Le Bitcoin Pizza Day et l’économie circulaire
Le 22 mai, les bitcoineurs célèbrent le Bitcoin Pizza Day durant lequel ils commémorent l’achat de deux pizzas en bitcoins en 2010, opération qui s’avérait être le premier achat d’un bien physique en BTC de l’histoire. Profitons de cette date particulière pour revenir sur l’adoption commerciale de Bitcoin, de nous interroger sur sa pertinence et de parler de la notion d’économie circulaire cryptomonétaire.
Deux pizzas pour 10 000 bitcoins
Le Bitcoin Pizza Day est le jour de commémoration du premier achat d’une marchandise physique en bitcoins : deux pizzas achetées le 22 mai 2010. Auparavant, le bitcoin n’avait été échangé que contre des monnaies traditionnelles comme le dollar. Il avait donc déjà un prix mais n’avait probablement pas été utilisé pour se procurer autre chose.
L’échange a été effectué entre Laszlo Hanyecz, un développeur américain d’origine hongroise de 28 ans habitant en Floride, et Jeremy Sturdivant, un Californien alors âgé de seulement 18 ans.
Le 18 mai, Laszlo, qui avait accumulé des bitcoins en minant avec sa carte graphique, rédigeait l’annonce suivante sur le forum Bitcointalk :
« Je paierai 10 000 bitcoins pour deux ou trois pizzas… genre peut-être 2 grandes pour qu’il m’en reste le lendemain. J’aime avoir des restes de pizza à grignoter pour plus tard. Vous pouvez faire la pizza vous-même et l’amener jusqu’à chez moi ou la commander pour moi dans un service de livraison, mais mon objectif c’est de me faire livrer de la nourriture en l’échange de bitcoins que je n’ai pas à commander ou à préparer moi-même. […] Si vous êtes intéressé, faites-le moi savoir et nous pourrons nous arranger. »
Laszlo Hanyecz sur Bitcointalk
Après quelques jours sans réponse, il a réitéré son offre. Le 22 mai, après quelques discussions sur IRC pour régler les détails de la transaction, Jeremy (qui utilisait le pseudonyme jercos
) a accepté l’offre de Laszlo et lui a fait livrer 2 pizzas de Papa John’s à son domicile contre 10 000 bitcoins. Ceux-ci représentaient environ 36 € selon le taux d’échange de l’époque.
Lazslo a alors posté des photos de ses pizzas, immortalisant par là le premier échange réalisé avec Bitcoin et rentrant dans la légende.
L’adoption commerciale de 2010 à nos jours
Après cet épisode de la pizza, l’adoption commerciale s’est développée considérablement durant les années qui ont suivi. Des plateformes d’échange plus perfectionnées ont émergé, dont notamment Mt. Gox, ce qui a permis d’avoir une idée plus fiable du prix. Des pionniers comme Marc Karpelès ou Roger Ver ont commencé à accepter le bitcoin en tant que moyen de paiement pour leurs services. Début 2011, Ross Ulbricht a mis au point sa place de marché du dark web Silk Road, qui a connu un succès grandissant lors de ses deux années d’existence.
À partir de 2012, le commerce plus généraliste est rentré dans la danse, notamment par le biais du processeur de paiement BitPay. WordPress, le service d’hébergement de sites web, a commencé à recevoir les paiements en bitcoins le 15 novembre 2012. L’agence de voyage en ligne CheapAir.com a annoncé l’accepter le 22 novembre 2013. Overstock.com, une très grosse plateforme de commerce électronique aux États-Unis, a suivi le 9 janvier 2014.
Et tout ceci sans compter les milliers de commerces physiques indépendants qui acceptaient la cryptomonnaie comme moyen de paiement. En France, cette acceptation était illustrée par le « Bitcoin Boulevard français », situé dans le Passage du Grand Cerf à Paris, où tous les commerçants ou presque acceptaient le bitcoin.
Mais l’adoption commerciale du bitcoin n’a pas perduré comme l’espéraient certains. La plupart du temps, les clients étaient rares et cela ne valait pas le coup d’accepter la cryptomonnaie. De plus, au fur et à mesure du temps, le bitcoin est devenu de plus en plus difficile à utiliser, en raison de la hausse des frais de transaction et de l’augmentation des temps d’attente. En effet, la capacité transactionnelle était limitée par le protocole ce qui, à partir de 2017, a créé d’énormes congestions du réseau, rendant par là le bitcoin inadapté pour les petits achats.
Mais cela ne s’est pas arrêté pas là : on a également observé un changement de narration. Alors qu’au début le bitcoin était principalement considéré comme un moyen de paiement, il a progressivement pris la forme d’une réserve de valeur aux yeux du public. De la vision d’un argent liquide numérique pouvant servir de monnaie du dark web, on est passé à celle d’un actif régulé représentant une monnaie de réserve. La métaphore de l’or numérique s’est imposée, non pas pour faire référence à l’or d’autrefois, qui servait d’intermédiaire d’échange dans le commerce de détail, mais à l’or d’aujourd’hui, que l’on stocke dans un coffre-fort et que l’on ne déplace quasiment pas.
La première vision subsiste dans Bitcoin au travers des personnes qui travaillent sur le réseau Lightning, un réseau de seconde couche, permettant d’améliorer la scalabilité des échanges, ou sur les portefeuilles dédiés au mélange des pièces et à la confidentialité, comme le Samourai Wallet ou le Wasabi Wallet. Cette vision est également très forte dans les communautés d’autres cryptomonnaies, comme Bitcoin Cash, Dash ou Monero, où l’accent est mis sur l’usage en tant qu’argent liquide électronique.
Cependant cette perception est devenue aujourd’hui largement minoritaire dans Bitcoin, au profit de la narration de la réserve de valeur, qui pousse aujourd’hui les utilisateurs à « investir » dans le bitcoin, mais pas à l’utiliser pour acheter des choses. Cet état des choses fait qu’aujourd’hui la cryptomonnaie n’est que très peu utilisée dans le commerce, comme le montre par exemple l’échec du projet OpenBazaar qui peine sévèrement à attirer un nombre d’utilisateurs suffisant depuis son lancement en 2016.
Pourquoi dépenser ses bitcoins ?
Lorsqu’on demande aux gens pourquoi ils ne dépensent pas leurs bitcoins plutôt que leurs euros, leurs raisons sont en général très diverses. Elles peuvent comporter des éléments comme la difficulté d’utilisation (devoir gérer un portefeuille et scanner des codes QR est plus compliqué qu’utiliser une carte de paiement sans contact), les frais (utiliser le bitcoin peut coûter cher, même en utilisant Lightning), la volatilité (le cours du bitcoin à court terme varie beaucoup par rapport à l’euro) ou la comptabilité (en France, la législation sur les plus-values impose de déclarer toutes les dépenses effectuées en bitcoin). Mais la raison invoquée le plus souvent est la suivante : Pourquoi dépenser ses bitcoins si ceux-ci augmentent en valeur à long terme ?
Cette justification a été utilisée très récemment par l’influenceur américain Anthony Pompliano pour expliquer pourquoi il n’acceptait pas le bitcoin pour son événement pourtant appelé « Bitcoin Pizza » ayant pour but de contribuer au financement du développement de Bitcoin. Dans un tweet du 18 mai 2021, écrivait :
« Il y a 11 ans, Laszlo Hanyecz a dépensé 10 000 bitcoins pour acheter deux pizzas lors de la toute première transaction en bitcoins pour un bien ou un service. Ces 10 000 bitcoins valent aujourd’hui environ 450 millions de dollars. Nous ne voulons pas que les gens abandonnent leurs bitcoins pour des pizzas, mais nous nous efforçons plutôt de collecter de l’argent sous forme de dollars fiat qui se déprécient afin d’aider à financer le développement de Bitcoin. »
Anthony Pompliano sur Twitter (archive)
En effet, on peut se dire en premier lieu que Laszlo aurait mieux fait de conserver ces 10 000 bitcoins. Néanmoins, c’est ignorer que sans lui l’économie autour du bitcoin n’aurait peut-être jamais été lancée et que son prix serait tombé à zéro, et c’est également oublier que ces 10 000 bitcoins n’étaient pas les seuls bitcoins qu’il possédait. À l’époque il pensait faire une bonne affaire au vu de ce que lui avait coûté le minage.
Outre l’affront fait au symbole que représente le Bitcoin Pizza Day, la décision d’Anthony Pompliano est donc le symptôme d’une croyance irrationnelle profonde, qui cache en réalité une autre interrogation : Au lieu d’utiliser ses euros et ses dollars, pourquoi ne pas les convertir tous en bitcoins, et utiliser ces bitcoins pour se procurer ce dont on a besoin ?
Cela n’est possible que dans une certaine mesure à cause des contraintes légales qui forcent les gens à utiliser l’euro dans un sens ou dans l’autre comme le cours légal ou le paiement de l’impôt (certains feront ici référence à la loi de Gresham). Cependant, il est aujourd’hui tout à fait faisable de convertir une très grande partie de sa richesse en bitcoin et de tenter de dépenser le maximum avec pour réduire sa dépendance à l’euro. Rappelons après tout que l’idée est précisément de sortir du système bancaire traditionnel sclérosé, au moins partiellement : Bitcoin un système monétaire qui opère sur le marché libre et qui est fait pour le marché libre.
Le fait de ne pas dépenser ses bitcoins n’est donc pas lié au fait que « le nombre monte », mais à d’autres raisons, dont certaines sont évoquées plus haut. En outre, il n’est pas non plus certain que le prix continue de monter : posséder du bitcoin n’est pas une garantie absolue de gagner en valeur et son prix pourrait chuter durablement si son économie était attaquée.
Le bitcoin est une monnaie, dont le rôle est d’être échangé dans le commerce au sens large, que ce soit contre d’autres monnaies (auquel cas on parle d’« acheter du bitcoin ») ou contre des biens ou contre des services (auquel cas on parle de « gagner du bitcoin »). C’est là sa principale utilité et ce pour quoi il a été mis en avant durant toutes ses années. La fonction de « réserve de valeur » tant louée par beaucoup n’est qu’un corollaire de cette utilité : un utilisateur se procure du bitcoin en donnant en échange une autre chose, et le cède plus tard contre une chose de valeur égale ou supérieure.
Il n’y a donc aucun mal à dépenser ses bitcoins ; au contraire il se pourrait que ce soit la meilleure façon de rendre Bitcoin plus fort.
L’importance de l’économie circulaire
L’objectif de Bitcoin est de créer une économie sans tiers de confiance, dépourvue des banques commerciales qui bloquent des transferts de fonds, gèlent des comptes et espionnent leurs clients, et exempte des banques centrales qui créent de la monnaie à l’infini pour transférer la richesse durement gagnée des épargnants vers les privilégiés proches de planche à billets. On peut appeler cet objectif « adoption de masse » ou « hyperbitcoinisation ». L’économie résultante permettrait de ne plus passer par l’euro dans certains spécifiques, et pouvoir construire une alternative à l’avenir dystopique qui pourrait nous attendre.
Or, cette économie ne se développe pas d’elle-même et requiert des personnes qui y participent. Si tout le monde thésaurisait ses bitcoins et se contentait d’en acheter et d’en vendre sur des plateformes d’échange lourdement réglementées, alors l’objectif deviendrait irréalisable. Pire : si personne n’utilisait Bitcoin de manière décentralisée, le système ne serait pas sécurisé.
C’est pourquoi il est crucial de développer une économie circulaire autour du bitcoin. Ce concept, directement inspiré du modèle de dévelopement durable du même nom, consiste à construire une économie fonctionnant en boucle fermée, c’est-à-dire entre bitcoineurs, qui élimine les « déchets » que représentent les monnaies fiat comme l’euro ou le dollar.
Cela passe par le fait d’accepter le bitcoin pour ses propres services et d’encourager les autres à le faire en dépensant ses bitcoins. Cela passe par le fait d’éviter les processeurs de paiement centralisés comme BitPay au profit d’un processeur auto-hébergé comme BTCPay. Cela passe par le fait de ne plus recourir aux plateformes d’échange réglementées et de préférer des alternatives décentralisés et pair-à-pair comme Bisq. Cela passe par l’éducation des nouveaux arrivants et l’organisation de meet-ups, en personne ou virtuels, pour échanger autour de ce thème.
À l’heure où la surveillance se resserre par les normes de connaissance du client (KYC) de plus en plus drastiques, à l’heure où l’usage de l’argent liquide physique connaît une forte baisse, à l’heure où les restrictions économiques se multiplient tout autour du monde, il est aujourd’hui plus que d’actualité de travailler à construire une alternative résistante à la censure.
Non seulement cela permettrait d’améliorer la vie des bitcoineurs y participant, mais aussi de renforcer Bitcoin sur trois plans :
- L’utilité : en acceptant le bitcoin pour ses services et en payant les autres marchands de l’économie circulaire, on contribue à accroître l’effet de réseau de Bitcoin, et donc sa valeur objective.
- Le prix : en participant à l’économie circulaire, on est amené à dépenser et épargner en bitcoin et donc à stabiliser son prix, en épargnant plus lorsque le cours baisse et en dépensant plus lorsque le cours monte.
- La sécurité : les marchands qui acceptent le bitcoin au travers d’un nœud complet indépendant apportent une sécurité économique proportionnelle à leur volume de vente contre les changements de protocole et œuvrent donc à la résistance à l’inflation de la monnaie.
Ainsi, thésauriser du bitcoin n’est pas forcément la meilleure chose à faire pour le réseau. La construction de l’économie circulaire autour de la cryptomonnaie semble être aujourd’hui la voie à suivre pour que Bitcoin prospère. Et c’était le sens de l’acte fondateur de Laszlo Hanyecz et de Jeremy Sturdivant : montrer par l’exemple qu’une économie alternative était possible et comment il fallait s’y prendre pour y parvenir.