Source : 24heures.ch
Ainsi, si David Marcus est de nationalité française, il est amusant de constater que, vu de Genève, l’intéressé est pour ainsi dire Suisse !
Conclusion : Une coordination internationale impossible, bonne nouvelle pour Facebook ?
De l’avis même du patron de la Banque centrale américaine (Fed) Jerome Powell, « l’étude minutieuse du projet Libra va prendre du temps et l’idée qu’elle pourrait fonctionner d’ici 12 mois pose un problème. Nous allons avoir besoin de davantage de temps que cela ».
Si Powell pourrait être tenté de jouer la montre, c’est surtout la suite de sa réflexion qui retiendra l’attention :
« S’agissant de Libra, il n’existe pas d’autorité réglementaire unique crédible qui permettrait la supervision d’une telle devise. Cela incombe à de nombreuses autorités fédérales, internationales, locales ».
Autrement dit, Libra a vocation à se disséminer dans une multitude d’environnements économiques et réglementaires, aux caractéristiques variées – voire parfois antagoniste. Or, personne ne peut nier les capacités d’entités comme les GAFAM à jongler d’un cadre à l’autre afin d’avoir les mains libres (et généralement échapper à l’impôt).
Facebook à ce titre ne fait pas exception. Avec ses sièges sociaux et ses centres d’opérations domiciliés dans des paradis fiscaux (Irlande et Iles Caïman notamment), personne ne peut raisonnablement penser que la firme de Mountain view est habitée par un sens du devoir hors norme face à l’impôt, et de manière plus générale concernant le fait de rendre des comptes.
Par ailleurs, il faut en faire le constat : Facebook, dispose d’une capacité toute Orwellienne a être à la fois quasiment partout sur la planète, et dans le même temps au cœur de l’intimité de milliards d’individus. Le réseau social géant est surtout en mesure d’occuper de multiples fronts en même temps et de « calibrer » (la sémantique du wallet Calibra n’est pas le fruit du hasard) sa proposition de valeur au gré des systèmes politiques, des spécificités culturelles, du contexte économique… et de ses capacités à pénétrer, voire influer sur ces paramètres.
À ce titre, en dépit des discours d’apaisement, voire de soumission, d’un David Marcus devant les régulateurs nationaux et particulièrement américains, Libra et Calibra pourraient-être tentés par des stratégies de failles. Ainsi, même si tout indique que le chemin vers l’émergence de la première monnaie privée mondiale sera semé d’embûches, Facebook pourrait être tenté de décliner des approches différentes, au gré des situations nationales, avançant ainsi à pas feutré et sous couvert de différents masques.