L’origine de l'expression « finance décentralisée » remonte à l’année 2018. À cette époque, les développeurs du réseau Ethereum exploraient sans relâche toutes les possibilités offertes par la première plateforme de smart contracts. Ils envisageaient de multiples applications financières, et le terme de « finance ouverte » fut tout d’abord proposé pour désigner cet écosystème naissant.

Dans cet article, nous allons retracer les origines de la DeFi, et rappeler ses fondamentaux technologiques et philosophiques. Remontons dans le temps, et intéressons-nous à la genèse d’Ethereum et de sa machine virtuelle.
Table des matières
Ethereum et l’apparition des smart contracts
Bien que le concept de smart contract proposé par Nick Szabo remonte aux années 90, on considère que la première plateforme aboutie est Ethereum, lancée en 2015. Le projet, mené par Vitalik Buterin, suscita l'engouement de la communauté crypto, alors qu’il n’était qu’au stade embryonnaire. Comme nous avons pu le voir dans le Chapitre dédié à Ethereum, l’équipe des développeurs originels réussit à lever 18,66 millions de dollars en septembre 2014, grâce à quelques messages postés sur des forums, des articles de magazine, et un whitepaper de 36 pages.
Afin de comprendre ce succès, à une époque où l’industrie crypto était balbutiante et marginale, il faut relever l’une des caractéristiques fondamentales d’Ethereum : sa programmabilité. Ce mot est un anglicisme : il définit la capacité d'une machine, ou d'un réseau, à accepter des instructions pouvant altérer son comportement. En l'occurrence, il s'agit d'interpréter le code des contrats, écrit en Solidity, pour déployer des applications décentralisées (dApps).
La programmabilité de la machine virtuelle d’Ethereum
Si vous avez jusqu'ici lu notre Encyclopédie, vous devez savoir que Bitcoin est une monnaie décentralisée et programmable, toutefois, son langage de script reste très limité. Il s’agit d’un choix de conception, maximisant sa sécurité. Il est ainsi possible de réaliser des transactions conditionnelles simples, cependant, sa programmabilité est très faible. Cela tient notamment au fait que son langage n’est pas Turing-complet. Il est impossible de créer des boucles récursives. On peut verrouiller des bitcoins, et les déverrouiller sous conditions, créer des comptes joints grâce aux portefeuilles multi-signatures, mais cela ne va pas plus loin.
Ethereum, en revanche, est la première plateforme blockchain dotée d'un langage de programmation Turing-complet : Solidity. On peut y coder des programmes enchaînant une grande quantité de transactions conditionnelles et complexes. Sa blockchain a la capacité stocker des données, et ses nœuds peuvent exécuter tous types de calculs. Les smart contracts déployés sur le réseau Ethereum sont autonomes et immuables. Ils tournent 7 jours sur 7, et 24 heures sur 24. Ethereum est donc une forme d’ordinateur universel.

La programmabilité d’Ethereum pave donc la voie à la conception d’applications financières décentralisées complexes.
Les premières applications de finance décentralisée
La première application DeFi qui vit le jour est toujours en existence : il s’agit de MakerDAO. Ce protocole de lending (prêt) sert à créer un stablecoin indexé sur le dollar, le DAI, grâce au collatéral en crypto des prêteurs. À l'époque, les stablecoins tels que le tether USD (TUSD) sont centralisés et adossés à des réserves de dollars en banque. Cela ne colle pas vraiment avec l'esprit émancipateur de la communauté crypto. L’idée est donc de concevoir un stablecoin décentralisé, qui permet de se protéger des fluctuations du marché tout en se passant des banques ou de tout type d’institution financière.
Par la suite, plusieurs plateformes d’échange décentralisées virent le jour. On peut citer par exemple 0x et son jeton le ZRX, qui fut financé grâce à une ICO à succès. Encore une fois, il s’agit de se passer des plateformes traditionnelles, où les fonds des utilisateurs sont centralisés dans les mains d’une entreprise. Celle-ci peut faire faillite, se faire pirater, ou subir les foudres des régulateurs financiers. Avec les DEX, acheteurs et vendeurs échangent leurs cryptos sans intermédiaire, par le biais d’un ensemble de smart contracts.
Au sein de la communauté crypto, on passe donc peu à peu de l’idée d’open finance (finance ouverte) à la decentralized finance. Le terme paraît en effet plus approprié. Il témoigne de cette volonté d’indépendance vis-à-vis des systèmes centralisés traditionnels.
Pour comprendre cet idéal d'indépendance, et la volonté de concevoir un écosystème financier décentralisé, il faut remonter un peu plus loin dans le temps. Il prend racine chez les Cypherpunks.
La finance décentralisée et les Cypherpunks
Comme évoqué dans l'article sur l'origine et les fondements de Bitcoin, le mouvement Cypherpunk, né dans les années 80-90, est bien connu pour avoir inspiré la création de Bitcoin. Il a également posé les bases philosophiques et technologiques de la finance décentralisée. Les Cypherpunks défendent la liberté personnelle, la résistance à toute forme de contrôle, et la défense de sa vie privée. Dans le monde numérique, la cryptographie est l’outil permettant d'atteindre cet idéal.

Les trois piliers de la DeFi
Les Cypherpunks se méfient comme de la peste des organes de pouvoir et de contrôle que sont les gouvernements, les corporations et les banques. La monnaie doit être privée, et l'individu souverain sur ses finances. C'est cette idéologie rebelle, libérale et anarchiste qui constitue le fondement philosophique de la finance décentralisée.
Décentralisation
Les Cypherpunks rêvent d’un monde où le pouvoir financier est entre les mains du citoyen, et non sous le joug des institutions centralisées. Dans l’univers de la DeFi, il n’y plus d’organe central de contrôle : c’est le code qui fait loi. Pour atteindre cette conception libérale des échanges financiers, basée sur le seul libre consentement des parties, il faut tout d'abord décentraliser la création monétaire.
Ensuite, ce sont les systèmes financiers dans leur entièreté qui doivent être décentralisés. À l'époque des cypherpunks, les réseaux distribués existent déjà, mais la notion de protocole blockchain est inconnue.
Confidentialité financière
Les Cypherpunks ont imaginé dès les années 90 des systèmes assurant la confidentialité des transactions. Au niveau de la communication écrite, il existait déjà des outils. Par exemple, le logiciel de chiffrement PGP est basé, comme les cryptomonnaies, sur la cryptographie asymétrique. Les premiers essais concernant les cryptomonnaies ne furent toutefois pas concluants, comme l’e-cash de David Chaum. Il fallut attendre l’émergence des blockchains pour atteindre la confidentialité financière.
Bien que le caractère public des blockchains soit un frein à l’anonymat total des parties et des transactions, la DeFi reste bien plus confidentielle que son homologue centralisé. Les identités sont représentées par des adresses sous formes de caractères alphanumériques. Si ces dernières ne sont pas reliées à un nom et à un prénom, les transactions sont anonymes. Dans le cas contraire, il existe des services permettant d’anonymiser les transactions, comme Tornado Cash. De même, on peut utiliser des cryptomonnaies confidentielles.
Résistance à la censure
Les Cypherpunks luttent contre toute forme de censure. En termes de finance, cela signifie que n’importe qui doit pouvoir accéder à des services financiers sans distinction de race, de religion, d’origine géographique ou sociale, d’âge, etc. Vitalik Buterin a toujours promu la résistance à la censure, et en a fait une des propriétés fondamentales d’Ethereum. Il lui aura fallu tirer profit d’années de recherche et de développement technologique pour matérialiser le concept.
Lors des premières discussions entre Cypherpunks, l’idée de monnaie cryptographique apparaît dès la fin des années 80. Cette monnaie d’Internet doit être privée, sécurisée et décentralisée. Bitcoin n’apparut que deux décennies plus tard. Satoshi Nakamoto posa l’un des fondements de la DeFi : décentraliser la création monétaire, un premier pas vers l’auto-souveraineté.
L'auto-souveraineté et la désintermédiation de la confiance
La désintermédiation de la confiance est l’un des objectifs premiers des Cypherpunks. Elle concerne à la fois la communication et la finance. Pour la communication, cela passe par le chiffrement : les premières messageries chiffrées virent le jour dès l’apparition d’Internet. Quant à la finance, le problème fut plus complexe à résoudre. Les cryptomonnaies qui virent le jour avant Bitcoin reposaient sur la cryptographie, mais n’étaient pas décentralisées.
Avec la finance décentralisée, la disparition des tiers de confiance va encore plus loin. Les smart contracts permettent désormais de remplacer banques, courtiers et assurances. Les transactions se font de pair à pair, et la cryptographie asymétrique assure la propriété privée des actifs numériques.
La finance décentralisée repose ainsi sur le concept d’auto-souveraineté. Selon l’idéal Cypherpunk, les individus doivent avoir le contrôle total sur leur identité numérique, sur leurs actifs et sur les informations qu’ils souhaitent divulguer. On parle de self-custody en DeFi : qui contrôle ses clés privées contrôle ses fonds. Ce terme anglais est difficile à traduire littéralement : il signifie que l’on assure seul la responsabilité de la garde de ses cryptos.
De Bitcoin à la DeFi
On ne peut pas vraiment parler de finance décentralisée quant au réseau Bitcoin. Il s’agit d’une brique technologique nécessaire mais non suffisante à la DeFi : une monnaie décentralisée. Notons toutefois qu’aujourd’hui, il est possible de concevoir des applications de finance décentralisée sur Bitcoin, grâce à ses couches secondaires. Le concept de décentralisation cher aux Cypherpunks a fortement influencé Satoshi Nakamoto, qui fait référence aux travaux d’Adam Back et de Wei Dai dans son whitepaper.
La blockchain de Bitcoin sert donc de fondement à un système financier décentralisé plus global. Satoshi Nakamoto a prouvé qu’il était possible de maintenir un registre décentralisé de transactions financières, sans passer par un tiers de confiance, grâce à la preuve de travail. Ensuite, Vitalik Buterin étendit le champ d’application de l’outil blockchain grâce aux smart contracts. Le jeune génie russo-canadien, idéaliste mais pragmatique, décrivait quelques années avant la création d'Ethereum un écosystème financier accessible à tous.

Les caractéristiques de la DeFi
L'accessibilité et l'inclusivité
Ces deux idéaux de la finance décentralisée se rejoignent. Sans même parler d’accès à la finance, le système bancaire est difficilement accessible. Cela paraît difficile à croire dans la plupart des contrées occidentales, et pourtant...
Pour obtenir un compte bancaire, il faut respecter certaines conditions. On doit décliner son identité, son adresse, sa profession - le fameux processus de connaissance client ou KYC. Après avoir rempli plusieurs formulaires, et fourni de nombreuses informations personnelles, on peut enfin accéder au système. Cependant, les possibilités financières seront vite limitées. Dépôts et retraits sont plafonnés, selon des critères variables selon les établissements bancaires. Certaines activités commerciales sont bannies. Une banque peut décider de clôturer arbitrairement un compte sans justification. Afin d'investir sur les marchés, par exemple pour acheter des actions, il faudra à nouveau montrer patte blanche.
Ce n’est pas le cas dans la finance décentralisée. Pour utiliser une dApp, il suffit d’y connecter son wallet. Nul besoin de justification. Posséder sa clé privée suffit pour signer n’importe quelle transaction, dont le montant n’est pas plafonné. Comme Bitcoin, la finance décentralisée se veut accessible à tous, sans distinction.
Moins de frictions, moins de frais
De par la disparition des intermédiaires de confiance, les systèmes de finance décentralisée réduisent les frictions entre les parties prenantes d’une transaction. Deux avantages majeurs découlent de la désintermédiation et de l’automatisation :
- La rapidité d’exécution : grâce aux smart contracts accessibles en quelques clics et 24/7, les services financiers de la DeFi sont beaucoup plus rapides que leur équivalent traditionnel. Ainsi, il est possible d’emprunter ou de prêter des fonds à n’importe qui, n’importe quand et partout dans le monde, en quelques minutes tout au plus. Avec l’avènement des plateformes de smart contracts de dernière génération, comme Solana ou Avalanche, des opérations financières qui prenaient des semaines voire des mois dans la finance traditionnelle peuvent désormais être réalisées en quelques secondes ;
- La réduction des frais : c’est également une conséquence de la désintermédiation de la confiance. Les seuls frais des opérations dans la finance décentralisée sont les coûts des calculs et les frais de transaction du réseau employé. Il y a cependant un bémol sur Ethereum : le réseau est désormais coûteux, car il est engorgé. Les fees d’Ethereum augmentent avec la montée en charge du réseau. C’est pour cette raison que de nombreuses solutions de couches secondaires ont récemment vu le jour. Elles permettent d’améliorer considérablement la scalabilité du réseau et de désengorger la blockchain primaire. Les frais des dApps sur ces layers 2 sont de quelques centimes, même pour des opérations complexes.
La transparence en réponse à l'opacité
L’opacité de la finance mondiale est très certainement l’un des points noirs de cette dernière. On ne compte plus les scandales :
- Corruption ;
- Délits d’initiés ;
- Mensonges sur l’utilisation des fonds des clients...
Même sans cela, le système classique présente de lourds inconvénients :
- Asymétrie totale de l’information entre les institutionnels et le grand public :
- Absence de contrôle des clients sur leurs fonds.
Dans la finance traditionnelle, il faut croire sur parole la banque émettrice de son produit d'épargne favori. Il en va parfois de même quant à la solvabilité de l’établissement en question. La loi est censée protéger les clients, mais elle n’est pas toujours respectée. De plus, en cas de faillite ou de vol, il est rare de revoir ses fonds.

Dans la DeFi, les smart contracts correspondant aux dApps sont publics. Leur code source est ouvert et accessible à tous : chacun peut connaître où vont ses fonds, et sous quelles conditions. Cette transparence est un atout indéniable car tous les utilisateurs ont le même degré d’information sur chaque protocole. Personne ne peut tricher ! En revanche, elle peut poser des problèmes quant à la confidentialité des transactions. En effet, ces dernières sont publiques par défaut. Afin de garantir anonymat et préservation des données personnelles, il faut utiliser des techniques cryptographiques avancées, comme les preuves à divulgation nulle de connaissance (ZKP) ou le chiffrement homomorphe.
Il faut également garder à l’esprit que si le code des smart contracts de la DeFi est public, il reste nécessaire d’avoir de solides connaissances en programmation pour l’interpréter. Plus il est complexe, plus le risque de bug ou de faille de sécurité est important.
La sécurité et interopérabilité
Il est crucial de faire auditer le code de ses smart contracts par des experts, afin de prévenir tout problème de sécurité. Les experts et entreprises spécialisées dans le domaine sont désormais nombreux, cependant, l’erreur est humaine ! Il arrive régulièrement que des failles soient décelées, même au sein des smart contracts codés par des entreprises prestigieuses de la DeFi. À l’avenir, des logiciels de vérification des codes source utilisant l’intelligence artificielle devraient faire leur apparition.
La simplicité du code est généralement gage de sécurité accrue. Les architectures DeFi composées de smart contracts multiples, aux relations complexes, sont toujours plus faillibles que les programmes simples.
Il en va de même pour toutes les infrastructures destinées à améliorer l’interopérabilité des applications DeFi et des différents réseaux. Par exemple, les bridges, dont nous détaillerons le fonctionnement plus tard, sont particulièrement vulnérables. Ces programmes servent d’interfaces permettant de transférer des actifs d’une chaîne à une autre, ou d’un réseau principal à une chaîne secondaire. Développer une architecture infaillible est un véritable casse-tête, même pour les meilleurs codeurs de l’industrie. L'interopérabilité n’en reste pas moins indispensable, afin d'agréger les liquidités du secteur, et proposer une expérience utilisateur confortable.
En conclusion
La finance décentralisée tire ses racines conceptuelles et techniques des travaux des Cypherpunks. Ces cryptographes et informaticiens militants rêvaient de souveraineté numérique personnelle à tous les niveaux, qu’il s’agisse d’identité, de protocoles de communication et de finance. Bitcoin, première monnaie décentralisée et résistante à la censure de l’histoire, est la première brique de la finance décentralisée.
C’est avec Ethereum et l’avènement des smart contracts que la DeFi prend réellement vie. Le réseau, qui se comporte comme un « ordinateur universel » accessible à tous sans conditions, permet de déployer des applications financières héritant des propriétés de sa blockchain. Première plateforme dédiée aux applications décentralisées, elle dispose de tous les outils nécessaires pour concevoir des dApps respectant les fondamentaux de la finance décentralisée : auto-souveraine, ouverte à tous, résistante à la censure, transparente et sécurisée.
Dans l'article suivant de cette Encyclopédie, nous relaterons l'histoire fascinante de la finance décentralisée. Ensuite, nous expliquerons le fonctionnement des différents protocoles, plateformes, produits et services qu’offre la DeFi. Nous y découvrirons les apports, mais aussi les enjeux majeurs du secteur, les challenges à relever, ses tendances et les perspectives d’avenir.
