Bloomberg : wash trading USDT/USD sur Kraken ?
Tandis que la communauté détourne les yeux (trop ?) pudiquement. Le 29 juin 2018, Bloomberg sortait un papier cosigné par ses auteurs spécialisés dans les analyses de manipulations de marchés, dans lequel ces derniers alertent sur des signaux louches qui pourraient être considérés comme les marqueurs d’un wash trading systématique sur l’exchange Kraken impliquant la paire USDT/USD.
Kraken a immédiatement répondu, vertement, par la voix de son PDG Jesse Powell, notamment par un communiqué assez surréaliste dans lequel l’exchange se défend de toute manipulation et remet en question le degré de compréhension des mécaniques de marchés des journalistes ayant écrit l’article en question, qui se sont appuyés par exemple sur la citation de crypto-twittos sous pseudonymes ; ce qui tout de suite, vous en conviendrez, fait fortement douter des capacités des journalistes économiques de Bloomberg.
Par extension, les journalistes couvrant la cryptosphère en prennent sévèrement pour leur grade, et les journalistes de Bloomberg plus particulièrement reçoivent un tacle des deux pieds décollés digne de Pepe dans ses grands jours.
A la décharge de Jesse Powell cependant, il faut noter que parfois, les journalistes en question délirent à pleins tubes (on doit à l’un des co-auteurs de l’article Bloomberg le fantastique billet suivant à propos du prétendu « futur livre de Satoshi Nakamoto »).
Parmi les contre-arguments avancés par Jesse Powell, notons particulièrement qu’il considère qu’il n’y a aucune preuve irréfutable d’une manipulation qui serait du fait de Kraken-même. Ça tombe bien, c’est exactement ce que précise justement l’article de Bloomberg avant de débuter l’énumération des points litigieux qu’ils ont relevé dans l’order book public de Kraken, directement téléchargé depuis l’exchange lui-même. Ce qui résonne alors curieusement avec une autre des remarques de Jesse Powell, dans laquelle il remet en cause la légitimité des données utilisées par Bloomberg pour leur analyse, disant n’avoir pas pu la vérifier formellement. Limitons-nous à noter que les données en question sont disponibles librement à qui veut s’amuser à les vérifier, mises à disposition par Bloomberg sur GitHub : ‘Data from the Kraken API obtained by Bloomberg News.’
Plongeons-nous maintenant dans l’article de Bloomberg.
Vaut-il toute cette agitation ?
Les auteurs Bloomberg remarquent deux points clés :
- Les trades massifs n’influent que très peu le cours de l’USDT/USD sur Kraken, alors que des trades beaucoup plus faibles peuvent eux à l’occasion le faire “beaucoup” plus chavirer, en proportion, et alors que l’on parle d’un stablecoin ;
- Des patterns louches sont repérés, également par des intervenants extérieurs à Bloomberg, du type achat/revente systématique dans des intervalles de 30 minutes, sur des valeurs trop spécifiques et de façon trop répétée pour pouvoir être simplement le fruit du hasard, d’après les auteurs.
Plus de 56000 trades ont été étudiés, pour une période courant du 1er mai au 2 juin 2018, en prenant également l’avis de spécialistes des manipulations de marchés financiers, parmi lesquels ceux de Rosa Abrantes-Metz (professeur à la New York University, connue pour son rôle dans l’affaire de la manipulation du Libor) ou de Mark Williams (enquêteur de la Réserve Fédérale des États-Unis). Les deux consultants interrogés pour l’article remarquent qu’à la fois le caractère spécifique (à la 5e décimale près) et répétitif des patterns de trading repérés font douter fortement du caractère réel des trades en question, et qu’ils pourraient selon eux relever du wash trading, même s’ils en restent à exprimer leur doute sans prendre de position définitive.
Comme nous allons le voir, ce n’est pas aussi simple, comme d’habitude.
Distribution des trades USDT/USD
Les auteurs, après avoir modélisé les 50 trades les plus courants sur la plateforme en terme de montant, remarquent que certains trades sont étranges : le plus évident de prime abord est le troisième trade le plus courant sur la plateforme, d’un montant de 13076,389 USDT, qui transite de façon répétée en achat puis revente systématique, mais également des trades récurrents sur des valeurs fixes jusqu’à 5 décimales après la virgule. Si pour un trader de crypto, le fait qu’une valeur de trade implique 5 décimales n’a rien de particulièrement choquant, il est tout de même assez curieux de voir ces trades se classer parmi les 50 trades les plus courants de la plateforme.
Les auteurs de l’article Bloomberg font deux hypothèses :
- Ou bien il s’agit d’un signe de wash trading,
- Ou bien il peut tout simplement s’agir des actions de programmes de trades automatisés (trading bots), qu’un nombre certain de crypto-traders utilisent aujourd’hui sur les exchanges, comme l’a illustré de façon criante l’épisode récent du “hack” SYS sur Binance, où des bots de trading ont été détournés de leur usage pour permettre une attaque indirecte sur l’exchange. Il faut bien noter que si ces mouvements sont le fait de bots de trading, il est évidemment clair que rien ne dit que Kraken ait quoi que ce soit à voir avec ces pratiques.
Néanmoins, des intervenants extérieurs ont repris l’order book de Kraken depuis la parution de l’article Bloomberg, et leurs avis convergent avec ceux de leurs journalistes.
Pour exemple, Robert-Jan den Haan questionne également le pourquoi du comment des répétitions d’achats/reventes en systématique après des intervalles maximum de 30 minutes, même sur les valeurs plus classiques de 75 et 100 USDT.
Hi, I don't really care about the price stuff, but why do these 75 and 1000 numbers keep coming up? Sure the numbers can be hardcoded bots, but why all the small trades? I.e as below, all 1000 buys, followed by all 1000 sells (30 minutes apart). Who's benefitting from that? How? pic.twitter.com/rxqFvlCrvb
— Robert-Jan den Haan (@erjeetjeh) July 2, 2018
And on this look for wash trading elsewhere, those two screenshots do not prove it, but it's quite odd wouldn't you agree? Or what about this screenshot? Few numbers reoccurring alternating between buy-sell-buy-sell. Do you have another explanation for this occurring? pic.twitter.com/z7s8rOTwI9
— Robert-Jan den Haan (@erjeetjeh) July 2, 2018
Il trouve très curieux qu’il s’agisse simplement de bots de trading puisqu’une telle activité sur ces chiffres dans le cadre très spécifique d’un stablecoin n’apporte pas de bénéfice très évident.
Il est à noter de plus que le statut assez vaporeux de l’USDT n’aide pas, et qu’il n’est pas tellement étonnant de voir Bloomberg mettre les mains dans le cambouis au vu des différents événements récents; on peut par exemple rappeler l’étude soupçonnant une manipulation du prix du Bitcoin par utilisation et émission d’USDT sur Bitfinex ou encore les doutes sur le fait que les USDT soient réellement supportés par de vrais dollars malgré la publication d’un simili audit par Tether Ltd, le tout alors qu’il apparaît qu’un nombre conséquent d’exchanges falsifieraient leurs carnets d’ordres et se livreraient à du wash trading sur un vaste nombre de paires de trading.
Kraken étant l’un des rares exchanges permettant de trader de l’USDT directement contre de l’USD, il serait d’après les auteurs de l’étude logique que le prix global de la paire USDT/USD se décide plus ou moins sur cette plateforme.
Pourtant, d’autres incohérences apparaissent, et les auteurs de l’article vont jusqu’à dire que les règles de l’économie classique ne s’appliquent plus dans le microcosme de Kraken.
Incohérence entre la magnitude des trades et leurs conséquences sur le cours
Illustrant leurs analyses avec trois situations distinctes, les auteurs observent comme exposé au départ de l’article que des achats reventes de volumes minimaux d’USDT vont parfois impacter beaucoup plus fortement le cours USDT/USD que d’autres trades beaucoup plus volumineux, ce qui est donc contraire à ce qui devrait s’observer en situation réelle.
Le 7 mai, les auteurs observent que sur un intervalle de moins de 2 minutes, 31 trades consécutifs massifs comptant pour 159487 USDT achetés cumulés ne font pas bouger le cours du stablecoin.
Le 3 juin, à contrario, un seul trade d’achat de 37,5 USDT entraîne une montée du cours global de près de +0,0002$. Dans la foulée, un autre trade identique n’entraîne aucune modification du cours, puis un nouveau trade massif 369 fois plus important (13076,389 USDT) n’entraîne lui une modification que de +0,0001$.
Le 9 mai, le clou du spectacle est atteint avec 8 ventes consécutives comptant pour 13076,389 USDT très exactement surviennent en 16 secondes, et le prix reste inchangé malgré celà. Dans la foulée, un pauvre trade d’achat de 75 USDT fait monter le cours de +0,0001$.
Le terme de stablecoin est-il vraiment adapté à une crypto qui ne réagit finalement à aucune logique de marché, mais reste fluctuant sans aucune logique ?
Les deux autres consultants mentionnés en début d’article concluent pour leur part à des trades qui ne peuvent pas être réels, même s’ils ne s’avancent pas à statuer sur une pratique du wash trading qui impliquerait réellement Kraken.
D’autres intervenants spécialistes des mouvements financiers ont pris la peine de préciser à Bloomberg que de telles pratiques, si elles avaient lieu sur une place de marché régulée, impliquerait immédiatement des investigations poussées par les forces de l’ordre, car les règles les plus basiques de l’offre et la demande seraient à l’opposé de ce qui s’observe dans l’order book de Kraken.
Concluons donc en rappelant qu’il n’est pas question de prendre position : s’il est tout de même assez évident que les mouvements observés sont au mieux curieux, les auteurs de l’article Bloomberg original prennent toutes leurs précautions pour bien expliquer que s’ils peuvent montrer que des trades étranges ont lieu sur Kraken, ils ne peuvent absolument pas prouver que Kraken soit lié d’une quelconque façon à ces mouvements.
Laissons le mot de la fin à Jesse Powell, en citant la conclusion de son billet de blog à propos de l’article Bloomberg :
Oh, et nous avons interrogé le trader identifié comme responsable de ces mystérieux trades à 13076,389 USDT. Sa réponse : “sélection littéralement aléatoire”.
Mais…
Si vous avez suivi cet article, il n’est pas question que de ces trades là, mais aussi de tous ceux à 75 et 1000 USDT, et de leurs conséquences sans logique aucune sur le cours.
Bref, le mystère est toujours entier.
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