Le jour d’après – Satoshi Nakamoto disparaît, Bitcoin survit

La disparition du mystérieux Satoshi Nakamoto est l’un des évènements majeurs de l’histoire de Bitcoin. Deux ans après avoir dévoilé son invention au monde, celui-ci a en effet décidé de s’évanouir sans donner de raison, en laissant les rênes du projet à quelques personnes de confiance. Revenons sur ce départ et sur ce qu’il a engendré.

Notre avis sur Bitcoin (BTC) »

Un départ organisé

Lors de l’année 2010, Bitcoin acquiert une certaine popularité : grâce au relais des médias spécialisés comme Slashdot, sa base d’utilisateurs augmente, son prix croît exponentiellement et le minage se spécialise de plus en plus. C’est le moment que choisit Satoshi Nakamoto pour disparaître.

Il organise son départ et ses dernières actions et messages serviront plus tard d’indications pour la suite. C’est le cas des codes opération OP_NOP qu’il rajoute discrètement au code le 29 juillet avec pour seul commentaire « expansion« , et qui serviront par la suite à implémenter des fonctionnalités grâce à des soft forks.

C’est aussi le cas de la limite de la taille des blocs qu’il intègre au protocole le 12 septembre, et qui limite la capacité transactionnelle de Bitcoin. Le 4 octobre, suite à un message sur le forum de Jeff Garzik qui propose un patch permettant d’augmenter cette limite, Satoshi explique comment cette augmentation pourrait être mise en œuvre :

« [La mise à niveau] peut se trouver dans des versions très antérieures, pour que, au moment où le numéro de bloc est atteint et où elle entre en vigueur, les anciennes versions qui ne la contiennent pas soient déjà obsolètes. »

Si fin 2010 cette caractéristique ne pose pas problème (le nombre de transactions est loin d’atteindre la limite), elle deviendra cruciale au fil des années et mènera au débat sur la scalabilité de Bitcoin qui fera rage entre 2013 à 2017 dans la communauté.

Le 10 décembre, toujours à propos de la scalabilité, Satoshi donne son opinion sur le projet BitDNS, qui est un modèle décentralisé de noms de domaine se basant sur une autre chaîne de blocs que celle de Bitcoin. Il écrit :

« Empiler tous les systèmes de quorum par preuve de travail dans une seule base de données ne passe pas à l’échelle. Bitcoin et BitDNS peuvent être utilisés séparément. […] Les réseaux ont besoin d’avoir des destins différents. Les utilisateurs de BitDNS pourraient être complètement tolérants vis-à-vis de l’ajout de fonctionnalités permettant de traiter des données volumineuses puisque peu de registraires de noms de domaine seraient nécessaires, tandis que les utilisateurs de Bitcoin pourraient devenir de plus en plus sectaires à propos de la limitation de la taille de la chaîne pour que son accès reste facile pour beaucoup d’utilisateurs et pour les petits appareils. »

Ainsi, Satoshi se prononce en faveur des chaînes alternatives permettant de faire plus de choses que Bitcoin ne le permet. Le 17 avril 2011, le projet BitDNS sera lancé sous le nom de Namecoin et constituera la première « cryptomonnaie alternative« , première d’une longue liste qui fera couler beaucoup d’encre.

Le 12 décembre, Satoshi poste son dernier message public sur le forum, qui annonce la version 0.3.19 du logiciel. Dans ce message, il insiste sur le fait que « le logiciel ne résiste pas du tout aux attaques par déni de service » et sous-entend qu’il serait bon de travailler là-dessus.

À ce moment-là, peu de personnes se doutent que Satoshi est sur le point de se détourner totalement de son invention. Néanmoins les prémisses de cette disparition sont là : il confie ainsi une plus grande place dans le projet à Gavin Andressen, notamment en lui demande d’indiquer son adresse de courrier électronique sur le site web bitcoin.org. Lors des mois suivants, Satoshi ne communique plus que par courriel avec les personnes les plus actives : il envoie ainsi des messages à Gavin bien sûr, ainsi qu’à Mike Hearn et d’autres développeurs.

En avril 2011, la nouvelle tombe : Satoshi annonce qu’il quitte le projet. Son dernier message privé est adressé à celui qui l’a probablement aidé le plus lors de cette aventure : Martti Malmi. Dans ce courriel envoyé au début du mois de mai 2011, le créateur de Bitcoin dit :

« Je suis passé à autre chose et ne serai probablement plus là à l’avenir. »

Une disparition inexpliquée ?

La disparition de Satoshi Nakamoto reste inexpliquée. Néanmoins, il est possible de deviner quelles raisons ont pu pousser ce départ.

L’histoire des monnaies numériques prouve que les États ont toujours, à un moment ou à un autre, cherché à arrêter les systèmes de devises alternatives. De nombreux systèmes financiers sur Internet, comme e-gold ou Liberty Reserve, ont subi les foudres étatiques au nom de la « lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme ».

Procès Arthur Budovsky 2016
Représentation du procès d’Arthur Budovsky (Liberty Reserve).

C’est pourquoi, bien que l’objectif de Bitcoin soit d’exister en dehors des États, Satoshi a toujours insisté sur le fait qu’il ne fallait pas attirer l’attention des autorités. En effet, dans son message du 5 juillet 2010 commentant le brouillon de la présentation de Bitcoin qui sera proposée à Slashdot, il indique ne pas vouloir mettre l’accent sur l’anonymat ou l’opposition aux autorités légales :

« J’apprécie vraiment l’effort, mais il y a beaucoup de problèmes. Nous ne voulons pas mettre en avant l’aspect ‘anonyme’. (J’avais l’intention de modifier la page d’accueil) ‘Les développeurs s’attendent à ce que cela se traduise par une monnaie indexée sur l’énergie et hors de portée de tout gouvernement.’ ‒ Je ne fais certainement pas ce genre de provocation ou d’affirmation. »

Ainsi, lors de l’été 2010, alors que Bitcoin se met à attirer de plus en plus d’utilisateurs, Satoshi doit probablement sentir que ce n’est qu’une question de temps avant que les agences gouvernementales ne s’intéressent à son projet.

Wikileaks logo

C’est l’affaire WikiLeaks qui est l’élément déclencheur. À partir de juillet 2010, les documents confidentiels révélés de l’ONG commencent à être relayées par les grands médias et à faire du bruit dans l’opinion publique. WikiLeaks rencontre alors des problèmes avec PayPal et d’autres services financiers, problèmes qui conduiront en décembre 2010 à un blocus financier de la part de Bank of America, Visa, Mastercard, PayPal et Western Union.

Amir Taaki (genjix), un jeune anglais d’origine iranienne ayant fraîchement découvert Bitcoin, voit dans cette situation une opportunité de démontrer l’utilité de la résistance à la censure de la cryptomonnaie. Le 10 novembre, il écrit ainsi sur le forum :

« Je voulais envoyer une lettre à Wikileaks à propos de Bitcoin car, malheureusement, ils ont subi plusieurs incidents où leurs fonds ont été saisis dans le passé. Quelqu’un sait où leur envoyer un message ? »

Amir Taaki Bratislava 2010
Amir Taak en décembre 2012 à Bratislava.

Tout au long du mois, la situation ne s’arrange pas et le sujet est de plus en plus discuté. Le 4 décembre, Robert Horning (RHorning) intervient en concluant :

« En gros, allez-y. Encourageons Wikileaks à utiliser les bitcoins et je suis prêt à faire face à tout risque ou conséquence lié à cet acte. »

Le lendemain, Satoshi, qui n’a pas encore donné d’avis là-dessus, répond sèchement au message de Robert Horning :

« Non, pas de ‘allez-y’. Le projet a besoin de grandir progressivement pour que le logiciel puisse se renforcer en cours de route. Je lance cet appel à WikiLeaks pour qu’ils n’essaient pas d’utiliser Bitcoin. Bitcoin est une petite communauté bêta à ses débuts. Vous ne seriez pas en mesure d’obtenir plus que de la petite monnaie, et l’ardeur que vous apporteriez nous détruirait probablement à ce stade. »

Quelques jours plus tard, le 11 décembre, un article est publié sur PC World pour mettre en avant la possibilité d’un usage de Bitcoin par WikiLeaks. Cet article est rapidement évoqué sur le forum, et Satoshi ne manque pas d’y réagir. Sa réponse est formelle :

« Il aurait été bon d’attirer cette attention dans un tout autre contexte. WikiLeaks a donné un coup de pied dans le nid de frelons, et l’essaim se dirige vers nous. »

Il s’agit de son avant-dernier message public : après l’annonce de la version 0.3.19 du logiciel, il ne postera plus sur le forum ni ailleurs.

En 2011, ce que craignait Satoshi se produit et les choses s’accélèrent considérablement. Le 29 janvier, Silk Road, la place de marché du dark web, est partagée pour la première fois sur le forum. Après des débuts timides, cette plateforme devient rapidement une plaque tournante du commerce de drogue en ligne, ce qui ne manque pas d’attirer l’attention des autorités sur Bitcoin.

Redécouvrez l’histoire rocambolesque de Silk Road »

Le 26 avril 2011, dans un ultime effort de sauver Bitcoin, Satoshi écrit à Gavin Andresen, alors devenu la figure principale du projet :

« J’aimerais que tu ne continues pas à parler de moi comme d’une personnalité sombre et mystérieuse, la presse tourne simplement ça sous l’angle d’une devise pirate. Peut-être à la place, parle du projet open source et donne plus de crédit à tes contributeurs de développement ; cela aide à les motiver. »

Mais le mal est fait, et les agences gouvernementales considèrent déjà Bitcoin comme une chose sérieuse. Le 27 avril 2011, Gavin Andresen annonce qu’il a été invité par la CIA et qu’il compte leur rendre visite :

« Je veux que cela soit rendu public parce que c’est le genre de chose qui génère des théories du complot : je vais faire une présentation sur Bitcoin au siège de la CIA en juin, lors d’une conférence sur les technologies émergentes pour la communauté du renseignement américain. […] J’ai accepté l’invitation à parler parce que le fait que j’ai été invité signifie que Bitcoin fait déjà partie de leurs préoccupations, et je pense que cela pourrait être une bonne occasion de parler des raisons pour lesquelles je pense que Bitcoin rendra le monde meilleur. »

Le 14 juin, Gavin se rend finalement à la CIA. Coïncidence : c’est également le jour où Wikileaks se met à accepter officiellement les dons en bitcoin.

À ce moment-là Satoshi a déjà disparu. Cependant, comme il le dit dans son dernier courriel adressé à Mike Hearn, Bitcoin « est entre de bonnes mains avec Gavin et les autres« .

La communauté prend le relais

La départ de Satoshi marque un tournant dans l’histoire de Bitcoin, mais ne perturbe pas pour autant l’avancement du projet grâce aux personnes qu’il a choisies pour lui succéder.

Dès décembre 2010, Gavin Andresen, qui n’est pourtant arrivé qu’en juillet de la même année, commence à prendre les rênes du projet. Le 19 décembre, il annonce :

« Avec la bénédiction de Satoshi, et une grande réticence, je vais commencer à gérer le projet Bitcoin de manière plus active. »

Le même jour, Gavin crée le dépôt du projet Bitcoin sur GitHub, un service de gestion de développement plus populaire que SourceForge, où Bitcoin est hébergé jusqu’ici. Le développement du logiciel migrera donc vers GitHub, mais les listes de diffusion (bitcoin-list, bitcoin-development, etc.) et la publication auront longtemps lieu sur SourceForge.

Début 2011, Satoshi transmet le contrôle de SourceForge et le clé d’alerte du réseau Bitcoin à Gavin. Dans le même temps, il laisse la charge du site web bitcoin.org et du forum à Martti Malmi. Ce dernier, ayant trouvé un emploi à plein temps en septembre 2010, accepte la tâche bien qu’il soit de moins impliqué dans le projet qu’auparavant. En juillet 2011, le forum, jusqu’alors disponible à l’adresse forum.bitcoin.org, est hébergé sur bitcointalk.org pour le distinguer du site principal, et éviter par là que certaines discussions (notamment à propos du commerce de drogues illégales) soient associées directement à Bitcoin.

Malgré la passation de pouvoir, la popularité du bitcoin continue de s’accroître, comme le témoigne l’évolution de son prix, qui passe de 20 centimes de dollar en décembre 2010 à plus de 1 $ en février 2011 ! C’est également durant cette période de renouveau que certains contributeurs majeurs commencent à s’impliquer dans Bitcoin, dont notamment Wladimir van der Laan (wumpus), Pieter Wuille (sipa), Matt Corallo (BlueMatt) et luke-jr.

Wladimir van der Laan Pieter Wuille Matt Corallo

L’année 2011 est aussi marquée par l’organisation progressive du développement logiciel de Bitcoin. Satoshi étant parti, il est nécessaire de recourir à des méthodes pour se mettre d’accord afin de ne pas déclencher une guerre de succession. Le 12 juin, Jeff Garzik crée ainsi la liste de diffusion bitcoin-development, liste toujours en activité aujourd’hui, permettant aux développeurs de discuter formellement des nouvelles fonctionnalités à inclure dans Bitcoin. Dans la même veine, le 19 août 2011, Amir Taaki met en place le système des propositions d’amélioration de Bitcoin (Bitcoin Improvement Proposals ou BIP), basé sur le modèle des Python Enhancement Proposals (PEP). Ce procédé est décrit au sein de la première proposition, le BIP-1, qui constitue de facto le document fondateur de ce système.

BIP Bitcoin Improvement Proposal process procédé
Possibilités d’évolution d’une proposition dans le systèmes des BIP.

Le terme « satoshi » pour désigner un cent-millionième de bitcoin se popularise pendant l’année. Cette appellation, faisant hommage au créateur de Bitcoin, est proposée pour la première fois par ribuck le 15 novembre 2010 pour désigner 0,01 BTC, puis reproposée le 11 février 2011 pour 0,00000001 BTC. Elle est adoptée par la communauté suite au message de l’utilisateur marcus_of_augustus demandant :

« 100 millions de satoshis = 1 bitcoin. Sommes-nous d’accord ? »

Le 22 mars est publiée la première vidéo expliquant Bitcoin de manière qualitative. Cette vidéo, intitulée sobrement « What is Bitcoin?« , est produite par Stefan Thomas (justmoon) grâce à un financement de la communauté. Elle aura un succès retentissant au fil des années en totalisant plusieurs millions de vues sur Youtube.

Le 25 mai, la devise (non officielle) de Bitcoin est évoquée : « vires in numeris« , une phrase latine approximative signifiant « les forces dans les nombres » en français et mettant en avant les mathématiques qui permettent à Bitcoin de fonctionner. Elle est gravée sur les premiers bitcoins physiques vendus sur le forum à partir du 6 septembre : les bitcoins de Casascius.

Bitcoin de Casascius 2011
Bitcoin de Casascius datant de 2011.

Enfin, 2011 est l’année où a lieu la première conférence sur Bitcoin, du 19 au 21 août. Cette conférence, organisée à New York par Bruce Wagner, alors présentateur du Bitcoin Show, rassemble des personnalités comme Roger Ver, Jesse Powell, Jed McCaleb, Mark Karpelès, ou encore Charlie Lee. Bien que Wagner ait promis trois jours d’évènements, seules quatre présentations ont lieu : la sienne ainsi que les interventions de Gavin Andresen, Jeff Garzik et Stefan Thomas. Malgré son caractère amateur, cette conférence montre que Bitcoin est vivant et a un bel avenir devant lui, et constituera le point de départ d’une formidable ascension.

Bitcoin a donc survécu après la disparition de son créateur, Satoshi Nakamoto. Si cet évènement a pu être un facteur de doute au début (peut-on faire confiance à un système dont l’inventeur s’est volatilisé ?), il a finalement conduit à raffermir la capacité de Bitcoin à ne dépendre d’aucun tiers de confiance : la départ de Satoshi a fait du bitcoin une « monnaie acéphale », sans chef unique qui dicterait son évolution. De plus, le caractère mythique de la figure de Satoshi a participé par la suite au succès de la cryptomonnaie qui, après 2011, s’est progressivement installée dans l’imaginaire collectif mondial.

Ludovic Lars

Je suis fasciné par les cryptomonnaies et par l'impact qu'elles pourraient avoir sur nos vies. De formation scientifique, je m'attache à décrire leur fonctionnement technique de la façon la plus fidèle possible.