Après avoir abordé l'origine et les fondements de la finance décentralisée, penchons nous maintenant sur l'histoire de la finance décentralisée et de ses applications phares. Il n'aura fallu que quelques mois aux développeurs du monde entiers pour s'emparer d'Ethereum. La plateforme de smart contracts devient un outil puissant pour concevoir et déployer des protocoles qui révolutionnent la finance. Échanger, prêter, emprunter et épargner sans limites : retraçons l'épopée de la DeFi !

Table des matières
La première application de finance décentralisée : MakerDAO
Un historien de la DeFi citerait probablement MakerDAO (devenu Sky en août 2024) comme la première véritable application de finance décentralisée. Le projet est conçu en 2014 par Rune Christensen. Son objectif est d’émettre un stablecoin décentralisé sur Ethereum.
À l’époque, le stablecoin le plus utilisé est le tether (USDT). Ce dernier est centralisé : il est produit par la société Tether, filiale d’iFinex, et sa parité avec le dollar est assurée par les réserves bancaires de l’entreprise, constituées tout d'abord de dollars, puis d'obligations d'État américaines.
Cependant, de nombreux doutes subsistent quant à la solvabilité de cette dernière. Les fonds sont conservés sur des banques douteuses, et la société mère a de nombreux problèmes avec les autorités financières américaines. La communauté crypto demande un stablecoin décentralisé, garanti par un collatéral auditable et public.
Christensen imagine alors un ingénieux système. Son stablecoin sera un jeton ERC20, le DAI, déployé sur la blockchain d’Ethereum. Pour garantir sa parité avec le dollar, nul besoin de disposer de monnaie en banque. Elle est assurée par un collatéral en cryptomonnaies. Ce collatéral est apporté par les milliers d’utilisateurs du réseau Ethereum.

Le fonctionnement du DAI
Le nom « DAI » provient selon son créateur du caractère chinois 貸 qui signifie « prêter ou fournir des capitaux pour un prêt ». Le principe de création du stablecoin est simple : les utilisateurs qui le souhaitent déposent des fonds dans un smart contract, qui crée la quantité de DAI correspondante. Ces DAI sont alors disponibles aux utilisateurs, qui peuvent les utiliser comme bon leur semble. Une fois remboursés, ces DAI sont détruits et l'utilisateur récupère son dépôt.
Le collatéral peut être composé de différentes cryptomonnaies, l’ether (ETH) étant bien sûr la principale. Le DAI est dit « sur-collatéralisé » : en effet, il faut déposer une quantité de cryptos dont la valeur est comprise entre 110 et 200 % des DAI (dont la valeur unitaire vaut un dollar, rappelons-le).
Dans le cas où le cours des cryptomonnaies en collatéral chute, et donc le ratio de collatéralisation, une fonction permet d’en liquider une partie pour ramener le ratio dans la norme. Chaque panier composant le collatéral présente un degré de risque différent, évalué par la communauté des utilisateurs.

Nous entrerons plus en détails dans le fonctionnement technique du DAI et autres mécanismes de liquidation dans les articles suivants de cette Encyclopédie.
Le lancement du projet
MakerDAO est déployé le 18 décembre 2017 sur le mainnet d'Ethereum. C’est un succès, car lors de sa première année d’existence, la parité avec le dollar sera toujours respectée, malgré une chute de plus de 80 % du cours de l’ether. Le mécanisme imaginé par Christensen prouve donc son efficacité.
Dès 2018, les investisseurs se pressent pour acheter du MKR. Le célèbre Andreessen Horowitz achète notamment 6 % de l’offre disponible, pour 15 millions de dollars. La même année, la Maker Foundation voit le jour à Copenhague, afin de maintenir le développement du projet.
2019 est l’année d’un conflit interne sur fond d'idéologie. Rune Christensen souhaite pouvoir utiliser des actifs financiers hors crypto comme collatéral pour le DAI. Il cherche ainsi plus de conformité avec les régulateurs, ce qui ne plaît pas à toute l'équipe : le CTO de Maker claque la porte. Cependant, ces divergences ne freinent pas l'expansion du projet de Christensen, et le DAI s'impose.
MakerDAO est aujourd’hui l'un des protocoles DeFi les plus capitalisés. À l'heure de l'écriture de ces lignes, le DAI est l'un des stablecoins le plus capitalisés de l’écosystème. L'USDS, un stablecoin déployé par MakerDAO devenu Sky en 2024 connaît lui aussi un succès important. Le jeton utilitaire du protocole, le MKR, est quant à lui dans le top 100 depuis des années.
L’arrivée fracassante d’Uniswap
La genèse du projet
Uniswap est probablement l’application décentralisée la plus connue. Il s’agit de la principale plateforme d’échange décentralisée (DEX) de l’écosystème crypto. Conçu sur Ethereum, Uniswap fonctionne grâce aux Automated Market Makers (AMM) à fonction constante : nous rentrerons dans les détails techniques de ces faiseurs de marché automatisés lors des prochains articles.
Uniswap est conçu par un ancien ingénieur mécanicien de chez Siemens, Hayden Adams, avec l'aide un développeur de l’Ethereum Foundation, Karl Floersch. L’idée de créer un DEX reposant sur les AMM comme Uniswap est tout d’abord mentionnée par Vitalik Buterin :
Le seul DEX à peu près fonctionnel sur Ethereum à l’époque s’appelle EtherDelta. Il repose sur un carnet d’ordres classique. L’expérience utilisateur est désastreuse : il est lent et rempli de bugs.
Les deux associés présentent alors leur démo lors de la DevCon 3 et réussissent à se faire financer. Leur idée commence à prendre forme, et la version pré-alpha de la plateforme voit le jour en janvier 2018. L’interface utilisateur laisse à désirer : Callil Capuozzo, un ami d’Adams, designer passé par Microsoft et Google, se charge de prendre le frontend de l’application en main.
En avril 2018, Hayden Adams rencontre Vitalik Buterin à Séoul, lors de la conférence Deconomy 2018. Ce dernier lui conseille de réécrire les contrats d’Uniswap en Vyper, un langage alternatif à Solidity, et de demander l’aide financière de la Fondation Ethereum. Adams continue dans les jours qui suivent à recruter une équipe solide, et à optimiser le code d’Uniswap. Il présente sa dApp lors de l’EDCON 2018 à Toronto, et reçoit un accueil favorable. Adams se rend ensuite à New-York travailler dans les bureaux de MakerDAO, et finit par recevoir une aide de 50 000 dollars de la Fondation.
Dans les mois qui suivent, de nombreux experts vérifient le code source d’Uniswap, et Callil Capuozzo peaufine l’interface utilisateur du DEX. L’équipe lance alors Uniswap sur le réseau principal d’Ethereum le 2 novembre 2018, à l’occasion de la Devcon 4 à Prague. Hayden Adams profite de l’occasion pour attirer des fournisseurs de liquidité sur la plateforme. Durant les deux années suivantes, l’activité explose sur Uniswap, qui devient le principal échangeur décentralisé sur Ethereum.

Les recherches et développements
L’équipe de développement menée par Adams conclut ensuite une levée de fonds en série A pour 11 millions de dollars. Uniswap est notamment financé par Andreessen Horowitz, et la troisième version du protocole voit le jour en 2021. Le DEX est également déployé sur les couches secondaires Optimism et Arbitrum la même année.
En 2022, Adams et ses associés lancent Uniswap Labs Ventures, un fonds d’investissement Web3. En octobre de la même année, après une série B menée par Polychain Capital, Uniswap Labs reçoit 165 millions de dollars, portant sa valorisation à 1,66 milliard de dollars. Il s’agit d’une des plus importantes levées de fonds réalisées par une entreprise de la finance décentralisée. Le DEX comptabilise alors plus de 1 200 milliards de dollars de volume échangé depuis sa création. Hayden Adams n’en croit pas ses yeux.
L’équipe d’Uniswap continue de développer son produit, et sort une version mobile en mars 2023. De même, elle déploie le DEX sur plusieurs blockchains, comme Avalanche et la BNB Chain, puis de nombreux layers 2 d’Ethereum. Alors que la sortie de la quatrième version de l’échangeur décentralisé est prévue pour fin 2024, Uniswap Labs propose 2,35 millions de dollars de prix pour en sécuriser le code. Il s’agit de l'a'une des plus importantes compétitions de cybersécurité de l’histoire de la finance décentralisée.
Uniswap est toujours le DEX le plus utilisé de l’écosystème. Disponible sur 25 chaînes, il agrège en mai 2025 près de 4,7 milliards de dollars d’actifs crypto. Dans les chapitres suivants, nous explorerons son fonctionnement technique, qui inspira la conception de nombreux protocoles de finance décentralisée.
Le DeFi summer de 2020
C’est lors de l’été 2020 que la finance décentralisée explose en termes de volume, d’applications et d’utilisateurs. Le secteur est marqué par une forte croissance, et de nombreuses innovations majeures.
Tout d’abord, c’est durant cette période qu’apparaissent le yield farming, aussi appelé liquidity mining. Le Yield Farming est une fonctionnalité permettant aux fournisseurs de liquidité d’obtenir en plus de leurs intérêts, des jetons de gouvernance en récompense. C’est Compound qui lance le premier du genre (le COMP) en juin 2020. Rapidement, plusieurs protocoles emboîtent le pas. Les utilisateurs d’Ethereum à la recherche de rendement passent rapidement d’un protocole à l’autre, afin de profiter des taux d’intérêt les plus rentables. Ces mécanismes incitatifs permettent à la finance décentralisée d’attirer des fonds toujours plus colossaux.
Uniswap continue sa croissance, fort de son interface intuitive. Plusieurs DEX s’inspirant du modèle de Compound voient alors le jour. SushiSwap en est l’exemple le plus connu. Il s’agit d’un fork d’Uniswap. Les fournisseurs de liquidité sont récompensés grâce au SUSHI, le jeton de gouvernance du protocole. Désormais, chaque protocole aura son jeton de gouvernance et son organisation autonome décentralisée ou DAO.

L’arrivée d’Aave rend le lending DeFi encore plus populaire, en introduisant les flash loans. Ce mécanisme permet d’emprunter des fonds sans collatéral, tant qu’il est certain que le prêt sera remboursé au sein de la même transaction. Les flash loans facilitent l’arbitrage, et ouvrent la voie à de nouvelles stratégies financières.
C’est aussi lors de l’été 2020 qu’apparaît Yearn Finance, un protocole d’optimisation des rendements. Yearn permet d'automatiser les mouvements de fonds d’un protocole à un autre, en fonction des meilleurs taux du marché. Yearn présente également un jeton de gouvernance, le YFI, et sa communauté a une grande influence sur son développement. Le protocole attire même les investisseurs débutants. En effet, ces derniers y voient une solution pour générer des revenus dans la finance décentralisée sans y consacrer trop de temps.
Les premiers problèmes
La bulle DeFi
On assiste à une forme de « bulle » de la DeFi cette année-là. Les taux d’intérêts affichés par de nombreux protocoles sont intenables, et le cours des jetons de gouvernance des protocoles DeFi connaissent une forte volatilité. Certains voient leur prix chuter dramatiquement après la phase spéculative initiale.
De plus, les frais de gas sur Ethereum continuent de monter. Il devient très coûteux d’utiliser les applications de finance décentralisée : un simple dépôt de fonds au sein d’un protocole peut coûter jusqu'à 300 dollars. La DeFi devient donc peu accessible pour les petits portefeuilles. Pour en profiter, il faut avoir des liquidités importantes.
Enfin, les premiers hacks d’envergure touchent plusieurs protocoles aux smart contracts défaillants. Les utilisateurs de la DeFi, qui sont encore des aventuriers à l’époque, connaissent pertes et vols. Tous ces événements rappellent que ces expérimentations financières peuvent se terminer très mal. Pour l’anniversaire des 5 ans d’Ethereum, Vitalik Buterin prend la parole pour inciter les utilisateurs de la DeFi à la plus grande prudence.
De multiples hacks
En 2020, on dénombre ainsi une vingtaine de piratages majeurs dans le secteur de la finance décentralisée, les sommes dérobées dépassant les 150 millions de dollars.

En avril 2019, un hack d’envergure permet de dérober 25 millions de dollars au sein du protocole Lendf.me. L’attaquant avait profité d’une faille dans le code du smart contract standard des jetons ERC-777. On parle de re-entry attack : via l’appel à des contrats extérieurs, le pirate peut alors prendre le contrôle des flux financiers du contrat parent.
Le protocole Balancer est également visé par une attaque de moindre envergure (environ 450 000 dollars). La plateforme, qui permettait de réaliser des prêts instantanés (flash loans) subit les premiers déboires liés à cette pratique qui deviendra célèbre.
Le protocole le plus malchanceux cette année-là est bZx, qui subit 3 attaques différentes. En septembre, ce sont plus de 8 millions de dollars qui sont dérobés. Une faille permet alors à l’attaquant de créer de faux jetons, puis de les échanger contre de vrais ethers, LNK et stablecoins.
Plusieurs pirates choisirent de rendre les fonds dérobés, au grand soulagement des équipes de développement des plateformes visées et de leurs utilisateurs.
Une chose est sûre, les investisseurs de la DeFi commencent à comprendre la nécessité d’avoir un code éprouvé et audité pour limiter les mauvaises surprises. Un nouveau métier fait donc son apparition : auditeur de smart contracts ! Aujourd'hui, bien que le risque zéro soit toujours inexistant, les contrats sont passés au peigne fin. À la fois par des entreprises professionnelles et une communauté de développeurs participants à la chasse au bugs pour recevoir des récompenses (bug bounties).
Après les premiers tâtonnements, la finance décentralisée s'impose comme une véritable révolution. En effet, il est désormais possible de prêter et d'emprunter de pair à pair, sans contraintes juridiques ou géographiques. Dans les années qui suivent, les développeurs redoublent d'ingéniosité pour améliorer les applications existantes, et proposer de nouveaux protocoles. Un véritable écosystème financier alternatif émerge, et les sommes mises en jeu sont colossales.
Dans les deux prochains articles de ce Chapitre de l'Encyclopédie du coin, nous continuerons cette histoire en présentant les figures emblématiques de ce secteur innovant et leur impact sur son développement.
