OMC : « la blockchain peut-elle révolutionner le commerce international ? »
Nouvel entretien avec Emmanuelle Ganne, experte en commerce international à l’Organisation du Commerce International (OMC), qui nous parle du potentiel et des enjeux de la blockchain. Petit aperçu de son ouvrage sur le sujet qui vient juste d’être traduit en français.
Vous pouvez consulter le premier entretien avec Emmanuelle Ganne en suivant ce lien : Interview d’Emmanuelle Ganne sur l’OMC & la blockchain
Alex : Merci Emmanuelle de m’accueillir pour nous parler de votre ouvrage et de vos recherches. À qui s’adresse ce livre ?
J’ai essayé de faire un livre qui soit suffisamment simple pour que ceux qui ne sont pas experts en technologie blockchain arrivent à comprendre comment la technologie fonctionne, quel est son potentiel notamment pour le commerce international, mais également quelles sont les questions qu’elle soulève, et en même temps qu’il soit suffisamment dense pour donner du grain à moudre aux experts en commerce international. Pour ces derniers, il s’agissait de leur permettre de mieux comprendre les enjeux de cette technologie et de ce que cela peut signifier pour le commerce international, pour ensuite les amener à réfléchir sur ce qui pourrait être fait non seulement à l’OMC, mais aussi au niveau national. Je tiens à préciser que j’utilise ici le terme « blockchain » de manière générique pour faire référence, en réalité, à la technologie des registres distribués.
Pouvez-vous nous expliquer quel rôle joue la blockchain dans le commerce international actuellement ? Comment envisagez-vous son futur ?
On assiste, au niveau du secteur privé, à l’émergence d’un certain nombre de projets de plateformes blockchain qui ont le potentiel de transformer le commerce international à mon avis de manière assez significative, que ce soit dans le domaine de l’accès aux financements ou dans celui du transport et de la logistique. La technologie est également utilisée par nombre d’entreprises pour améliorer la traçabilité des chaînes d’approvisionnement et repérer de manière plus rapide les produits défectueux. Pour ce qui est des procédures douanières, les projets sont moins avancés. Il y a également beaucoup de choses qui sont faites au niveau de la traçabilité pour déterminer l’origine des produits et pour surveiller les problèmes potentiels de qualité dans une chaîne d’approvisionnement. Des entreprises comme Carrefour ou Nestlé l’utilisent tous les jours. Tous ces projets sont encore à portée limitée pour le moment, mais je pense qu’on va avoir une montée en puissance dans les années qui viennent avec un impact sur le commerce international qui pourrait être conséquent.
Ce que je note dans mon ouvrage est que la technologie blockchain peut avoir un impact sur les transactions comparables à l’impact d’Internet sur la communication. Un terme souvent utilisé pour faire référence à la technologie blockchain est le terme »internet des valeurs ». Pour moi, la technologie blockchain est avant tout l' »internet des transactions ». C’est une technologie qui a le potentiel de casser les cloisonnements qui existent actuellement entre les nombreuses parties aux transactions commerciales transfrontières.
Le cabinet Gartner mentionne le fait que la blockchain se situe au début du cycle d’adoption des technologies.
Gartner a en effet publié une courbe générale sur les technologies et en a publié une l’année dernière sur la blockchain (disponible dans l’ouvrage). On est actuellement dans une phase de « d’exubérance irrationnelle avec beaucoup de tentatives sans succès ». On devrait voir par la suite une focalisation sur quelques gros investissements et davantage de succès sur un nombre plus important de projets, suivie par une montée en puissance à partir de 2026-2027.
Connaissez-vous des projets qui sont passés au stade opérationnel ?
Oui, bien sûr, il y en a déjà un certain nombre. En matière d’accès aux financements par exemple, il existe de nombreuses plateformes qui ont été mises en place pour faciliter les processus de financement du commerce, que ce soit via les lettres de crédit ou pour le financement à compte ouvert (du financement de la chaîne d’approvisionnement). Certaines de ces plateformes ont été mises en place spécifiquement pour faciliter l’accès des PME au financement du commerce.
Pourquoi les PME ? Les PME sont des acteurs économiques importants – elles représentent environ 80% de l’emploi, 60% du PIB de manière globale et dans certains pays jusqu’à 90 % des entreprises – mais elles ont beaucoup plus de difficultés à accéder au financement du commerce que les grandes entreprises. Une de nos publications de 2016 montrait que 50 % de leurs demandes de financement du commerce étaient rejetées parce qu’elles n’ont souvent pas d’historique de crédit, elles n’ont pas de volume important et c’est un risque relativement important pour la banque. Ce problème d’accès au financement du commerce se pose aussi bien dans les pays en développement que dans les pays développés.
L’avantage de la technologie blockchain pour ces entreprises, c’est qu’elle leur permet de créer une identité digitale. Elle leur permet de créer un historique de crédit parce qu’il y a une traçabilité. Tout est enregistré sur la blockchain, on sait qu’une fois que l’information est inscrite, on ne peut pas la modifier aussi facilement que dans une base de données traditionnelle – mais je me dois de souligner ici que la blockchain ne résout pas le problème de la qualité de l’information qui est entrée dans la base de données.
Le transport logistique est un autre domaine qui est particulièrement important en commerce international, et il existe déjà un plusieurs plateformes qui ont été développées ou qui sont en cours de développement, qui visent à connecter les différents acteurs qui interviennent dans l’exportation transfrontières de biens depuis l’importateur, l’exportateur, les compagnies maritimes, les autorités portuaires, etc. Si ces initiatives parviennent également à connecter des autorités clés telles que les douanes et les différentes agences qui délivrent les certificats sanitaires et phytosanitaires, par exemple, de même que les banques, cela pourrait permettre des gains considérables en termes d’efficacité et grandement faciliter le commerce international. Pour l’instant, ces différents acteurs travaillent en silo et ont leur propre registre. Si tous ces acteurs sont connectés à une plate-forme qui offre la garantie que l’information qui a été entrée n’a pas été altérée depuis – qui crée donc de la confiance entre ces différents acteurs, qui permet d’avoir accès et de tracer les différentes opérations en temps réel et d’opérer dans un environnement hautement sécurisé tout en permettant que l’information ne soit visible qu’à ceux qui ont l’autorisation, on peut avoir des gains considérables en commerce international. C’est le pari que font certaines grandes entreprises du secteur.
Le potentiel existe et est intéressant et si les projets qui sont en développement aboutissent, la blockchain pourrait bien être l’avenir de l’infrastructure commerciale et le plus grand disrupteur du secteur du transport maritime et du commerce international depuis l’invention du conteneur dans les années 50.
Cela étant, un certain nombre de défis restent à relever pour que la technologie blockchain puisse véritablement faire une différence. Avoir une plateforme au niveau mondial est complètement illusoire, ça ne sera jamais le cas. Un des gros défis à relever sera de faire en sorte que les plateformes existantes se parlent. Un produit qui est exporté pourrait être amené à toucher une dizaine voire une douzaine de plateformes différentes. Il faut donc pouvoir assurer une interopérabilité non seulement au niveau technique (et ça, c’est plutôt aux développeurs de la blockchain de travailler là-dessus), mais également au niveau de la sémantique, des modèles de données, et des processus. C’est un défi important et certains considèrent d’ailleurs que l’essentiel des bénéfices de la blockchain est avant tout dans tout le travail d’intégration nécessaire en amont pour avoir une blockchain qui fonctionne bien (toute l’intégration, l’harmonisation des données, du langage, des processus, etc.). Quand on dit que la blockchain peut réduire les coûts, une grande partie des réductions est en fait dû au travail fait en amont.
Qui va nécessiter beaucoup de dépenses parce que c’est un travail titanesque.
C’est en effet un travail complexe, mais qui est essentiel. Il y a à ce sujet deux écoles ou deux approches : il y a celle du développement de standards, et on sait que ces standards mettent un certain temps à être développés et qu’ils ont une certaine rigidité. D’autres regardent du côté de l’intelligence artificielle, qui pourrait être utilisée pour développer ce que j’appelle dans mon livre la « standardisation intelligente », à savoir le développement de standards plus flexibles qui seraient composés de différents types de terminologies par exemple que l’intelligence artificielle permettrait de reconnaitre.
Il existe aujourd’hui de nombreux projets dont les cas d’usage pourraient vraiment apporter des solutions intéressantes aux pays en voie de développement, est-ce que vous pouvez nous expliquer quels types de problèmes ces blockchains peuvent résoudre ?
On en a déjà évoqué quelques-uns. En ce qui concerne l’intérêt pour les pays en voie de développement, je pense que la traçabilité peut par exemple permettre à des paysans de montrer la qualité et la provenance de leurs produits ou de prouver que les pratiques de commerce équitable sont respectées. Cela peut permettre de redonner du pouvoir aux petits producteurs. Cela peut leur donner davantage de visibilité et ainsi, grâce à l’identité digitale qu’ils se créent, leur permettre de mieux négocier leurs prix ou d’avoir plus facilement accès à des financements. Plusieurs projets pilotes sont testés en ce sens afin de permettre à des petits producteurs de riz, par exemple, d’avoir accès à des financements plus intéressants rendus possibles grâce à une plus grande transparence des chaînes d’approvisionnement via la blockchain. Un autre projet au Kenya utilise la technologie blockchain pour permettre aux paysans d’obtenir, via leur portable, des microprêts afin de pouvoir plus facilement distribuer leurs produits.
Si tout cela est positif, la question du fossé numérique reste un défi majeur pour les pays en développement. C’est très bien d’avoir une technologie qui peut permettre de réduire les coûts, d’avoir accès à des clients, des acheteurs, du pair à pair, mais si vous n’avez pas accès à l’internet, vous ne pourrez pas bénéficier des opportunités de cette technologie. Le fossé numérique est multidimensionnel : il y a un fossé en termes d’accès, de capacité de bande passante, et de connaissances techniques. Bien évidemment, ce ne sont pas les PME et les petits producteurs qui vont développer une plateforme. Ils seront avant tout des utilisateurs de plateformes existantes – dont l’accès ne sera pas nécessairement gratuit. Il leur suffit d’avoir une interface assez simple d’utilisation et quelques connaissances de base en matière d’informatique pour pouvoir s’en servir et avoir accès à la technologie et à ses bénéfices. Mais le problème du fossé numérique demeure. Je pense que c’est un aspect sur lequel il est important de se pencher parce qu’une technologie comme la blockchain peut exacerber les inégalités et creuser le fossé. En effet, ceux qui auront accès à cette technologie pourront réduire leurs coûts et gagner en efficacité, alors que les autres resteront à la traîne. Mais il s’agit là bien sûr de questions politiques qui dépassent bien largement le cas de la blockchain.
Vous en avez déjà évoqué quelques-uns, mais quels seraient les autres opportunités et défis de la blockchain dans le domaine du commerce international ?
Nous avons déjà abordé les opportunités que la technologie ouvre en termes de réduction des coûts grâce à une meilleure coordination des différents acteurs, en termes de traçabilité et de transparence des chaînes d’approvisionnement, ainsi que les opportunités qu’elle offre aux PME et petits producteurs, notamment en matière d’accès au financement du commerce.
Pour ce qui est des défis, il y a la question de l’interopérabilité, que nous avons déjà évoquée – interopérabilité au niveau technique, sémantique, au niveau des modèles de données et des processus. Il y a également la dimension réglementaire : quel est par exemple, le statut juridique d’un contrat intelligent ? Qui a la responsabilité juridique à chaque étape du processus de financement ou d’exportation ? Etc. Pour ce qui est du commerce international, je pense qu’une des grosses opportunités potentielles de la blockchain est de permettre une digitalisation de commerce (paperless trade). Cela ne sera toutefois possible que si la législation le permet, car si la législation requiert encore une version papier des documents, cela ne changera rien.
Donc là aussi il y a une dimension réglementaire qui est cruciale. Ce qui me semble important à l’heure actuelle, c’est de suivre ce qui se passe, d’essayer de comprendre comment les choses fonctionnent. Réguler trop ou trop tôt n’est pas une solution parce qu’on risque de bloquer la technologie, mais une certaine dose de régulation peut être nécessaire pour que la technologie puisse être utilisée à son plein potentiel. La législation peut jouer un rôle important de facilitateur, et c’est ce sur quoi il faut travailler. Je pense, par exemple, à la mise en place d’un cadre juridique qui reconnaisse les signatures et documents électroniques, et les transactions blockchain, condition nécessaire pour que la technologie blockchain puisse permettre une véritable digitalisation du commerce. La technologie n’est qu’un outil. Il est nécessaire d’avoir l’écosystème qui vienne avec pour lui donner tout son potentiel.
Je pense qu’il y a un effort pédagogique à faire en ce sens. Je pense qu’il est essentiel de sensibiliser les gens à ces questions, de les informer de façon à aider les acteurs du commerce international à mieux comprendre ce sujet pour mieux l’appréhender.
Et on commence par votre ouvrage. Merci beaucoup Emmanuelle pour cet entretien.