Bitcoin, argent du don ?

Quand les responsables de l’indispensable Journal du Coin m’ont demandé de célébrer avec eux le temps des fêtes, je me suis dit que je n’allais pas (re)commencer avec Bitcoin, mais peut-être y arriver en suivant deux fils conducteurs, dont on verra s’ils forment une trame et qui me paraissent en jeu dans les fêtes, lorsqu’on les dégage de leur gangue de consommation stéréotypée ou ostentatoire, qui est celle que le gouvernement et les médias apprécient tellement.

Il y a d’abord, me semble-t-il, autour de Noël et même pour ceux qui n’y voient pas le signe de l’Incarnation, une révélation, une épiphanie d’une forme de don inconditionnel. Ce sera le thème de ce premier article. Et puis il y a l’autre sens des fêtes, qui consiste justement à ne pas travailler, non seulement parce que le travail est effectivement pénible, n’en déplaise à certains, mais parce qu’il y a mieux à faire. Jouer. Avec ses joujoux comme les enfants, avec son corps comme les danseurs et les amants, mais aussi avec cet argent qui est censé être tellement sérieux que nos banquiers le surveillent même sur notre compte, nous demandant à chaque instant d’où il provient et ce que nous entendons en faire. J’y reviendrai la semaine prochaine.

Mon approche ici ne sera pas seulement celle d’un gourou de Bitcoin mais aussi celle d’un vieil enfant, d’un père de famille, d’un investisseur en capital… et enfin du responsable d’un petit cycle autour de l’histoire de la monnaie à l’École Léonard de Vinci (ESILV).

La première ambition de mon enseignement, rarement satisfaite depuis 3 ans, est de déconstruire le mythe du troc primitif. Je n’insiste pas seulement sur l’absence de la moindre évidence historique ou ethnologique étayant ce mythe libéral partout véhiculé aujourd’hui. Je commence par ce qui me semble une évidence. Tout n’est pas échange, avec ou sans monnaie. Au commencement était le don. Pour dépasser l’attendrissant propos sur la gratuité du lait maternel, je force un peu le trait : vos parents, leur dis-je, vous ont torché le cul gratis.

Bien sûr, je dois enchaîner ensuite sur le cycle décrit par Mauss : donner, recevoir, rendre. Notez que c’est à son incapacité sur ces trois points que l’on reconnaît facilement le rustre sans savoir-vivre. Le cycle du don et du contre-don est fascinant. Il satisferait bien mieux le postulat selon lequel le lien vaut mieux que le bien que l’on retrouve chez les tenants des monnaies locales, ce projet intrinsèquement douteux parce qu’il vise à ce que la monnaie crée du lien quand elle a justement été inventée pour les éviter ! Celui qui paye ne doit plus rien. On dit solder un compte pour dire justement que tout est remis à zéro. Si la monnaie est moralement condamnable dans bien des cultures traditionnelles, ce n’est pas seulement pour l’usure, c’est parce qu’elle est socialement dissolvante.

Je n’ai donc pas le temps, devant mes étudiants, de m’attarder sur le don sans contre-don, dont les paquets miraculeusement apparus au milieu de la nuit sous le sapin sont de précieux indices. Jusqu’à un certain âge, les « petits enfants » n’ont rien à rendre.

C’est pour cela qu’ont été inventés Saint Nicolas et ses successeurs. La vraie monnaie de Noël, ce sont les pièces en chocolat. Puisque les enfants veulent des sucreries, nul besoin de leur expliquer l’argent, que cet argent soit directement (intrinsèquement diront les bitcoineurs) sucrerie suffit.

C’est donc bien à tort que l‘expression de monnaie en chocolat désigne parfois la monnaie de singe, quelque chose qui n’aurait pas de valeur. En réalité, cette douceur en forme de monnaie rappelle que la monnaie peut être donnée avec douceur. Avec tact, avec délicatesse.

Alors que nos gouvernants n’envisagent plus nos petits et gros échanges que sous une surveillance insupportable quoique pathétiquement inefficace, que le marketing de la terre entière veut analyser nos paniers à provisions, que les ONG elles-mêmes fichent leurs donateurs pour les importuner ensuite par téléphone, la période des fêtes nous invite à réfléchir sur une forme d’anonymat qui est celle non de la fraude ou du crime mais de la pudeur et de la délicatesse.

Dire à un petit enfant que c’est saint Nicolas ou le Père Noël qui lui apporte ses cadeaux, c’est le dispenser d’avoir à en remercier quiconque. C’est donner sans se glorifier et sans rien attendre en retour selon les mots des évangiles. À côté de l’échange marchand classique, et différent du cycle donner, recevoir, rendre il y a le don par la cheminée, le don dans la main d’un enfant ou d’un pauvre.

Comme cela est rappelé dans le livre Objective Thune à paraître bientôt, « 40 ans avant Bitcoin, dans Vol 714, Carreidas et Rastapopoulos gèrent leurs méfaits avec des comptes en banque (suisse) tandis que Haddock, quelque maladroit que soit son geste, fait discrètement le bien avec un billet anonyme ».

C’est naturellement un point totalement étranger aux réflexions des princes du monde actuel. Le monde sans cash est un monde sans don. La première chose que vous demande une application de transfert est votre nom, suivi du nom de la personne à qui vous souhaitez envoyer de l’argent, dans un délai de deux jours par sécurité. Et avec l’intervention de votre banquier conseil (présent en agence une petite trentaine d’heures par semaine, 40 semaines par an) si l’une des deux parties se trouve à l’étranger. Sont de facto exclus du business plan : l’enfant, le pauvre et l’étranger. Il n’y a pas à dire, on s’est bien affranchi des valeurs évangéliques !

Mais en fait, c’est sans doute simplement que nul n’y pense plus. Il y a quelques semaines j’ai mené une expérience pour tester mon réseau : je me suis plaint de la violence technologique avec laquelle la RATP et consorts conduisent, de façon assez fourbe, le remplacement du défunt « ticket choc » par les différentes variantes de cartes magnétiques. Comme à un vieil attardé, plusieurs relations ont pris la peine de m’expliquer que j’avais tort de me plaindre. Que si mes tickets se démagnétisaient soudain en quelques jours (après 35 ans de bons et loyaux services), c’était à cause de mes clés (je laissais sans doute ma porte ouverte jadis) ou du double métal des euros (la pièce aluminium-nickel existe en France depuis 1988) ou du champ de mon téléphone (son champ magnétique est de moins en moins puissant, du moins selon les constructeurs). D’autres m’ont aussi suggéré d’être un peu plus écolo et m’ont imputé le débordement des poubelles sur le caniveau (que n’interdit-on alors la presse dite « gratuite »). Bref, sous les petits gestes citoyens propres au formatage social, le mixte habituel de solutionnisme techno. Pas l’once d’une réflexion sociétale.

Or je ne peux que souscrire au jugement d’Evgeny Morozov dans son livre « Pour tout résoudre, cliquez ici » : « Ce qui pose problème n’est pas les solutions proposées, mais plutôt la définition même de la question ». Le solutionniste possède un marteau (l’Internet, le smart phone et ses applis…) et tout ressemble à un clou. La réflexion sur les questions de société disparaît devant la fascination de la nouveauté dans sa toute-puissance infantile.

« Qu’est-ce que tu perds, réellement, en passant des tickets papiers à la carte ? » m’a enfin demandé un ami, qui me rassurait sur le caractère (pour l’instant encore) anonyme de la Navigo « Easy ». La réponse est tellement simple que personne ne semble en avoir parlé : je ne peux plus donner simplement un ticket à l’ami bordelais ou bruxellois qui débarque à Paris et doit trouver l’automate, se plier à son langage souvent obscur, perdre son temps et le mien, si je souhaite continuer à voyager avec lui. Parcourez les sites de toutes les solutions de paiement, vous verrez la place laissée au don. C’est instructif.

Naturellement cela n’empêchera pas le gouvernement d’invoquer la solidarité à chaque fois qu’il sera un peu à cours d’argent. Le paiement par carte devrait même permettre de moduler le prix, par « solidarité ». Mais la simple fraternité (on peut choisir d’offrir un ticket ou un café à un ami plus riche que soi, juste parce que c’est un ami) passe complètement hors de la « solution » proposée, c’est-à-dire souvent imposée dans les deux acceptions du mot.

Monnaie pseudonyme, commune, permissionless, interopérablepour toutes ces raisons, le bitcoin est aussi un moyen idéal de donner avec délicatesse. 

Ce n’est pas forcément comme cela qu’il est « vendu » par ses défenseurs, ni dénoncé par ses procureurs. Mais avec Bitcoin, on peut donner à une ONG, à un ami proche ou lointain, à quelqu’un qui afficherait sa détresse, à un adolescent un peu rebelle, à une copine iranienne, à une organisation politique qui déplaît à ces Messieurs-Dames…

Donner, c’est ce que fait le Cercle du Coin, où l’adhésion ne se fait qu’en bitcoin, avec un coût non nul bien que l’association ait déjà un petit matelas. Le Cercle a donné au SAMU social de Paris ou à une jeune famille frappée par le malheur. Il a sponsorisé des événements qui en avaient besoin. Ses membres ont donné du temps et du bitcoin pour Notre-Dame. Dans le petit monde crypto parisien, où j’ai entendu des propos assez durs (celui qui protège mal ses bitcoins s’attire un SFYL souvent un peu cru), j’ai aussi vu d’étranges délicatesses, que ce soit pour prêter à un entrepreneur aventureux ou pour aider un ami malade. Rien de tout ceci ne plaira jamais autant aux journaux qu’une bonne grosse arnaque (passât-elle par des comptes en banque) ou une bonne demande de rançon en bitcoin (fût-elle rédigée en style improbable).

Je sais bien, tout cela est marginal. Mais cela permet d’ouvrir les yeux sur certains aspects de ce qu’est le secret, l’anonymat, mais aussi la robustesse cryptographique qui en est le substrat technologique.

L’année qui s’achève a vu bien des affaires de « cagnottes ». On peut s’attendre à ce que les diverses caisses de secours en faveur des grévistes soient sinon interdites – comme le fut celle dite « du boxeur » avec la scandaleuse complicité de Leetchi – du moins publiquement dénoncées par le pouvoir en attendant la proposition de loi qui, immanquablement, demandera que l’on cesse de financer les « preneurs d’otages ». Ces cagnottes censurables sont en outre pathétiquement fragiles. La cagnotte du pompier (toujours du côté de chez Leetchi) s’est faite vider de façon ridiculement simple. A côté du slogan Buy Bitcoin, je suggère donc le slogan Give Bitcoin !

Bitcoin mérite d’être célébré en période de Noël. Nombre d’entrepreneurs, comme ceux de Digycode ou de Coin Plus proposent d’ailleurs des solutions pour en offrir à ses proches. Ce n’est pas plus aventureux, spéculatif ou moralement condamnable que d’offrir les billets de loteries vantés par une indécente publicité (Offrez-vous de belles Fêtes de Noël avec la FDJ, Jackpot Exceptionnel de 15M€ ! ). Avec Bitcoin, nul ne connaît encore le montant du Jackpot, mais chacun en aura sa part. Ce sera déjà plus égal qu’au Loto.

Derrière l’anonymat, règne parfois le crime, mais bien plus souvent une discrétion de bon ton. Nos Repas du Coin mettent coude à coude des gens qui ne possèdent aucun bitcoin (et parfois peu d’euros), d’autres qui n’ont comme trésor que quelques fractions de cryptos, d’autres enfin qui sont peut-être très riches parce qu’ils ont découvert Bitcoin fort tôt, et l’ont adopté sans barguigner. Chacun le sait. De la devise républicaine, nous n’avons peut-être que deux valeurs, la Liberté et la Fraternité. Dans le monde tel qu’il est, certains jours, cela paraît déjà énorme.

Jacques Favier

Jacques Favier est co-fondateur et Secrétaire du Cercle du Coin. Il anime les repas du Coin. Il est aussi l'un des co-fondateurs de Catenae, cabinet de conseil en intelligence stratégique des protocoles. Normalien et agrégé d'Histoire, après un court passage par la Banque, il a eu une longue expérience dans l'investissement. Intéressé par l'histoire de la monnaie, collectionneur d'instruments monétaires, financiers ou para-monétaires les plus divers, il aborde la révolution du bitcoin à la fois en investisseur et en historien. Il ne déteste pas les détours par la BD. Sur son propre blog La voie du Bitcoin il veut faire partager sa conviction que l'histoire permet d'enrichir notre questionnement sur les mutations présentes, avec leurs risques et leurs opportunités.