Constituer une société commerciale en France par apport de crypto-actifs, est-ce possible ?
En France, depuis 2016, moins d’une centaine de sociétés ont pris le pari audacieux de se constituer en France afin de réaliser une Initial Coin Offering (ICO). Cependant, dans le même temps, le nombre de sociétés constituées ex-nihilo en France par l’apport de crypto-actifs qui constitueront leur capital social est faible, voire quasi-nulle.
Les différents types d’apports lorsqu’on constitue une société
Le capital social d’une société est généralement librement déterminé dans ses statuts. Ce capital est divisé en actions ou parts sociales en fonction de la forme sociale que la société va émettre en contrepartie de l’apport effectué par les associés.
A ce stade, il faut distinguer deux notions: la souscription du capital et sa libération.
- La souscription est l’engagement des associés à réaliser un certain nombre d’apports sur une période déterminée (variable en fonction de la forme sociale).
- La libération est la mise à disposition définitive de l’apport à la société.
Les futurs associés peuvent réaliser plusieurs types d’apport : l’apport en numéraire, l’apport en nature et l’apport en industrie.
En numéraire
L’apport en numéraire peut être défini comme la mise à disposition par un associé d’un montant de liquidité égale à la part du capital qu’il aura souscrit. Cependant, l’associé n’a pas à libérer l’intégralité de la somme lors de la souscription, comprendre ici qu’il n’est pas nécessaire de verser les fonds immédiatement.
En nature
Concrètement, l’apporteur transfère la pleine propriété ou la jouissance d’un bien meuble ou immeuble en échange de parts sociales ou d’actions de la société. Ainsi, étant donné le caractère particulier de cet apport, l’apporteur doit en libérer l’intégralité, quel que soit le type de société. L’évaluation de la valeur de ce droit est un procédé qui sera développé ci-après.
En industrie
L’apport en industrie se différencie des deux autres car l’apporteur ne met pas à disposition de la société un élément de son patrimoine mais ses connaissances techniques. De plus, celui-ci ne rentre pas dans la constitution du capital social et l’apporteur reçoit en contrepartie des parts sociales lui octroyant un intéressement sur le bénéfice de l’entreprise. Ce type d’apport n’est pas autorisé dans toutes les sociétés françaises.
Ainsi, si l’apport en numéraire est facilement évaluable, il n’en est pas de même pour l’apport en nature, qui doit passer par une procédure d’évaluation spécifique.
La procédure à réaliser en cas d’apport en nature
L’intervention éventuelle d’un commissaire aux apports
La procédure d’évaluation des apports doit, dans la plupart des cas être mise en place par les associés lors de la constitution. La procédure diverge selon la forme de la société : SARL, SAS, SA, SNC, SCA, etc…
À titre d’exemple, lorsqu’un apport en nature est réalisé dans une SARL, un commissaire aux apports doit obligatoirement être nommé pour évaluer la valeur de l’apport en nature envisagé, sauf si, et seulement si, deux conditions sont réunies :
- Aucun apport en nature n’a une valeur supérieure à 30 000€.
- La totalité des apports en nature représentent moins de la moitié du capital social.
Les associés peuvent décider unanimement de se passer d’un commissaire aux apports mais ils devront assumer personnellement les conséquences si la valeur de l’apport est contestée ultérieurement. Dans l’hypothèse où la société décide d’avoir recours à un commissaire aux apports, celui-ci produira un rapport d’évaluation, que les associés sont libres de retenir ou non.
Les méthodes de valorisation de l’apport en nature
En premier lieu, il convient d’indiquer que le commissaire aux apports ne réalisera pas stricto sensu l’opération de valorisation de l’apport. Son rôle se limite à émettre un rapport d’évaluation dans lequel il exprimera son opinion sur la valeur de l’apport retenue par les associés.
Les méthodes traditionnelles de la valorisation des apports en nature sont les suivantes :
- La valeur boursière : à éliminer dans notre hypothèse.
- La valeur de rentabilité : à éliminer car valable pour les sociétés déjà constituées.
- La valeur patrimoniale : à éliminer car valable pour les sociétés déjà constituées.
- La valeur analogique par comparaison avec des transactions comparables.
- La méthode des DCF (Discount Cash-Flow).
L’approche d’évaluation des apports par le commissaire aux apports doit notamment prendre en considération les caractéristiques de marché. Dans le cas du marché des crypto-actifs, la concurrence repose principalement :
- Sur les caractéristiques de la technologie blockchain sous-jacente.
- La compétence de l’équipe de développement.
- Le potentiel disruptif et l’utilisation de la blockchain.
Cependant, des éléments externes conduisent à adopter une approche prudente. À titre d’exemple, on peut citer l’existence de « scams » avérés, un risque relatif aux incertitudes législatives et fiscales (notamment en France). Ces éléments externes conduisent à avoir recours à un taux d’actualisation significatif dans le cadre de l’utilisation de la méthode des DCF. Dans tous les cas, il appartient au commissaire aux apports de déterminer l’approche d’évaluation qui lui apparaît pertinente au travers d’analyse multicritères. Dans tous les cas, il faut veiller à vérifier que cela n’est pas susceptible d’entraîner une surévaluation des apports, ce qui pénaliserait les tiers.
Il appartient au commissaire aux apports de déterminer l’approche d’évaluation qui lui apparaît pertinente à travers l’analyse multicritères.
La procédure à réaliser en cas d’apport en nature
Il est possible de séparer les étapes de la constitution d’une société entre celles à effectuer avant l’immatriculation au Registre du Commerce et des Sociétés (RCS), et celles à effectuer après celle-ci.
Avant l’immatriculation au RCS, les fondateurs d’une société doivent tout d’abord rédiger les statuts de la société qui vont régir le fonctionnement de celle-ci une fois sa constitution effectuée. Puis, ils vont devoir placer les fonds issus des apports en numéraire sur un compte bancaire ou auprès de la Caisse des Dépôts et des Consignations (CDC). Ce compte sera inutilisable jusqu’à l’immatriculation au RCS. Il faut ensuite recourir à la valorisation des apports en nature et inclure celle-ci dans les statuts. Enfin, la signature des statuts est la dernière étape avant l’immatriculation au RCS.
L’immatriculation constitue un tournant dans la constitution des sociétés, puisqu’à partir de cet instant, la société acquiert sa personnalité morale. Une fois immatriculée, il reste quelques formalités à respecter afin de finaliser la constitution de la société. Il s’agit de formalités de publicité :
- Insertion d’une annonce dans un Journal d’Annonces Légales.
- Dépôt au greffe du Tribunal de Commerce des statuts.
Une fois toutes ces formalités remplies, la société est normalement constituée et peut commencer à exercer son activité. Compte tenu des spécificités fiscales et juridiques de l’environnement des cryptomonnaies en France, il est impératif d’être accompagné par un avocat dans les différentes démarches.
En pratique, les difficultés avec les crypto-actifs
Les crypto-actifs comme apport en numéraire ?
Tout d’abord, il est nécessaire de revenir sur la définition d’un crypto-actif, afin de vérifier son positionnement par rapport à la définition d’un apport en numéraire. Selon l’Institut National de la Consommation, les crypto-actifs peuvent être définis comme :
« des actifs virtuels stockés sur un support électronique permettant à une communauté d’utilisateurs les acceptant en paiement de réaliser des transactions sans avoir à recourir à la monnaie légale ».
Il n’est donc pas question ici de monnaie mais bien d’élément d’actif.
Dès lors, l’idée intuitive de classer un apport de crypto-actifs en tant qu’apport en numéraire est remise en question. En effet, un crypto-actif peut assez difficilement être assimilé à une liquidité du fait de l’absence de cours légal, et donc de la limitation des utilisations pouvant en être faites (aucune personne n’est tenue d’accepter un paiement en crypto-actif).
De plus, il se pose également le problème du séquestre des fonds lors de la constitution de la société. Si on analyse un crypto-actif comme de la monnaie, quid de l’obligation de séquestre des fonds sur un compte bancaire ou auprès de la CDC ? En effet, les crypto-actifs reçus en tant qu’apports sont immédiatement placés dans le « wallet » de la société (on l’a dit, un crypto actif est un actif virtuel stocké sur un support électronique), celle-ci pouvant donc en faire usage avant l’immatriculation au RCS.
Par ailleurs, on peut s’interroger sur la réelle disponibilité des fonds lorsqu’on regarde les blocages effectués par les banques lors de transferts de fonds entre les plateformes d’échange et les banques françaises.
Les crypto-actifs comme apport en nature ?
On pourrait alors être tenter de classer ces actifs en apports en nature afin de s’assurer, grâce à l’évaluation du commissaire aux apports, de la valeur de ceux-ci.
Cependant, les classer dans cette catégorie ne parait pas être une réponse beaucoup plus adaptée. En effet, ces actifs sont sujets à une spéculation très forte, et donc à une volatilité importante, empêchant donc une valorisation fiable.
Par exemple, Bitcoin qui était valorisé à la mi-novembre 2017 à 5 500$, puis 19 900$ à la mi-décembre 2017 pour retomber à 6 000$ début février 2018, est un exemple parfait de la difficulté d’évaluer un crypto-actif. Bien que la tendance soit à la stabilisation pour Bitcoin, il existe plus de 1 600 crypto-monnaies, toutes potentiellement sujettes à une forte spéculation, rendant impossible la valorisation de ces actifs par un commissaire aux apports. A ce titre, il est fortement conseillé de donner une « date certaine » à l’acte d’apport, par enregistrement au service des impôts ou auprès d’un officier ministériel.
En synthèse
Les règles françaises édictées par le Code du Commerce n’interdisent pas de constituer une société par apport de crypto-actif, mais aujourd’hui cette opération peut difficilement être réalisée dans un cadre sécurisé, que ce soit pour les investisseurs ou pour les fondateurs.
D’autres pays européens ont autorisé la constitution de société commerciale par apport de crypto-actifs lors de leur constitution. Dès lors, pourquoi dénombre-t-on aussi peu de sociétés françaises qui ont franchis le pas ?
Ce triste constat est à pondérer par la volonté, affichée au sein du Gouvernement, de maximiser la localisation des ICO sur le territoire national.
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Fabrice HEUVRARD – Expert-comptable et commissaire aux comptes
& Elliott PHAM VAN SUU – Etudiant en DCG.