Blockchain : les entreprises peuvent-elles créer de la valeur avec la tokénisation ?
Au cours de ces dernières années, la technologie blockchain a suscité l’intérêt de nombreuses entreprises, issues de secteurs très variés. Une récente étude signée Deloitte révèle que sur plus de mille grandes entreprises interrogées dans sept pays, dont près de quatre-vingts, en France, la majorité d’entre elles considèrent que cette technologie est très importante pour leur organisation et 40 % la classent parmi leurs cinq priorités stratégiques. L’ensemble des acteurs français interrogés prévoit même d’allouer un budget spécifique pour la blockchain, et pour 70% d’entre eux qui sera supérieur à un million de dollars. Pourquoi cet engouement ? Tout simplement parce qu’elles y voient là de nouvelles opportunités pour créer de la valeur.
Cependant, les entreprises qui explorent la technologie blockchain se penchent principalement sur ses implémentations privées, au détriment de ses implémentations publiques.
Blockchain publique, privée, permissionnée, non permissionnée : quelles différences ?
Il convient de différencier les implémentations publiques et privées desdites blockchains. Par exemple, si la blockchain Ethereum est publique, il en existe de nombreuses utilisations privées, par exemple celle de la Monetary Authority of Singapore (MAS) qui teste le recours à la blockchain afin d’optimiser le règlement des paiements interbancaires (projet Ubin). La principale différence entre une implémentation publique et une implémentation privée concerne la portée des droits d’accès en lecture de ladite blockchain.
Les blockchains dites « publiques » sont accessibles à tous, dans la mesure où les participants se conforment au protocole et suivent les règles définies par la blockchain : ainsi, chacun est libre de lire les données inscrites dans le registre. Ces systèmes sont extrêmement résilients, la base de données étant stockée par un grand nombre d’ordinateurs (par exemple, environ 7 500 nœuds sur le réseau public Ethereum).
Les blockchains dites « privées » sont quant à elle moins décentralisées, car déployées dans un cadre restreint où seuls certains acteurs se voient octroyer le droit de lire le registre. Seuls les participants identifiés et autorisés à rejoindre le réseau peuvent accéder aux informations qu’il contient.
Si les blockchains privées sont logiquement « permissionnées », les blockchains publiques peuvent être « permissionnées » ou « non-permissionnées » selon la possibilité offerte aux participants de réaliser et/ou valider une transaction sur la blockchain. Dans le cas d’une blockchain publique non permissionnée (comme le réseau principal Ethereum), tout le monde peut lire des données, mais également signer des transactions et modifier le registre distribué. Dans le cas d’une blockchain publique permissionnée (comme les réseaux de test Ethereum), seuls les participants autorisés à le faire peuvent écrire et valider des données au sein de la chaîne, même si tous les participants ont le droit de les lire.
Si tous les types de blockchain ont leurs raisons d’être, beaucoup d’entreprises sous-estiment encore aujourd’hui les opportunités de la blockchain publique. Pourtant, grâce à son niveau de décentralisation plus élevée, elle garantit une plus grande résilience informatique du fait de la décentralisation, donc plus de sécurité quant à l’intégrité des informations contenues dans le registre en cas d’attaques informatiques et, car elles ne sont pas contrôlées par un acteur unique ou un petit nombre de personnes. Elle offre également la transparence la plus large en autorisant une lecture totalement publique, tout en offrant la possibilité de mettre en place les permissions nécessaires au respect de contraintes (de confidentialité, règlementaire, etc.) auxquelles les entreprises doivent se conformer. Enfin, elle offre des perspectives de développement d’applications qui seraient interopérables avec d’autres projets, et donc de nombreuses synergies prometteuses pour l’activité des différents partenaires.
La tokenisation, une opportunité inédite pour l’entreprise
Un token, ou jeton, est une représentation numérique d’un actif sous-jacent. Il peut s’agir d’un actif immatériel (un droit, instrument financier, un autre crypto-actif) ou d’un actif physique (un bien, une œuvre d’art). Dans le contexte de la blockchain, les jetons sont régis par le protocole lui-même, ou bien par des « contrats autonomes » (« smart contracts ») déployés par leur propriétaire, qui s’avère ainsi être l’émetteur de ces jetons. L’émission de jetons sur une blockchain, dit « tokenisation » d’actifs, ouvre de nombreuses opportunités pour les entreprises.
Rationaliser le transfert de valeur
D’un point de vue technologique, les tokens peuvent être utilisés pour les transferts de données et/ou de valeur. Leur utilisation pourrait réduire les coûts de transaction et raccourcir également le temps habituellement nécessaire pour effectuer cette transaction. Deux bénéfices non négligeables.
Prenons l’exemple d’une chaîne d’approvisionnement. De facto, elle engendre tout un arsenal de contrats complexes passés entre les fournisseurs, les fabricants, les détaillants, etc. Lorsque toutes les conditions d’un contrat ne sont pas respectées par l’une des parties prenantes, un long processus bureaucratique est souvent nécessaire pour résoudre le différend et, éventuellement, exiger un dédommagement financier.
Avec un « smart contract », le transfert automatique de valeur a lieu si et seulement si toutes les conditions dudit contrat sont remplies. Chaque partenaire peut ainsi s’éviter de lourdes et coûteuses procédures en cas de manquements à leurs obligations respectives.
Renforcer l’inclusion financière
Autre opportunité née de la tokenisation : permettre une plus grande accessibilité à l’écosystème financier actuel. On sait par exemple qu’aujourd’hui encore, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, 52 % des hommes et seulement 35 % des femmes ont un compte bancaire. Aux Philippines, les banques rurales ne sont connectées à aucun service bancaire électronique, et elles ne permettent pas d’accéder aux réseaux de transfert d’argent nationaux et internationaux.
Or, un « stablecoin », i.e un crypto-actif dit stable, car immunisé contre la volatilité de son cours et offrant à tout moment la parité avec une devise à court légale, pourrait permettre de développer un réseau de paiement ouvert et facilement accessible – grâce à un simple téléphone mobile – y compris dans les régions où les institutions bancaires et de paiement fonctionnent mal. Les stablecoins pourraient aussi être utilisés pour les envois de fonds interbancaires, et ce, en consolidant l’exécution des transactions sur une seule et unique plateforme.
Rendre liquides les actifs illiquides
Les tokens peuvent également être utilisés pour représenter la totalité ou une fraction d’une entité du monde réel (or, pétrole, biens immobiliers, etc.).
En effet, la tokenisation permet de scinder des actifs traditionnellement illiquides en composants plus petits et ainsi plus liquides, précieux atout afin de dynamiser l’échange de ces actifs. Certaines sociétés se lancent d’ailleurs dans l’aventure, par exemple RealIT et sa vente d’une maison tokénisée sur le réseau Ethereum.
Ainsi, en autorisant le fractionnement des actifs, la tokenisation pourrait revigorer les échanges commerciaux tout en diminuant les primes d’illiquidité.
Un nouveau modèle de crowdfunding
Enfin, un jeton peut également être utilisé pour représenter des droits sur un futur bien ou service. On parle alors d’utility token. L’émission de tels jetons, appelée Initial Coin Offerings (ICOs), permet en effet de collecter des fonds de manière inédite, tout en suscitant l’adhésion d’une base d’utilisateurs avant même le lancement d’un produit ou d’un service. Alors que l’investissement dans les entreprises en phase de démarrage ou de développement a toujours été traditionnellement réservé aux business angels ou aux investisseurs en capital-risque, la tokenisation sur blockchains publiques crée un nouveau modèle d’investissement basé sur le principe du financement participatif, car ouvert à tout type investisseur.
La combinaison de la tokenisation et du recours aux blockchains publiques est le prochain palier que les entreprises doivent franchir afin de bénéficier de toutes les promesses de cette innovation technologique. Tandis que l’adoption par les entreprises d’une blockchain privée « permissionnée » est un signe tangible de l’intérêt de cette technologie, il s’agirait qu’elles ne manquent pas les opportunités offertes par la tokenisation d’actifs sur la blockchain publique.
Si une blockchain privée peut éventuellement améliorer l’efficacité des « business process », la blockchain publique présente des avantages comparatifs indéniables, et donne chaque jour naissance à des modèles commerciaux novateurs, capables de libérer au sein des entreprises de la valeur jusqu’ici inexploitée. Le prochain défi consiste donc, pour les entreprises, à sauter le pas, et à considérer la tokenisation d’actifs sur le réseau public à la hauteur de la véritable révolution que la blockchain a engagé.