Après les altcoins centrés sur l'anonymat, passons maintenant à une autre catégorie de cryptomonnaies encore largement incomprise par le grand public : les memecoins. Pourquoi acheter ces étranges cryptomonnaies aux logos plus ridicules les uns que les autres ? Quelle est leur histoire ? Comment expliquer leur succès ? Partons à la découverte de ce secteur fascinant de l'écosystème crypto.
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Table des matières
Les sous-cultures d’Internet
Dès l'apparition d'Internet, de nombreuses sous-cultures ont émergé. La possibilité d'échanger avec des individus du monde entier a permis à de nombreux groupes peu conventionnels d'apparaître, soudés par leurs étranges passions, pour le meilleur et pour le pire.
Les forums et leur identité
Sur Internet, chaque communauté, chaque groupe, chaque sous-culture, aussi marginale soit-elle, a ses forums. L’arrivée d’un réseau de communication mondial fut une vraie révolution, qui a permis de fédérer des individus qui n’auraient jamais pu échanger auparavant. Ainsi, les premières applications qui virent le jour sur le réseau concernaient la messagerie, qu’il s’agisse de l’email, des chats ou des forums.
Ce fut une bouffée d’oxygène pour ceux qui vivaient en marge de la société, de par leurs passions ou leurs opinions peu communes. Chaque sous-culture pouvait enfin avoir un lieu d’échange, où les individus s’expriment sans se soucier du regard d’autrui. À la fin des années 90, on voit exploser les canaux IRC (Internet Relay Chat), le protocole de communication textuel qui vit apparaître les premiers groupes de discussions et les ancêtres des forums d’aujourd’hui.
Désormais, il existe une quantité infinie de forums dédiés à tout, et parfois à n'importe quoi. De gros mastodontes comme Reddit ou 4Chan ont permis aux geeks et aux weirdos en tout genre d’échanger autour de leurs passions les plus étranges.
L'une de ses sous-cultures a fini par s'échapper des forums reclus pour devenir mainstream : celle des mèmes.
L’arrivée des mèmes
Les mèmes sont ces images, souvent assorties de mots, qui disent peu mais suggèrent beaucoup. Ce sont des éléments culturels, facilement reconnaissables, massivement repris, détournés et déclinés, qui permettent à un ensemble d'individus de se regrouper autour d’un concept ou d’une idée. Cela passe le plus souvent par la parodie et l’humour.
Les mèmes font désormais partie intégrante de l’inconscient collectif sur Internet. N’importe quel internaute a déjà reçu de la part d’un de ses amis une de ces images bien connues, utilisée à des fins de parodie, d’ironie, de critique, ou encore comme signe d’appartenance à une communauté.
Les mèmes ne sont que de simples fichiers image, mais pour beaucoup, ils ont une grande valeur. Tout d’abord leur valeur originelle, que lui a conférée la première personne à avoir détourné une image bien connue. Les mèmes ont cependant aussi une valeur d’usage, au fur et à mesure qu'ils se diffusent, sont adoptés et repris par leurs fans. Une valeur bien subjective, et pourtant… Certains créateurs d’altcoins ont réussi à la monétiser.
Dogecoin, le roi des memecoins
Dans la famille des memecoins, introduisons tout d’abord le plus célèbre d’entre eux : le Dogecoin (DOGE). Cet altcoin, qui n’était qu’une simple blague expérimentale au départ, est désormais dans le top 10 des cryptomonnaies les plus capitalisées du marché.
Le mème du Shiba Inu
Jackson Palmer est un analyste en marketing travaillant chez Adobe. Il y a occupé différents postes et est actuellement directeur senior en gestion de produit. En 2013, alors qu’il travaille à l’adoption de Creative Clouds, il a une idée saugrenue.
Les mèmes déferlent sur le web, et il trouve amusant d’acheter un nom de domaine, dogecoin.com, pour créer un site Internet dédié à un mème bien connu : le célèbre Shiba Inu. Il est tiré d’une photographie de l’enseignante de maternelle japonaise Atsuko Sato. Cette dernière souhaitait alerter sur la cause animale, et plus précisément sur les usines à chiots. Elle a donc partagé sur son blog la photo de cette chienne mignonne, appelée Kabuso, qu’elle adoptera par la suite.
La chienne devient un mème en 2010 sur Reddit. Tout le monde reprend la photo, en y ajoutant une phrase humoristique en police Comic Sans MS. Le Tumblr “Shiba confessions” popularise le mème en 2012 et il se diffuse partout sur Internet. Le site BuzzFeed parle du phénomène en septembre de la même année. Très vite, le Shiba devient une figure incontournable d’Internet.
Son portrait à jamais enregistré dans les entrailles du net, Kabosu a fini par nous quitter le 24 mars 2024, à l'âge vénérable de 18 ans. Si le modèle original n'est plus parmi nous, le mème, lui, reste bien vivant.
La satire des cryptomonnaies
Fin 2013, Palmer est amusé par l’engouement autour du mème et le battage qui s'ensuit sur Internet. Un développeur de chez IBM, Billy Markus, tombe sur son site par hasard, et le contacte. Il a l’idée de créer un altcoin autour du mème, pour pousser la blague un peu plus loin. Le concept du Dogecoin est alors de se moquer de Bitcoin et des cryptomonnaies dans leur ensemble.
L’origine du mot « doge » n’est pas très claire. L’utilisation erronée du terme à la place du mot « dog » aurait fait son apparition dans un épisode du dessin animé Homestar Runner en 2005. Le mot se serait répandu dans l’univers des mèmes sur Internet en 2010.
Les deux comparses décident alors de reprendre les deux mèmes pour donner une identité à leur altcoin. Markus cherche ensuite un altcoin déjà existant pour s’en inspirer. Il tombe sur le Luckycoin, qui est lui-même une version modifiée (un fork) de Litecoin. Le Luckycoin est un altcoin basé sur la preuve de travail comme Bitcoin, mais qui distribue une récompense aléatoire aux mineurs, d’où son nom.
Bien que le concept amuse Markus, il décide de définir une récompense fixe. Comme sur Litecoin, l’algorithme de minage utilisé est le Scrypt. C’est un système qui n’avantage pas les mineurs possédant des équipements spécialisés (les ASIC ou les FPGA). Ainsi, chacun pourra miner le memecoin avec sa carte graphique. Le Dogecoin est lancé le 6 décembre 2013.
L'adoption communautaire
À l’origine, la quantité totale de DOGE devait être plafonnée. Cependant, Markus décide de supprimer ce cap et d’en faire une cryptomonnaie inflationniste. Lors du listing sur les marchés, le DOGE s’échange pour un prix de 0,00026 $.
Le 19 décembre 2013, son cours s’envole, et le prix du DOGE quadruple en trois jours. Malheureusement pour le petit chien, la Chine décide au même moment d’interdire à ses banques d’investir dans les cryptomonnaies. Son cours plonge alors de près de 80 %.
Un autre événement malencontreux survient le 25 décembre : le portefeuille en ligne Dogewallet est piraté. Le hacker dérobe 20 millions de DOGE, ce qui représente l’équivalent de 12 000 dollars. Le fait divers est diffusé sur Twitter, et tout le monde se met à parler du dogecoin ! Il devient l’altcoin le plus mentionné. La communauté Doge organise alors une cagnotte pour rembourser les investisseurs lésés. En un mois, les sommes récoltées permettent de couvrir les pertes. Une forte solidarité se crée ainsi entre les aficionados du memecoin.
Le côté fun et bienveillant de la communauté se confirme peu à peu. En 2014, elle organise une collecte de fonds pour financer l’équipe jamaïcaine de bobsleigh, qui n’avait pas les moyens de se rendre à Sochi pour les Jeux olympiques. La Fondation Dogecoin fait de même pour le lugeur indien Shiva Keshavan. La même année, elle finance la construction d’un puits au Kenya, d’une valeur de 40 millions de dogecoins (30 000 dollars). La communauté finance également le pilote de Nascar Josh Wise, qui porte le logo du Shiba sur son casque.
L’explosion du cours
C’est en avril 2015 que Jackson Palmer annonce son retrait de la communauté des cryptomonnaies. Il resta sur sa position négative vis-à-vis de l’écosystème, et continua à critiquer les technologies sous-jacentes. Pourtant, le même mois, la capitalisation du DOGE atteint 3,5 millions de dollars. En janvier 2018, elle passe à 2 milliards de dollars. En 2021, le DOGE explose et dépasse les 50 cents : cela représente une augmentation de 200 000 % en un an !
C’est en janvier 2021 qu’Elon Musk commence à tweeter au sujet de Dogecoin. L’entrepreneur facétieux a enfin trouvé sa cryptomonnaie préférée. Le mythe entourant ce memecoin, sa communauté active faisant preuve d’autodérision, ont sans aucun doute attiré son âme de troll d’Internet milliardaire. Ceci dit, le dogecoin reste la cryptomonnaie la plus rentable à miner. Son réseau bénéficie d’un bon niveau de décentralisation, et sa technologie, dérivée de celle de Bitcoin, présente un bon niveau de sécurité. Elon Musk annonce même la première mission spatiale financée en cryptomonnaie : la fusée DOGE-1.
Durant cette période très haussière pour les altcoins, le doge atteint un ATH (« all-time high ») à 0,731578 $. Il corrige fortement l’année suivante, et chute à hauteur de 0,05 $. À l'heure de l'écriture de ces lignes, le DOGE flirte avec la barre des 0,015 $. Beaucoup rêvent encore de le voir atteindre le dollar symbolique.
Malgré les montagnes russes qu’a connu le cours du DOGE, il est l’un des altcoins les plus vieux en existence, et le retour sur investissement qu'ont réalisé les premiers entrants est colossal.
Une blague devenue sérieuse
Jackson Palmer aura dénigré les cryptomonnaies tout au long de son implication dans le secteur. Il prétend n’avoir jamais investi son propre argent pour acheter le memecoin de sa création. Il a vivement critiqué Elon Musk, disant entre autres : « il est très fort quand il s’agit de prétendre qu’il sait ». Ou bien « je pense que l’égo compte plus pour lui que l’argent ».
Palmer déclara que Dogecoin fut lancé comme une grosse blague et restera une blague. Il indiqua souhaiter « la mort des cryptos » car « les gens font de l’argent à partir de rien ». Voici un petit florilège de ses citations :
« L'industrie s'appuie sur des relations commerciales douteuses, des influenceurs achetés et des médias payants, pour promouvoir la mentalité de devenir riche rapidement, qui s'attaque aux individus vulnérables et naïfs. »
« Les cryptomonnaies sont presque spécialement conçues pour rendre l’entonnoir du profit plus efficace pour ceux qui sont au sommet, et dangereux pour les plus vulnérables. »
« Les cryptomonnaies, c'est prendre les pires aspects du système capitaliste actuel (par exemple la corruption, la fraude, les inégalités) et utiliser un logiciel pour limiter techniquement le recours aux interventions (par exemple les audits, la réglementation, la fiscalité) qui servent de protections ou de filets de sécurité pour le citoyen lambda. »
« Tu as perdu le mot de passe de ton compte épargne ? C’est de ta faute. Tu es victime d'une arnaque ? C’est de ta faute. Des milliardaires manipulent les marchés ? Ce sont des génies. »
« Les nouvelles technologies peuvent rendre le monde meilleur, mais pas lorsqu’elles sont découplées de leurs conséquences politiques ou sociétales inhérentes. »
Quelques citations célèbres de Jackson Palmer au sujet des cryptomonnaies
Pepe the Frog, le mème ultime
Pepe the Frog (Pepe la grenouille) est un personnage du webcomic (BD Internet) « Boy’s Club » du dessinateur Matt Furie. Dans la bande dessinée, on voit Pepe uriner fièrement avec son pantalon baissé aux chevilles. Son slogan « feels good, man ! » (« c’est trop bon, mec ») amuse beaucoup de monde.
Le crapaud vert aux yeux globuleux devient un mème incontournable lorsque de nombreux internautes le popularisent en 2008. Ce sont les utilisateurs des forums les plus controversés qui propulsent Pepe au rang d’icône. Ainsi, Pepe fait son apparition sur MySpace et Gaia Online, mais ce sont les trolls de 4Chan et Tumblr qui en font l’un des mèmes les plus populaires d’Internet en 2015.
Ce personnage devient polémique en 2016, car l'alt-right américaine en fait une star de ses nombreux mèmes. L’Anti-Defamation League l’inclut même dans ses « symboles de haine ». Bien que le personnage de Matt Furie soit apolitique à la base, il sera repris par de nombreux mouvements militants. En 2019-2020, les manifestants hong-kongais en font l’un de leurs symboles.
Les Rare Pepes, entre memecoins et NFT
En 2015, parmi les mèmes Pepe, un sous-ensemble se distingue : les Rare Pepes. Ils sont floqués de filigranes comme « RARE PEPE DO NOT SAVE » (« Rare Pepe, ne sauvegardez pas »). Cela sous-entend que ces mèmes ne sont pas connus du grand public, et que leur auteur souhaite en faire des œuvres d’art à part entière.
L’année suivante, les jetons non-fongibles (NFT) font leur apparition sur le réseau Bitcoin, via le protocole de couche secondaire Counterparty. Un NFT est une catégorie d’altcoins où chaque jeton est unique, et identifié sur la blockchain par un numéro de série (un Chapitre entier de cette Encyclopédie est dédié à ce sujet). Ainsi, quiconque a la propriété du NFT possède un artefact numérique exceptionnel. Cette innovation est donc parfaite pour authentifier les Rare Pepes, et en faire des mèmes uniques en leur genre.
Les premiers Rare Pepes sont minés en septembre 2016. Ce sont parmi les premiers NFT à faire leur apparition, bien avant les Cryptopunks sur Ethereum. Le concept d’objet de collection numérique est alors une petite révolution. Une communauté se forme immédiatement, et plusieurs places de marchés s'établissent, véritables salles de vente aux enchères numériques. Le marché crypto de l’art numérique naît donc avec les Rare Pepes. Aujourd’hui, il existe des centaines de plateformes, la plus fréquentée étant OpenSea.
Le 13 janvier 2018, une vente aux enchères physique se tient à New-York. Des rare Pepes numériques sont vendus sous l’égide du commissaire priseur, et sous le regard de représentants du Metropolitan Museum of Art, du Museum of Modern Art et du Sotheby's Institute of Art. Un Rare Pepe reprenant le personnage d’Homer Simpson est vendu 38 500 $. Son acquéreur le revendra trois ans plus tard pour la modique somme de… 312 000 $ !
L’économie des mèmes
En 2024, les Rare Pepes restent des artefacts numériques très prisés. Ils bénéficient de toute une suite d'outils pour les visualiser, les échanger et les négocier :
- Le Rare Pepe Wallet est un portefeuille en ligne dédié aux Rare Pepes. Il est chiffré, développé via Counterparty, et donc sécurisé par le réseau Bitcoin ;
- Un altcoin spécifique permet de négocier les Rare Pepes : le PEPECASH ;
- Le Rare Pepe Directory est le catalogue répertoriant tous les Rare Pepes.
C’est une véritable économie des mèmes qui s’est développée à la suite de l’apparition des Rare Pepes. L’écosystème regroupe des artistes, des amoureux de l’art numérique, des collectionneurs et bien sûr des investisseurs et des spéculateurs. Les artistes peuvent créer leurs Rare Pepes, choisir le nombre de pièces que comporte leur collection, et les vendre en échange de PEPECASH.
En 2023, un nouveau memecoin baptisé PEPE (sans lien avec les créateurs des Rare Pepes mais basé sur l'image de Pepe the Frog) a fait son apparition. En quelques semaines, ce jeton ERC-20 construit sur Ethereum a atteint des sommets en devenant l'un des memecoins les plus prisés. À l'heure de l'écriture de ces lignes, sa capitalisation dépasse les 4 milliards de dollars, ce qui le place dans le top 30 des plus importantes capitalisations crypto !
Le Shiba Inu, l'autre memecoin de chien
Devenu incontournable dans l'univers des cryptomonnaies, le célèbre chien japonais à l'origine du Dogecoin a donné des idées à certains. En 2020, un anonyme, Ryoshi, créé un nouveau memecoin : le Shiba Inu Token (SHIB). Tout comme pour son grand frère le DOGE, son cours est hautement volatil et imprévisible.
Sur les réseaux sociaux, le SHIB bénéficie rapidement de la sympathie d'une communauté grandissante ainsi que d’Elon Musk. Son cours s’envole, augmentant de 4 000 % en trois mois.
La ShibArmy
Tout comme le DOGE, il est adopté par toute une communauté de traders particuliers, sans peurs et sans reproches. Ces derniers se baptisent eux-mêmes la SHIBArmy. Leur mot d'ordre : une communauté spontanée et décentralisée regroupée autour de son jeton emblématique. Ils arguent que le SHIB, émis sur Ethereum, répond à leur exigence de décentralisation.
Cependant, l'engouement autour du jeton a fortement chuté durant le marché baissier de 2021-2022. Il en fut de même pour le cours du SHIB. De plus, difficile pour les traders de memecoins de s'y retrouver entre les chiens, les pingouins et les singes... L'argent va généralement d'une mode à l'autre, d'un chien à un autre. Cependant, le SHIB reste l'un des memecoins les plus solides, en 15ème position en termes de capitalisation de marché à l'heure de l'écriture de ces lignes (11 milliards de dollars en octobre 2024).
Contrairement à la plupart des memecoins, le Shiba Inu Token bénéficie d'un écosystème en développement. Par exemple, ShibaSwap est une plateforme d'échange décentralisée native à l'écosystème Shiba Inu et similaire dans son utilisation à Uniswap. Comme quoi, la blague peut parfois devenir sérieuse !
La réaction de Vitalik Buterin
Lors de la création du SHIB, Ryoshi a fait don de 505 billions de SHIB à Vitalik Buterin. Il s’agit probablement d’un hommage au fondateur d’Ethereum. Cependant, ce dernier a toujours eu une posture circonspecte autour de la folie spéculative entourant les jetons ERC-20. Sa méfiance est encore plus grande à l'égard des memecoins. Il encourage régulièrement les investisseurs à faire preuve de prudence, et à soutenir plutôt des projets sérieux.
Ainsi, lorsque le cours du SHIB explose, il annonce tout d’abord faire don de 10 % de ses SHIB à un organisme caritatif. Les jetons, représentant environ 1,2 milliards de dollars à l’époque, sont envoyés à l’India Covid Crypto Relief Fund. Il décide ensuite de brûler tous les jetons restants. Il achète un ordinateur portable spécialement pour l’opération. Ce sont l’équivalent de 7 milliards de dollars de memecoins qui partent en fumée au cours de cette opération.
L’affaire Gamestop
Bien que l’affaire Gamestop ne soit pas liée directement aux memecoins, elle peut nous éclairer pour comprendre d’où provient l’engouement autour de ces derniers. Mêlant finance, culture du trolling et des mèmes, elle est très représentative des communautés rebelles et des sous-cultures d’Internet.
L’action Gamestop et les hedge funds
GameStop est une chaîne de magasins américaine dédiée à la vente physique de consoles et de jeux vidéo. En 2021, l’entreprise est dans une situation critique. Les mois de confinement, tout comme la concurrence des distributeurs en ligne, ont drastiquement fait chuter ses revenus. Le prix de son action est en chute libre, et les analystes financiers annoncent sa mort prochaine. De nombreux investisseurs institutionnels commencent alors à vendre l’action GameStop (GME) à découvert (short selling). En d’autres termes, ils parient à la baisse sur le cours de l’action, et ce pour des montants colossaux.
Ainsi, le 22 janvier 2021, les shorts représentent 140 % de la capitalisation boursière de GameStop disponible sur les marchés publics.
L’arrivée de WallStreetBets
WallStreetBets est une section du réseau social Reddit dédiée aux meme stocks (les actions spéculatives et volatiles, populaires parmi les petits investisseurs grâce aux réseaux sociaux) et aux traders dégénérés.
Cette communauté regroupe des milliers d’investisseurs particuliers, qui échangent leurs stratégies risquées. Elle a ses propres codes, ses propres mèmes, et sa propre culture. Ses membres se moquent des bons pères de famille américains et de leur aversion au risque, et méprisent les tout-puissants hedges funds.
Certains traders s'aperçoivent alors de la quantité phénoménale de positions short sur le GME. Ils jugent l’action sous-évaluée, et commencent à conspirer pour en tirer profit. Il s’agit d’organiser un short squeeze : acheter l’action pour faire grimper son prix, et forcer les vendeurs à découvert à capituler et racheter l’action pour couvrir leurs pertes.
L’action collective des redditeurs
Si l’idée de faire du profit grâce à l’action GME est une motivation, la communauté souhaite aussi punir les géants de la finance. Un utilisateur du forum deviendra célèbre pour avoir initié le mouvement.
Connu sous les pseudonymes « DeepFuckingValue » et « Roaring Kitty », il possède également une chaîne Youtube et un compte Twitter. Il s’intéresse à GameStop depuis 2019, ayant investi 53 000 dollars dans des options sur le GME, jugeant l’action sous-évaluée. Peu à peu, de nombreux traders amateurs se mettent à acheter du GME, via des plateformes comme RobinHood.
Ils postent leurs mèmes sur le forum, au fur et à mesure que le cours monte. Ils se moquent notamment du mastodonte financier Melvin Capital, empêtré dans une position short à hauteur de plusieurs milliards. L’utilisateur Stonksflyingup poste une vidéo tirée de la série Chernobyl pour illustrer ce qu’il risque d’arriver au hedge fund.
En quelques semaines, des dizaines de milliers de traders amateurs à travers le monde ont vent du short squeeze qui se prépare. Le 26 janvier 2021, le subreddit r/wallstreetbets enregistre 73 millions de pages vues, le record de Reddit. Le cours de l’action GameStop passe de 145,60 $ à 345 $. Le 28 janvier, elle culmine à 469,42 $. Des milliards de positions short sont liquidées.
Le 29 janvier, la communauté se renforce de 1,5 million de membres en une nuit. Le subreddit comporte désormais 6 millions de membres. Les modérateurs de Reddit et de Discord ferment temporairement les forums. Leur excuse ? « Contenu discriminatoire et incitant à la haine ».
La chute de Melvin Capital et la victoire de WSB
Après une hausse d’environ 1700 % du cours de GameStop suite à l’action collective de WallStreetBets, de nombreux fonds d’investissements se retrouvent dans une situation désastreuse. On estime les pertes enregistrées par les vendeurs à découvert d'environ 23,6 milliards de dollars.
Melvin Capital, en quelques jours, perd 30 % des 12,5 milliards qu’il avait investi dans des ventes à découvert. Les membres de WallStreetBets fêtent leur victoire en encaissant des gains faramineux. De nombreux posts et mèmes déferlent sur les réseaux sociaux. Certains prétendent que Melvin Capital est désormais en défaut de paiement. L’information est démentie par le porte-parole du fonds.
La réaction de la finance traditionnelle
Bien que Melvin Capital ne soit pas en faillite, le hedge fund est bel et bien au bord de l’explosion. Il n’est pas le seul à souffrir, et plusieurs plateformes et applications de trading décident d’interdire l’achat de l’action.
Bien évidemment, cela déclenche une vague de colère chez WallStreetBets, et les réseaux sociaux s’enflamment. Des millions de traders indépendants accusent alors RobinHood de protéger les riches hedge funds, et de manipuler le marché.
La Maison blanche annonce que l’administration Biden lance des investigations. Les régulateurs financiers se réunissent pour comprendre comment ce short squeeze massif a pu survenir.
En parallèle, de nombreux utilisateurs organisent des recours collectifs contre plusieurs plateformes. Le 2 février 2021, Robinhood fait face à 34 plaintes différentes. Finalement, en janvier 2022, une cour fédérale déclare les plaintes sans suite. De potentielles restrictions sur le trading d’un actif sont en effet présentes dans les conditions d’utilisation de la plateforme. De même, le juge réfute les accusations de collusion entre Citadel, Robinhood et plusieurs brokers affectés par le short squeeze.
La naissance d’une contre-culture
Cette affaire incroyable, où une armée de petits traders amateurs arrive à gagner des milliards sur le dos des géants de la finance, donne naissance à une véritable contre-culture financière. Adieu les hedge funds de Papa, bonjour au trading dégénéré sur des applications grand public ! L’affaire GameStop symbolise l’alliance de millions de petits David contre les Goliath de la finance.
Dans le sillon du short squeeze du GME, de nombreux titres vendus à découvert voient leur cours exploser. Par exemple, en Malaisie, les membres de WallStreetBets font augmenter de 15 % le titre de Top Glove, un fabricant de gants en latex. Suite à l’autorisation de la vente à découvert dans le pays l’année précédente, plusieurs entreprises se trouvaient dévaluées. Les ventes à découvert des investisseurs institutionnels dans ce secteur sont contrecarrées par les membres de WallStreetBets. C’est le cas, par exemple, de Supermax et d'Hartelaga.
Dans les semaines qui suivent, le cours du bitcoin grimpe. Elon Musk, qui n’est pas un grand fan de la vente à découvert et compte également de nombreux ennemis chez les Léviathans financiers, jette son dévolu sur le dogecoin, le memecoin en chef. Là encore, de nombreux mèmes fleurissent sur les réseaux sociaux. Les membres de WallStreetBets annoncent alors vouloir faire du dogecoin le nouveau GME. Sous la divine protection de leur troll en chef, Elon, ils participent à la hausse de 800 % du cours du DOGE.
Le retour de Gamestop en 2024
Après trois ans d'absence, notre ami Roaring Kitty, initiateur de cet incroyable mouvement de contestation financière contre l'ordre établi, a fait son retour sur Twitter. Immédiatement, l'action Gamestop fut à nouveau propulsée à des sommets. En 48 heures, son cours augmente de 154 %. Plusieurs plateformes décident à nouveau de stopper le trading du GME. Il va sans dire que plusieurs fonds institutionnels se sont repositionnés « short » sur cette dernière. Sur le réseau Solana, un memecoin portant judicieusement le même ticker explose de 3 000 %.
Les grands financiers américains sont fortement agacés de la spéculation autour des memestocks et des memecoins. Ils y voient un signe de la bêtise collective. En réalité, cet engouement montre la puissance de la valeur sociale des mèmes. Un mouvement est né, résolument capitaliste, libéral et anti-finance traditionnelle.
Les memecoins et l’art du trolling financier
L’histoire des memecoins et l’affaire GameStop correspondent donc à une nouvelle forme d’expression que l’on pourrait qualifier de trolling financier. Il s’agit de s’allier entre investisseurs particuliers, débridés (dégénérés comme ils se qualifient souvent eux-mêmes) autour d’une cause commune. Le sentiment d'appartenance à un mouvement y est très fort.
Les motivations idéologiques
L’idéologie des degen traders est très libérale. Le marché doit être libre, et la manipulation de marché autorisée pour tous. Si des entités financières puissantes peuvent peser sur le cours d’un titre financier, alors le peuple doit pouvoir faire de même. À travers leur coordination, ils peuvent ainsi contrecarrer les actions de ces institutions jugées néfastes.
La création et l'usage des memecoins représentent ainsi une forme de rébellion contre l'idée que la finance doit être sérieuse ou contrôlée par des élites. En prenant des aspects humoristiques et décalés, les memecoins sont l'incarnation la plus pure de cette idéologie.
Les motivations financières
Bien entendu, les motivations derrière le succès de ces actifs numériques sont aussi financières. Les montagnes russes des cours des memestocks et des memecoins ne font pas peur à leurs adeptes. Il s’agit d’un jeu de la patate chaude, où il faut savoir vendre (dump) au top d’une bulle spéculative. Les schémas de pump and dump tant décriés par les régulateurs financiers sont pour eux une activité financière parfaitement libre et légitime. Chacun fait ce qu’il veut de son argent, peu importe qu'il s'agisse d'investir sur des NFT, des penny stocks ou des memecoins !
Les récits de gains spectaculaires et rapides jouent aussi un rôle primordial dans la façon dont ces communautés se construisent. La recherche du « coup de chance » alimente un désir d'opportunisme tout en étant une critique des marchés financiers plus établis où les gains peuvent sembler réservés à ceux qui possèdent des connaissances ou des capitaux importants.
Les memecoins et la subjectivité de la valeur
Nous ne pouvons pas aborder les memecoins sans évoquer une notion qui s’y applique particulièrement bien : la conception subjective de la valeur. Le fait qu'un actif puisse acquérir de la valeur simplement parce qu'il est drôle ou absurde reflète une certaine ironie par rapport à l'idée que la valeur économique doit être basée sur quelque chose de tangible ou de rationnel.
Le diamant dans le désert
Ce paradoxe économique nous vient d’Adam Smith, qui se penche tout d’abord sur l’utilité du bien pour théoriser sa valeur. Cependant, il se confronte à l’observation suivante : pour l’être humain, l’eau est plus qu’utile, elle est vitale. Le diamant, quant à lui, peut être échangé partout dans le monde, contre une grande quantité de marchandises.
Imaginons maintenant un pèlerin traversant le désert, assoiffé depuis deux jours. Un litre d’eau aura pour lui une valeur incommensurable, tandis qu’un diamant ne lui sera d’aucune utilité ! Il échangera donc volontiers son diamant contre une outre d’eau, et le voyageur à cheval qui s’empressera d’échanger son eau pourra échanger à son tour le diamant contre une vie confortable, pour lui et sa famille, dans la grande cité la plus proche…
Ainsi, valeur d’usage et valeur d’échange ne sont pas la même chose.
La conception subjective de la valeur
La valeur est donc complexe à appréhender, particulièrement d'un point de vue monétaire à une époque où la dette exponentielle fourvoie sa perception. Dès le 18ème siècle, les économistes s’écharpent pour définir sa nature ou ses causes. Du côté de l’école classique, Adam Smith propose la valeur-travail : la valeur d'un bien correspond à la quantité de travail qui a été requise pour le fabriquer.
Les différentes théories de la valeur classique, comme celle d'Adam Smith, sont fermement réfutées par les penseurs de l’école marginaliste, comme William Jevons. La valeur doit selon eux être analysée à l’aune de l’utilité marginale du bien. Karl Marx introduira la notion de « valeur ajoutée » : la valeur provenant des opérations de conception et de transformation du bien.
Cependant, toutes ces théories ne résolvent pas le paradoxe du diamant dans le désert. Le verre d’eau, ne nécessitant aucune transformation ou pré-conception, aura toujours plus de valeur que le diamant brut ou la pépite d’or aux yeux du pèlerin déshydraté.
C’est ainsi que les économistes de l’école autrichienne d'économie introduisent la conception subjective de la valeur, qui reconnaît qu'un objet peut répondre aux besoins d'un individu et non d'un autre : « pour avoir de la valeur, un objet doit être utile et rare ».
Ces conditions cumulatives à la valeur, la rareté et l’utilité, expliquent ainsi grandement pourquoi certains ne voient en les cryptomonnaies qu’une farce, et pourquoi d’autres ont investi des millions de dollars dans des memecoins aux logos peu sérieux.
À ce titre, les memecoins questionnent implicitement ces concepts de valeur souvent associés à la finance traditionnelle, où les actifs sont supposés avoir une utilité ou une fonction intrinsèque. Influencés par la puissance de la culture populaire, les memecoins ont une valeur d'usage communautaire forte. Quant à leur valeur d'échange, elle est déterminée par la loi de l'offre et de la demande.
Les memecoins en 2024
Un succès synonyme de rejet
En octobre 2024, la capitalisation de marché totale des memecoins représente près de 60 milliards de dollars. La spéculation bat son plein et en l'absence de croissance réelle du marché des altcoins « sérieux », les investisseurs avides de sensations se ruent sur les memecoins, comme l'explique parfaitement l'investisseur et influenceur Murad.
Au-delà d'être le symbole de l'expression d'une contre-culture d'Internet et d'une aversion pour les systèmes financiers traditionnels, les memecoins sont aujourd'hui le moyen de manifester le rejet de certaines pratiques opérées au sein même du secteur crypto.
En effet, beaucoup reprochent aujourd'hui à la plupart des altcoins d'être financés par des fonds qui captent le plus gros de la valeur avant même le lancement officiel du jeton. On compte aujourd'hui des dizaines de milliers de projets dont l'évolution s'avère au fil du temps décevante. Beaucoup de ces projets sont associés à des jetons au caractère inflationniste, ce qui a un impact certain sur l'évolution future de leurs cours.
Avec les memecoins, les spéculateurs cherchent des alternatives plus honnêtes dont l'unique promesse est la blague qu'elles représentent. Ces jetons sont plus facilement compris par les nouveaux investisseurs qui y voient un gain potentiel rapide malgré des risques très élevés. D'où leur succès !
Solana, the place to be !
Solana constitue en 2024 le réseau phare pour lancer, acheter et revendre des memecoins, devant même Ethereum. Il est très facile d'en créer (quelques clics de souris suffisent) et les frais de transaction sont faibles. Une véritable bulle spéculative s'est formée autour des memecoins, et désormais, des memecoins comme Popcat (POPCAT) ou Dog With Hat (WIF) ont le vent en poupe.
Le chien à la casquette est-il le nouveau DOGE ? Pour les degen traders, tout le jeu consiste à détecter et acheter sur un DEX comme Raydium le prochain WIF, avant son éventuel listing sur une plateforme centralisée beaucoup plus populaire comme Binance.
Le mot de la fin
Aujourd'hui, on ne compte plus les groupes Telegram ou Discord dédiés aux memecoins. C'est une catégorie d'altcoins qui a désormais une section dédiée sur la plupart des sites de référence, comme CoinMarketCap ou Messari.
Comme vous l'aurez compris, les memecoins correspondent à une catégorie bien particulière d'investisseurs. Des libéraux purs et durs, qui pensent que tout le monde peut faire ce qu'il veut de son argent. En sus, ils sont persuadés que c'est par l'action financière collective qu'il est possible de défaire les capitalistes de connivences. Malgré tout ce que l'on pense, les fortunés de la catégorie sont avisés, très peu averses au risque, et prêts à tout pour faire un pied de nez aux investisseurs institutionnels.
En guise de conclusion, rappelons à nos lecteurs que les memecoins ne sont pas faits pour être pris au sérieux. Il faut avoir le cœur bien accroché pour investir sur ce type de jeton, et la volatilité du marché est extrême. Si vous pensez pouvoir réaliser des gains faciles et rapides, détrompez-vous ! Les memecoins sont avant tout destinés à des traders décomplexés et aguerris, prêts à perdre des sommes importantes.
Si vous préférez les placements de bons pères de famille, il est sûrement plus prudent de mettre votre argent ailleurs ! Vous pourriez par exemple vous intéresser actifs tokenisés, sujet du prochain article de cette Encyclopédie.