L’e-gold de Douglas jackson : la cryptomonnaie “or” (1996)

Comme nous l’avons vu dans l’article d’introduction, Bitcoin n’est pas sorti de nulle part et a émergé d’un contexte général mêlant technique, idéologie et expérimentations. Dans l’article précédent, nous nous étions intéressés à David Chaum et à son système d’argent liquide électronique eCash. Aujourd’hui, nous allons nous attarder sur un modèle sensiblement différent : la devise en or numérique e-gold, créée par le docteur Douglas Jackson en 1996.

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À l’instar de Bitcoin, le terme “e-gold” était utilisé pour décrire à la fois la devise (l’e-gold) et le système informatique sous-jacent. Comme son nom l’indique, il s’agissait d’une devise indexée sur l’or, garantie entièrement sur des réserves d’or physique et échangeable sur le réseau Internet. Le système a été en service jusqu’en 2009, lorsqu’il a été contraint de fermer suite à une décision de justice.

Douglas Jackson et l’origine de e-gold

Douglas Jackson est un américain né en 1957 qui, avant de lancer e-gold, exerce la profession d’oncologue à Melbourne en Floride où il utilise la radiothérapie pour traiter le cancer de ses patients. Docteur en médecine, il se passionne pour l’économie et l’informatique, ce qui va le mener à la création de son or numérique.

C’est lors de l’année 1994 que l’idée de e-gold commence à germer dans son esprit. Il s’intéresse alors aux idées libérales, notamment avec l’article de Thomas Sowell intitulé “A Road to Hell Paved with Good Intentions” publié dans Forbes au début de l’année. Cet article commémore le cinquantenaire de La route de la servitude de Friedrich Hayek, ouvrage que Douglas Jackson s’empresse de lire. Il se rend alors compte du rôle crucial de la monnaie dans le maintien de l’équilibre entre l’État et l’individu. En lisant The Rationale of Central Banking and the Free Banking Alternative de Vera Smith, il apprendra également comment le système des banques centrales fonctionne et quels sont ses effets sur l’économie.

Douglas Jackson

Dans le même temps, Douglas Jackson assiste à l’émergence et à la popularisation du web, né au début des années 90. Il s’intéresse aux navigateurs web comme Netscape qui simplifient grandement la manière dont l’utilisateur interagit sur le réseau. L’expérience précédente de eCash montrait que les gens ne rechignaient à utiliser un logiciel spécifique pour échanger de la valeur : c’est ainsi que Jackson voit dans les navigateurs un moyen commode d’adoption, notamment avec le développement du protocole de sécurisation des communications SSL. Selon ses termes, Internet devient un “phénomène viable commercialement”, d’autant plus que les géants du e-commerce (eBay, Amazon) apparaissent au même moment.

Autodidacte en économie et en programmation informatique, Douglas Jackson commence à concevoir e-gold à côté de son travail d’oncologue. Il affirmera plus tard avoir voulu créer une meilleure monnaie, d’où le slogan choisi pour son système, qui est aussi le titre de son blog personnel : Better Money™. En 2013, il dira dans un courriel adressé à Carl Mullan :

“J’ai commencé e-gold comme le résultat de ma propre étude et interprétation des événements historiques. Il m’est apparu que bon nombre des pires catastrophes du monde réel, les guerres en particulier, pouvaient tirer leur origine des bouleversements économiques (cycles de prospérité et de récession), bouleversements qui à leur tour résultaient des manipulations monétaires. Au fil du temps, avec leur pouvoir discrétionnaire sur la politique monétaire, de telles interventions déclenchaient et amplifiaient les cycles du crédit, au lieu d’en atténuer les excès destructeurs comme elles étaient supposées le faire. Alors qu’on entrevoyait un système fondé sur des règles avec l’étalon-or classique, celui-ci aussi possédait des lacunes irrémédiables et il était certain qu’il serait abrogé s’il s’avérait gênant. Le système que j’imaginais s’inspirait de l’analyse des modèles historiques et contemporains, qui possédaient tous le même défaut : l’incapacité de lier un dirigeant à des obligations contraignantes. Même si un système en apparence hermétique pouvait être élaboré, le régime suivant n’aurait aucun scrupule à le rejeter. Les tribunaux n’accordent jamais des dommages et intérêts aux victimes quand un État renonce à ses obligations monétaires. Seule une entreprise privée peut être réellement tenue responsable de contrats de cette nature.”

e-gold est donc le projet d’une devise privée, échangeable à l’international, qui circulerait indépendamment du contrôle gouvernemental et resterait imperméable aux hauts et aux bas du marché. En janvier 2002, dans une entrevue accordée à Wired, Douglas Jackson déclarera même que son invention représente “un changement révolutionnaire dans la destinée humaine” et “probablement le plus grand bienfait pour l’humanité qui a jamais été imaginé.”

Qu’est-ce que e-gold ?

Douglas Jackson co-fonde e-gold avec Barry Downey en 1996, deux ans avant PayPal. Son objectif est, comme son nom l’indique, d’être un système d’or électronique. Les deux hommes créent deux entreprises pour gérer le service : une maison mère appelée Gold & Silver Reserve Inc. (G&SR) basée aux États-Unis, et e-gold Limited, une société enregistrée à Saint-Christophe-et-Niévès dans les Caraïbes, île renommée pour être un “paradis fiscal”. Le site web e-gold.com est lancé en novembre 1996, ce qui marque le début de l’aventure de e-gold qui durera plus d’une décennie.

e-gold logo

L’e-gold est ce qu’on appellera par la suite une devise en or numérique (ou digital gold currency en anglais) : il s’agit d’une monnaie privée transférée électroniquement et garantie à 100 % par une quantité équivalente en or conservée en lieu sûr. L’or étant universellement reconnu autour du monde comme étant une réserve de valeur, il est logique que ce métal précieux serve de base à un système comme celui-ci. Ainsi l’e-gold est par essence une monnaie représentative : chaque montant d’e-gold est échangeable en or réel. Par la suite, G&SR garantira également de l’e-silver, de l’e-platinum et de l’e-palladium sur le même modèle.

Conformément à son équivalent physique, les unités de compte utilisées au sein du système e-gold sont des unités de poids, typiquement des grammes ou des onces (une once troy équivaut à 3,104 grammes), et les montants sont généralement mesurés en dollars lors d’une transaction. Il est ainsi possible de détenir quelques fractions d’once d’e-gold et d’envoyer pour 10 $ d’e-gold à une autre personne. Les paiements peuvent descendre jusqu’à 0,0001 once, ce qui représente quelques centimes de dollars et les frais sont tout aussi bas.

Le système est très performant pour l’époque. En effet, e-gold utilise un système à règlement brut en temps réel (Real-time Gross settlement ou RTGS en anglais), protocole employé par les plus grands réseaux bancaires du monde. Bien qu’il soit confronté à des périodes de maintenance régulières, il reste accessible la plupart du temps.

Chacun peut créer un compte e-gold depuis son navigateur en se rendant sur le site web e-gold.com. Le procédé d’inscription est assez simple, et des tutoriels sont écrits pour rendre la tâche encore plus facile pour les néophytes, comme celui de NetPennyStocks.com. Le système est pseudonyme : l’utilisateur peut se choisir un alias qui lui permet de recevoir des transactions. Tout est sécurisé grâce à SSL.

Page d'accueil e-gold e-gold.com 1998
La page d’accueil de e-gold.com en 1998.

Pour obtenir de l’e-gold ou en vendre, on passe par des services d’échange qui sont nombreux et variés. Le plus connu et le plus utilisé est OmniPay, un opérateur détenu par G&SR qui se chargeait de maintenir une haute liquidité sur le marché.

Enfin, le système est très agréable à utiliser : les transactions sont instantanées, irréversibles et peu chères, et permettent de transférer de la valeur d’un bout à l’autre du monde grâce à Internet. e-gold innove et constitue le premier service de ce type accessible au public. Une sorte de Bitcoin avant l’heure donc, ce qui explique son succès fulgurant.

Envoi paiement e-gold
Exemple d’envoi d’e-gold.

Le succès d’e-gold

e-gold est probablement le premier système de devise numérique à connaître le succès auprès du grand public. Si les débuts son difficiles, il se démocratisera progressivement et sera rapidement utilisé aux quatre coins de la planète.

La plupart des premiers utilisateurs de e-gold sont des “gold bugs”, c’est-à-dire des personnes qui considèrent qu’une monnaie doit être absolument basée sur des métaux précieux, et en particulier sur l’or. L’adoption de e-gold constituait en effet une méthode simple de revenir à l’étalon-or, sans pour autant le remettre entre les mains des États des de banques centrales. Mais cette base d’early adopters ne suffit pas à faire décoller la machine et, en avril 1998, on dénombre moins de 900 comptes actifs.

Il faut attendre la fin de l’année 1999 pour voir e-gold gagner en traction. À cette époque, des programmes d’investissement à haut rendement se multiplient sur la toile : il s’agit généralement d’arnaques, de systèmes de Ponzi, mais ils contribuent à faire augmenter l’usage de e-gold, qui constitue une solution commode pour recevoir de l’argent anonymement. Début 2000, un casino en ligne, The Gold Casino, ouvre ses portes et n’accepte que l’e-gold comme moyen de financement, ce qui fait qu’il contribue lui aussi à accroître le nombre d’utilisateurs du système.

Avec le bouche-à-oreille, la croissance est exponentielle. En 2000, e-gold traite plus de volume en un mois que les volumes historiques de eCash, Beenz, Flooz et Cybercoin réunis. En novembre de la même année, le nombre de transactions traitées par e-gold dépasse le million. En 2001, le nombre total de comptes passe de 134 000 à 288 000, et la capitalisation de l’e-gold atteint les 16 millions de dollars.

Des systèmes similaires voient le jour pendant l’année 2001 : on peut citer GoldMoney, qui est fondé par James Turk et son fils en février et qui continuera d’exister jusqu’à aujourd’hui, ainsi que e-Bullion, fondé en juillet et qui fermera en 2008. En 2001 toujours, il se crée aussi une devise numérique (appelée “1mdc”) garantie par des quantités d’e-gold, et pas des quantités d’or physique. Cela montre la confiance qui est accordée au système de Douglas Jackson.

En 2005, e-gold est le deuxième système de paiement en ligne mondial derrière Paypal. À son apogée en 2006, l’e-gold est garanti par 3,6 tonnes d’or, soit plus de 80 millions de dollars à ce moment-là. Il traite 75 000 transactions par jour, pour un volume annualisé de 3 milliards de dollars, et gère plus de 2,7 millions de comptes.

e-gold n’est pas exempt de problèmes et connaît quelques problèmes de passage à l’échelle : en effet, le système doit traiter des teraoctets de données ce qui à l’époque représente une charge significative. Contrairement à Bitcoin, le service peut connaître des périodes d’indisponibilité, comme par exemple lors des maintenances de routine, mais ceci n’empêche pas e-gold de continuer à croître, d’autant plus que la société mettra tout en œuvre pour résoudre les problèmes. Ce qui va l’en empêcher, c’est l’intervention de l’État.

L’intervention étatique et le procès

Si eCash (1994 – 1998) n’a jamais connu un succès suffisant pour être ennuyé par les pouvoirs publics, e-gold si. Car il faut le dire : e-gold était utilisable par tous, et donc par les hors-la-loi. Il était ainsi grandement utilisé sur les places de marché en ligne comme ShadowCrew ou DarkMarket qui permettaient notamment le trafic de numéros de carte bancaire volés.

Pourtant, Douglas Jackson était un légaliste : il n’avait pas l’âme d’un crypto-anarchiste et souhaitait que son système alternatif ne serve pas à faire fonctionner des activités illicites. C’est pour cela que, pendant des années, il avait cherché à respecter le plus possible les réglementations et avait coopéré de manière continue avec les agences gouvernementales du monde entier en leur fournissant les données des comptes de ses clients les plus suspicieux. À titre d’exemple, les informations fournies par e-gold ont ainsi mené à l’arrestation de nombreux trafiquants de cartes bancaires volées dont Markus Kellerer (alias Matrix001), Julio Lopez (alias Blinky) ou Albert Gonzalez. Néanmoins, en dépit de cette collaboration, et en dépit de l’engagement de l’entreprise dans la lutte contre la pédopornographie, e-gold n’a pas pu survivre à l’attaque étatique qui lui a été portée.

Dès le début du succès, l’opposition à e-gold naît parmi certaines institutions autour du monde : en octobre 2002, la Banque de réserve de l’Inde déclare que toute transaction en e-gold viole la loi indienne, et en septembre 2004, l’Australian Securities and Investments Commission fait fermer la plupart des plateformes d’échange sur le territoire australien. Cependant, l’essentiel de la contre-attaque réglementaire va se passer dans le “pays de la liberté”, les États-Unis d’Amérique.

Car après les attentats du 11 septembre 2001 et le USA PATRIOT Act adopté en réaction le mois suivant, la surveillance et la réglementation se sont sensiblement renforcées dans le pays, notamment dans le domaine financier. Le prétexte de la lutte contre blanchiment d’argent et le financement du terrorisme est en effet devenu le meilleur moyen de persuasion pour restreindre la liberté des citoyens. Et toutes les monnaies numériques, dont e-gold, vont en pâtir.

Dès 2003, les agences gouvernementales étasuniennes s’intéressent de près à e-gold et aux utilisations illicites qui en sont faites. Deux ans plus tard en 2005, elles se décident à intervenir : le 19 décembre, le FBI et le Secret Service font une descente dans les bureaux de G&SR en Floride, où ils saisissent les dossiers financiers et les données de e-gold, contenant toutes les informations du système. Le 27 avril 2007, Douglas Jackson, ses deux sociétés (G&SR et e-gold Ltd) et ses associés sont inculpés par la justice américaine pour facilitation de blanchiment d’argent et activité de transfert d’argent sans licence. Le communiqué officiel indique :

“Douglas Jackson et ses associés ont dirigé une entreprise sophistiquée et étendue de transfert d’argent à l’international, sans encadrement ni réglementation par une entité existante, qui permettait des transferts de valeur anonymes en un clic de souris. Sans surprise, les criminels de toutes sortes ont été attirés par e-gold où ils pouvaient déplacer leur argent en toute impunité. Tel que stipulé dans l’inculpation, les prévenus de cette affaire les ont sciemment laissé faire et ont tiré profit de leurs crimes.”

Le 21 juillet 2008, pour bénéficier d’un accord avec la justice, Jackson et ses associés plaident coupables. La condamnation est prononcée le 20 novembre 2008 : Jackson est condamné à 3 ans de liberté surveillée, incluant 6 mois d’assignation à résidence sous surveillance électronique, et doit réaliser 300 heures de travail communautaire. Ses deux entreprises abandonnent 1,2 million de dollars en or au gouvernement américain et doivent payer une amende de 300 000 $. Après une tentative infructueuse d’obtenir une licence, e-gold doit suspendre ses services en 2009. Enfin, un Value Access Plan est mis en place jusqu’en 2013 pour rembourser les détenteurs d’e-gold basé sur le cours de l’or, ce qui conclut cette expérimentation.

D’après Douglas Jackson, les agences gouvernementales n’avaient pas forcément pour but de faire interdire e-gold (puisqu’ils collaboraient avec elles), exception faite du Secret Service qui semblait se focaliser particulièrement sur eux. Dans une entrevue accordée à Dustin Dreifuerst en 2020, il dira :

“Nous avions une relation particulière – mauvaise – avec le Secret Service. […] Il y a un livre qui devrait sortir bientôt, écrit par Carl Mullan, dans lequel il va, en gros, dévoiler quelle était l’intention cachée du Secret Service durant cette période, et prouver qu’ils travaillaient en connivence avec une cabale, une sorte de cabale privée représentant les intérêts de nos potentiels concurrents.”

L’avenir nous dira si cela est vrai, mais tout semble indiquer qu’un acharnement a eu lieu contre e-gold, acharnement qui a continué d’exister à l’encontre de tous les projets de monnaie numérique suivants, dont notamment Liberty Reserve.

United States Secret Service

Conclusion

Ainsi, l’e-gold était la première devise en or numérique et constituait le rêve d’un retour à l’étalon-or. Sa facilité d’utilisation au sein d’un navigateur web était révolutionnaire et a fait qu’il a connu son heure de gloire auprès du public, et notamment des hors-la-loi. Ce succès a bien entendu attiré l’attention des agences gouvernementales et le service a rapidement été fermé, en raison de sa nature centralisée.

La condamnation de Douglas Jackson et l’arrêt de e-gold sont intervenus dans les premiers jours de Bitcoin, ce qui a probablement influencé Satoshi Nakamoto. Même si le bitcoin est différent et n’est garanti par aucune marchandise, il faut remarquer que ce dernier s’est développé de la même manière que l’e-gold et que son succès tient dans l’utilisation illégale qui en est faite sur le dark web. Il est donc logique que le bitcoin subisse les mêmes pressions de la part des agences gouvernementales, et c’est certainement pour cela que Satoshi s’opposait à ce que WikiLeaks commence à accepter le bitcoin en 2010 en disant que “le projet avait besoin de grandir progressivement“. Le 11 décembre 2010 l’un de ses tous derniers messages publics, il déclarait :

“Il aurait été bon d’attirer cette attention dans un tout autre contexte. WikiLeaks a donné un coup de pied dans le nid de frelons, et l’essaim se dirige vers nous.”

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Pour écrire cet article, je me suis grandement inspiré du passionnant ouvrage de Carl Mullan The Digital Currency Challenge publié en 2014. Quelques articles m’ont aussi aidé comme le très bon Bullion and Bandits: The Improbable Rise and Fall of E-Gold écrit par Kim Ketter en 2009. Enfin, je vous conseille d’écouter le récent podcast (9 février 2020) de Dustin Dreifuerst où il interroge Douglas Jackson à propos de l’aventure de e-gold : Episode 72: The Story Of e-gold.

Ludovic Lars

Je suis fasciné par les cryptomonnaies et par l'impact qu'elles pourraient avoir sur nos vies. De formation scientifique, je m'attache à décrire leur fonctionnement technique de la façon la plus fidèle possible.