Bitcoin contre Etats – Une monnaie numérique de banque centrale : l’intérêt général, vraiment ?

Depuis l’avènement médiatique du libra, le stablecoin promu par Facebook, désormais renommé Diem, les banques centrales (BC) se sont réveillées. L’électrochoc induit par la volonté d’une société privée voulant concurrencer les systèmes monétaires a fait son effet. Outre quelques rares projets, mais non moins développés, la majorité des banques centrales de notre système bancaire international était jusqu’ici aux abonnés absents.

C’est pourquoi, très récemment, des institutions jusqu’alors indifférentes, voire réticentes, aux actifs numériques ont manifesté une vive mobilisation sur le sujet, tout abord avec la BCE (Banque centrale européenne) qui étudie actuellement un projet de création d’un euro-numérique. Dans ce contexte de démocratisation accélérée auprès des institutions de poids dans nos économies, l’émergence d’une MNBC (monnaie numérique de banque centrale) pourrait être une opportunité dantesque pour revoir le système des banques en question.

Ainsi, l’objectif de ma réflexion est, d’une part, d’exposer les défaillances dont témoigne aujourd’hui notre système bancaire et, d’autre part, d’envisager comment une monnaie numérique pourrait mieux œuvrer en faveur l’intérêt général que ne le fait de nos jours la monnaie centrale.

Les failles du système des banques centrales

Avant de traiter des défaillances internes des politiques monétaires conduites par les banques centrales, il est indispensable de se familiariser avec leur fonctionnement. Pour ce faire, nous devons consacrer une partie de nos explications, tant aux banques centrales que commerciales qui, en commun, forment le système bancaire.

Le fonctionnement du système bancaire international

Tout d’abord, une banque centrale d’un pays ou d’une région (comme la BCE pour la zone euro) est considérée comme la banque des banques. Traditionnellement, son rôle est défini par un mandat et toutes se veulent indépendantes. Celui de la BCE est de maintenir une inflation autour des 2 %. Par ailleurs, étant au sommet de la hiérarchie « bancaire », elle est le prêteur en dernier ressort. Lors de la faillite d’une banque commerciale ou d’un État, c’est elle qui envoie les canaux de billets… (pardon) de sauvetage.

Contrairement à la croyance populaire, les banques commerciales détiennent, elles aussi, un pouvoir de création monétaire ex nihilo. Elle fabrique notamment de la monnaie lorsqu’elle accorde un crédit ou encore lorsqu’elle achète un actif. On observe d’ailleurs que cette création est systématiquement accompagnée d’une contrepartie. C’est pourquoi on signale souvent que cette émission correspond à de la monétisation d’actifs. En revanche, à la différence des banques centrales, ce pouvoir est limité.

Les défaillances des instruments de la banque centrale

Je pourrais longuement étayer les défauts du fonctionnement actuel de nos banques centrales. Le premier est évidemment l’absence de démocratie. Je rappelle qu’il s’agit d’une autorité monétaire non élue, mais nominée. Mais là n’est pas le sujet de mon article. Du point de vue des actions qu’elle mène, la BCE (sur laquelle je m’appuierai essentiellement tout au long de l’article) ne parvient pas à répondre pleinement à l’intérêt général.

Pour illustrer mon propos, analysons les instruments que possède la BCE et les conséquences de leur mise en œuvre.

Les taux d’intérêt et le quantitative easing

De nos jours, 2 outils sont à la disposition des BC pour atteindre l’objectif inflationniste : le taux directeur et l’assouplissement quantitatif (ou quantitative easing).

Le taux directeur est le taux d’intérêt pratiqué par la banque centrale auprès des banques commerciales. Par conséquent, le taux des banques commerciales dépend directement du taux directeur. En effet, il sera nécessairement plus élevé afin qu’elles puissent se rémunérer. Couramment, on désigne les taux d’intérêt comme le « prix » de la monnaie, voire le coût du crédit. En l’état actuel de nos économies, les taux d’intérêt sont extrêmement bas, s’ils n’atteignent pas déjà 0. Toutefois, ce niveau présente un risque. En plus d’être dépourvu de toute marge de manœuvre pour les abaisser de nouveau et augmenter la masse monétaire (bien que le sujet des taux négatifs se démocratise de plus en plus), la hausse pourrait avoir des effets désastreux. En l’occurrence, si les taux venaient à augmenter, le coût du crédit serait ré-enchéri. Cela pourrait amputer dangereusement la croissance économique en asséchant les investissements et la consommation.

Si vous souhaitez en savoir davantage sur le lien entre croissance économique et masse monétaire, je vous invite à lire mon article « Bitcoin est-il compatible avec l’idéologie de la croissance ? ».

Quant au quantitative easing (QE), il a récemment atteint des niveaux abyssaux (un programme de 1 850 milliards d’euros sur 15 mois). En raison de l’état de paralysie que connaissent les taux d’intérêt, la politique monétaire a déployé son champ d’action sur ce dernier. Le QE consiste à racheter des actifs financiers. Ces titres sont achetés sur les marchés financiers et peuvent créer de nombreuses dérives. L’assouplissement quantitatif a donc émergé en une solution alternative à la cristallisation des taux d’intérêt, mais ce nouvel instrument de politique monétaire ne pourrait avoir fait qu’augmenter les maux de la prochaine crise, comme l’illustre bien cette citation tirée de l’ouvrage « Une monnaie écologique » d’Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne :

« Il s’agit un peu de l’arroseur arrosé ou du pompier pyromane. À force d’inonder les marchés de liquidités pour conjurer le risque de crise, les banques centrales sont accusées de préparer la prochaine, en alimentant une hausse dangereuse du prix des actifs financiers. »

Par ailleurs, en plus d’alimenter gravement des bulles spéculatives, la monnaie issue des programmes de rachat n’est que peu réinjectée dans l’économie réelle. Bien souvent, les entreprises pratiquent un rachat d’actions ne bénéficiant qu’aux dividendes des actionnaires (par exemple, Apple). Au final, cela conduit à une augmentation constante du prix des actifs avec une logique de momentum.

En conclusion, il est important de pointer du doigt l’incapacité de chacun des instruments à allouer la masse monétaire dans des secteurs d’activité précis : là où se trouve les besoins, et non pas exclusivement sur les marchés. Parallèlement, une monnaie numérique par sa technologie de transfert peer to peer pourrait résoudre cette impuissance.

Une indépendance présumée, un mandat reproducteur d’inégalités

Notez que ce concept d’indépendance n’est apparu que très récemment. Aux États-Unis, la Fed ne l’est devenue qu’à partir de 1978, et la Banque de France en 93. Cette prétendue indépendance est instituée afin d’octroyer le pouvoir monétaire à une institution prémunie de toute collusion ou conflit d’intérêt. C’est une critique souvent faite par l’école du Public Choice regrettant que les gouvernants prennent des décisions de politique monétaire en faveur du portefeuille des citoyens dans un objectif d’être réélu.

De surcroît, cette indépendance repose sur un principe cher à l’UE : celui de la liberté de la concurrence, fondement des traités. La rendre indépendante et restreindre la possibilité de financer des Etats ou des entreprises stratégiques obéit à la doxa qui voudrait que toute aide puisse « fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions » (article 107, TFUE). Néanmoins, comme le soulignent très bien Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne, en pratiquant un tel comportement, la BCE peut être amenée à reproduire les structures et les défauts du marché, voire à les entretenir. De même la « neutralité du marché » souvent défendue est d’autant plus contestable qu’elle peut tout simplement amplifier les inégalités. Le rachat d’actifs financier pendant la crise du Covid-19 au détriment du financement d’hôpitaux ou autres besoins propres à l’économie réelle démontre clairement cette situation. En plus, les actifs financiers sont détenus par une tranche de la population possédant déjà un certain niveau de capital. Le prix Nobel d’économie, J.E. Stiglitz le décrit parfaitement dans son ouvrage « Peuple, pouvoir & profits », lorsqu’il dit que « 80% de la capitalisation boursière des sociétés cotées en Bourse est attribuable aux rentes ». Nous sommes donc dans un phénomène de reproduction où des mannes financières conséquentes sont immobilisées sur les marchés sans que le « ruissellement » ne se fasse jusqu’à l’économie. Encore une fois, se dresse devant nous l’anomalie de l’allocation monétaire.

C’est pourquoi, au vu du potentiel d’une monnaie numérique de banque centrale (MNBC), nous pourrions revoir leur mandat et réviser le fonctionnement de la politique monétaire en faveur d’un intérêt plus « général ».

Les intérêts d’un euro numérique au sens d’une banque centrale non indépendante

La remise en question de l’indépendance

L’avènement d’une telle monnaie numérique suppose, dans un premier temps, de revoir le caractère indépendant de la banque centrale. Son mandat doit être assorti d’objectifs pouvant se préciser. En effet, déverser des flots de liquidités par centaines de milliards ne sert pas le plus grand nombre. Au contraire, il y a une captation des flux que l’on nomme d’ailleurs « trous noirs monétaires ». En ce sens, je défends la réécriture de l’article 130 du TFUE. À l’instar de ce que proposent les auteurs d’« Une monnaie écologique », cette indépendance ne défend que le marché, pourfendeur d’inégalités.

Une transparence au prix de la corruption

Maintenant, intéressons-nous au rôle d’une monnaie numérique dans le système des banques centrales !

Revoir l’indépendance doit premièrement nous permettre d’allouer précisément des fonds dans des secteurs en besoin. En plus de bénéficier de la capacité du P2P, offrant des avantages drastiquement plus performants en termes de coût de transaction et de vitesse, l’objectif est d’en finir avec l’opacité. Les fonds de l’UE, qu’ils soient extérieurs ou non à la zone euro, témoignent d’une problématique très irritante. Certains fonds sont captés et non distribués véritablement aux individus qui leur sont destinés. Un exemple tristement célèbre est celui des subventions versées dans le cadre de la PAC. Globalement, bon nombre de fonds, bien que publics, restent opaques. Et bien qu’un contrôleur voudrait s’y atteler pour les vérifier, les circuits s’entremêlent. De ce fait, la transparence dont bénéficie la cryptomonnaie par son registre consultable par tous, la blockchain, pourrait être une formidable innovation – mais il faudrait encore en avoir la volonté politique.

La transparence pourrait également bénéficier à l’urgence climatique. Outre la difficulté de tracer minutieusement l’utilisation des diverses aides ou financements pour des projets à vocation écologique, une monnaie numérique résoudrait cette problématique, où tout fond serait traçable. Appuyons-nous sur le protocole de Kyoto de 1995 visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre ! Cet accord avait vu naître un marché carbone, où les États et entreprises pouvaient s’échanger, s’acheter des droits d’émission. Ce faisant, elles payaient le coût de leur empreinte écologique. Malheureusement, des cas de fraude sont apparus, rendant son efficacité nulle. Pour limiter les risques inhérents à ce genre de système, la transparence offerte par une monnaie pensée dans ce but pourrait faire la différence.

Finalement, sur le point de la transparence, le recours à une monnaie numérique nous aiderait à identifier les réseaux de financement obscurs, à l’image des révélations des FinCENFiles. Les dark pools et le shadow banking seraient complètement exposés. Plutôt que de mener une guerre ouverte à Bitcoin, combattu à mon sens pour la menace qu’il représente pour le système monétaire mondial, j’ajouterai que le traçage d’une monnaie numérique ne devrait concerner que les institutions ou les personnes morales.

La gestion des redistributions

De même, outre la transparence, les avantages techniques qu’offre la cryptomonnaie au travers du P2P permettraient la distribution de liquidités directement auprès des agents économiques, selon certaines conditions de revenu, voire de patrimoine. Qu’il s’agisse d’entreprises ou de ménages, l’argent financerait directement l’économie réelle. En plus des perspectives de relance possibles en cas de crise, ce pourrait être un formidable moyen de réduire les inégalités de revenus… ou du moins de ne pas les accroître par l’achat exclusif d’actifs financiers.

Certains d’entre vous auront d’ailleurs identifié que ma suggestion n’est pas disruptive, elle reproduit le modèle de l’helicopter money. À l’opposé de la doxa en vigueur, cette mesure avait été implantée en 2008 en Australie, lui permettant d’éviter la récession.

Notons enfin que la banque centrale ne dispose pas d’un répertoire des comptes bancaires de la zone euro qui lui permettrait actuellement de faire une telle opération. Les banques commerciales sont le tiers de confiance qui s’interpose entre elle et les agents économiques. De ce fait, ce nouveau système implique la suppression d’intermédiaires pour certaines opérations politiques monétaires.

Cette conception peut paraître utopique, mais Bitcoin est, lui-même, dès sa naissance, une utopie pour les cypherpunks ! Pourtant, il a eu lieu. Ma description de la situation actuelle doit nous engager à prendre un virage immédiat : un tournant vers le bien commun, une réduction des inégalités. Une monnaie numérique au service de la puissance collective serait, pour les raisons que j’ai citées, souhaitable.

Par bien commun, j’entends une monnaie qui créerait des conditions à un fonctionnement monétaire de la volonté générale, concept tiré du contrat social de Rousseau. Il s’agira donc d’une monnaie non exclusive, mais rivale, dans le sens où tout le monde pourra se conformer à son utilisation. Néanmoins, si des individus ne s’y attèlent pas, sa valeur décroîtra pour nous tous. Nous pouvons reporter cette philosophie à la nature de Bitcoin. La sécurité qu’il incarne est permise par la multitude de mineurs qui, eux-mêmes, sont convaincus de la valeur de l’or numérique et continuent à investir pour le miner. A contrario, leur retrait pourrait provoquer l’effondrement de sa sécurité et aussi de son opérabilité.

Valentin Rousseau

Valentin Rousseau étudiant en école de commerce, je suis passionné depuis 2016 par l’univers des actifs numériques, j’ai aussi une réelle appétence pour l’économie. Et en ce sens, je souhaite faire converger mes compétences dans ces domaines respectifs afin de promouvoir la pertinence du rôle des actifs numériques dans une économie future.