Machiavel, le Prince de la Blockchain

Cet article est le premier d’une série dont l’objectif est d’analyser la blockchain à travers le prisme des classiques de la philosophie. Quel rapport pourrait-il y avoir entre Le Prince, un ouvrage du XVIe siècle, et la blockchain, une technologie du XXIe siècle ?

La blockchain pourrait révolutionner de nombreux aspects des activités humaines. C’est en tout cas ce que l’on peut lire de façon récurrente sur Internet. Or révolutionner, c’est transformer radicalement. Pour révolutionner, il faudrait donc changer les fondements. Ainsi, avant de savoir si la blockchain peut révolutionner la politique, il est donc nécessaire de savoir quels sont les fondements de la politique moderne. Dès lors, il nous faut revenir à Machiavel, qui pose en 1532 les fondements de la politique moderne dans Le Prince.

Machiavel, « ​le maître des déniaisements​ », sape la confiance placée en nos dirigeants

Véritable chantre de la rationalité politique, Machiavel postule que la politique n’est pas nécessairement morale. Lui qui a passé près de 15 ans dans « le métier de l’État » le constate clairement ; il est difficile d’être à la fois un bon politicien et une bonne personne (selon la tradition chrétienne). C’est pourquoi l’efficience dicte au prince « qui veut se maintenir d’apprendre à pouvoir n’être pas bon et à en user et ne pas en user selon la nécessité » [1]. Une réflexion qui va même jusqu’à pousser Machiavel à se demander s’il vaut « mieux d’être aimé que craint ou le contraire », et d’y répondre qu’il « faudrait être l’un et l’autre; mais parce qu’il est difficile de les accorder ensemble, il est beaucoup plus sûr d’être craint qu’aimé, quand on doit manquer de l’un des deux » [2]. Il observe la politique telle qu’elle est réellement, contrairement à la tradition chrétienne qui l’observe telle qu’elle devrait être.

Pour comprendre l’importance du texte, il faut le resituer dans un contexte historique précis. Au XVIème siècle, l’influence de l’église catholique est énorme. Nombreux sont les contemporains de Machiavel qui expliquent que les princes doivent être tolérants, miséricordieux, généreux et pacifistes [3]. Or, pour Machiavel, la survie en politique entre parfois en contradiction avec ces qualités :

« Un seigneur prudent, par conséquent, ne peut ni ne doit observer la foi quand une telle observance se retourne contre lui et quand les causes qui la firent promettre ne sont plus. Et si les hommes étaient tous bons, ce précepte ne serait pas bon; mais parce qu’ils sont mauvais et ne l’observeraient pas envers toi, toi non plus, tu n’as pas à l’observer envers eux » [4]*.

Il sonne le glas d’une forme de naïveté, celle de l’illusion d’hommes politiques dont l’unique moteur serait le bien du peuple. Comme l’explique le philosophe français Pierre Manent, “Parler du ‘réalisme’ de Machiavel, c’est donc avoir admis le point de vue de Machiavel: le ‘mal’ est politiquement plus significatif, plus substantiel, plus ‘réel’ que le ‘bien’ [5].

Pour arriver au sommet et s’y maintenir, il est nécessaire de prendre des décisions difficiles, et de ne pas penser uniquement à ce qui est bon pour le peuple, afin de ne pas se faire évincer. C’est la raison pour laquelle Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, dira de lui qu’il est « le maître des déniaisements » [6].

Aujourd’hui encore, Le Prince est d’une actualité confondante. Berlusconi l’avait préfacé il y a quelques années, tandis qu’Emmanuel Macron a récemment déclaré que les idées de Machiavel « l’ont beaucoup aidé à s’y retrouver dans le labyrinthe de la politique parisienne ». Un constat peu étonnant, dans la mesure où le logo de Sciences Po Paris, dont sont issus la plupart des hommes politiques français, est un véritable hommage à l’oeuvre du penseur :

« Étant donc dans la nécessité de savoir bien user de la bête, un prince doit prendre, de celles-ci, le renard et le lion, parce que le lion ne se défend pas des filets, le renard ne se défend pas des loups ; il faut donc être renard pour connaître les filets et lion pour effrayer les loups. » [Le Prince, Chapitre XVIII]

Le logo de Sciences Po Paris représente un livre (Le Prince de Machiavel) avec à ses côtés,
un renard et un lion

Ainsi Machiavel est encore étonnement contemporain. Ce constat en dit long sur le monde politique. Parler du réalisme de Machiavel et le voir comme l’un des textes fondateurs de la politique moderne, c’est admettre que fondamentalement, la politique n’a que peu évolué depuis. Ceci s’explique aisément. La confiance en nos dirigeants est certes sapée, on le voit bien aujourd’hui, mais le citoyen n’a pas d’autres choix, dans la mesure où ce sont bien eux qui détiennent le pouvoir dans les régimes représentatifs.

Dès lors, la véritable question est : la technologie blockchain est-elle en mesure de changer cet état de fait ?

La blockchain, une technologie sans organe central de contrôle

L’essence de la blockchain est – entre autres – intrinsèquement liée à l’absence d’organe central de contrôle [7]. En théorie, celle-ci peut donc résoudre le problème de la confiance soulevé dans Le Prince. Ce problème, aujourd’hui incarné par nos représentants, pourrait être tout simplement supprimé. Il serait possible de mettre en place un système sur blockchain de façon à ce que le citoyen ait toujours le pouvoir. En bref, un système analogue au « Code fait la loi »** de Lawrence Lessig, qui expliquait que « sur Internet, la régulation des comportements passe moins par les normes juridiques que par l’architecture technique des plateformes que nous utilisons » [8] mais basé sur la blockchain et dont le code voté par les citoyens s’appliquerait au monde matériel. Pour mettre en place un régime démocratique sur blockchain qui réponde à ces caractéristiques, il faudrait être en mesure de pouvoir identifier tous les citoyens de la municipalité, ville ou pays sur la blockchain.

Mais en vérité, cette idée n’est pas véritablement nouvelle et n’a pas attendu la blockchain, il s’agit de la démocratie liquide, à savoir, « une forme de gouvernement démocratique où le pouvoir de vote est confié à un délégué plutôt qu’à un représentant » [9]. Certes, la technologie blockchain est en mesure de résoudre l’un des problèmes fondamentaux, à savoir la sécurisation du vote en ligne, mais en soi, elle ne suffit pas à régler le cœur du problème : « seuls ceux qui détiennent déjà le pouvoir pourraient mettre un tel système en place »***, or ceux-là n’ont aucun intérêt à le faire.

Toutefois, la blockchain a un autre avantage, et celui-ci pourrait bien lui permettre de révolutionner la politique : « la blockchain est en théorie indestructible ». Ainsi, si une entité lançait une blockchain en mesure d’organiser un espace géographique et paraissant légitime aux yeux de ses utilisateurs-citoyens, il serait dès lors bien difficile pour l’État de la détruire. En bref il serait enfin possible grâce à la blockchain de réaliser la vision de Machiavel : « les hommes seront toujours méchants, s’ils ne sont pas rendus bons par la nécessité ». Or, seul le peuple est en mesure de rendre les hommes bons, puisqu’il s’agit de la seule entité trouvant grâce aux yeux de Machiavel :

« Le peuple désire ne pas être commandé ni opprimé des grands, et les grands désirent commander et opprimer le peuple. […] on ne peut avec honnêteté satisfaire les grands, et sans atteintes pour autrui, mais le peuple, certes oui, parce que la fin du peuple est plus honnête que celle des grands, ceux-ci voulant opprimer et celui-ci n’être pas opprimé. » [10]

Blockchain

En théorie, il semble donc possible que la blockchain révolutionne la politique. En pratique, cela paraît plus compliqué ; une intégration de la blockchain dans des structures déjà démocratiques, telles que les cantons suisses semble plus probable. Mais il ne s’agirait alors pas véritablement d’une révolution. Pour révolutionner la politique dans les régimes représentatifs, une confrontation entre la blockchain et l’État paraît inévitable.

PS : Je n’ai volontairement pas mis d’exemples concrets de blockchains dans cet article, principalement pour la raison suivante ; il n’existe pas à l’heure actuelle de blockchain qui joue véritablement sur le terrain politique. Il existe des protocoles, qui fonctionnent – plus ou moins – pour « gouverner » les blockchains, mais elles n’ont pas vraiment d’applications dans le territoire politique réel et matériel qui reste la chasse gardée de l’État. Le faire, ce serait entrer directement en confrontation avec l’État, et pour l’instant les initiatives concrètes dans le domaine restent limitées.

En bref, le monde de la blockchain gouverne celui de la blockchain, mais ne pèse pas réellement sur le gouvernement de la cité, pour le moment en tout cas. Cela dit, c’est vraiment une possibilité inscrite dans l’ADN de la blockchain à mon sens, et potentiellement inéluctable à long terme. Il y a donc une différence de nature, entre ce qui est possible avec cette technologie (qui peut révolutionner la politique), et ce qu’on voit actuellement.

Bitcoin BTCCela étant dit, il est vrai que Bitcoin empiète fortement sur les prérogatives économiques des politiques, dans une société où l’économique avait très largement pris le pas sur le politique. En termes de politique monétaire, il s’agit véritablement d’une révolution. En revanche, Bitcoin ne permet pas vraiment de prendre de décision purement politique.

La monnaie s’échange dans le monde réel, elle modifie dans un certain sens les conditions du réel, mais davantage en fonction des conditions de départ du protocole que par l’évolution des acteurs. On ne peut pas voter sur la blockchain Bitcoin pour créer une nouvelle loi abaissant ou augmentant la majorité légale, créer un service de bus… Paradoxalement, elle est à la fois universelle et liée à aucun territoire en particulier.

Lire la suite : Montesquieu, De l’esprit de la Blockchain


* Ce qui lui vaudra par ailleurs une véritable inimitié de la part des jésuites, puisqu’il sera en 1559 mis à l’Index librorum prohibitorum, “un catalogue de livres pernicieux dont la lecture était considérée comme un péché mortel […] [et qui] interdisait théoriquement jusqu’aux citations des œuvres condamnées” cf. BOUCHERON Patrick, Un été avec Machiavel, Équateurs parallèles, mai 2017, revers de quatrième de couverture.

** Dans notre manifeste de la Commune Blockchain, on propose une solution concrète à ce problème.

*** Code is Law

Sources :

[1] MACHIAVEL, Le Prince, Le Livre de Poche, 2000 (Publié pour la première fois en 1532), p.119.
[2] Ibid, p.124.
[3] The School of Life, Political theory – Niccolo Machiavelli, voir : https://www.youtube.com/watch?v=AOXl0Ll_t9s.
[4] MACHIAVEL, Le Prince, Le Livre de Poche, 2000 (Publié pour la première fois en 1532), p.128.
[5] MANENT, Pierre, Histoire intellectuelle du libéralisme, Broché, 2012, voir Chapitre II : Machiavel et la fécondité du mal, p.38.
[6] BOUCHERON Patrick, Un été avec Machiavel, Équateurs parallèles, mai 2017, revers de quatrième de couverture.
[7] BlockchainFrance, Qu’est ce que la Blockchain ? voir : https://blockchainfrance.net/decouvrir-la-blockchain/c-est-quoi-la-blockchain/.
[8] S.I.Lex, Comment code is law s’est renversé en law is code ? voir : https://scinfolex.com/2014/01/24/comment-code-is-law-sest-renverse-en-law-is-code/.
[9] Définition de Wikipédia France, voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9mocratie_liquide.
[10] MACHIAVEL, Le Prince, Le Livre de Poche, 2000 (Publié pour la première fois en 1532), p.95.

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Janin Grandne

Janin est auteur du <a href="https://www.amazon.fr/Manifeste-Commune-Blockchain-avenir-d%C3%A9mocratie-ebook/dp/B07H9F856G/">Manifeste de la Commune Blockchain</a> et président de l'association de la Commune Blockchain. Il s'occupe de la rubrique Philosophie &amp; Blockchain pour le Journal du Coin. Suivez-le sur Twitter : <a href="https://twitter.com/JaninGrandne">@JaninGrandne</a>