Réglementation européenne des cryptomonnaies : MiCA, frein à l’innovation ou cadre approprié ?
La commission des affaires économiques et monétaires du parlement européen (ECON) s’est attelée à la difficile tâche de proposer une réglementation harmonisée afin de réguler le secteur en pleine effervescence des crypto-actifs. Le projet de règlement, nommé MiCA pour « Markets in Crypto-Assets » fait partie du train de mesures qui vise à « libérer et renforcer le potentiel que la finance numérique peut offrir sur le plan de l’innovation et de la concurrence, tout en limitant les risques », selon l’exposé des motifs de la commission dans sa proposition datant de septembre 2020.
Dans les faits, ce projet MiCA, ambitieux et âprement débattu, pourrait a contrario limiter plutôt que renforcer le potentiel de cet écosystème florissant. C’est en tout cas la vision partagée par un grand nombre d’acteurs du secteur, représentés en France par l’ADAN (Association pour le Développement des Actifs Numériques).
Ce contenu vous est proposé par Léo Schenk et Pierre Gineste, consultant et senior manager chez Nexialog Consulting.
Dans quel contexte s’inscrit MiCA ?
« Un actif dont la valeur perçue ou inhérente dépend principalement de la cryptographie et de la DLT (Distributed Ledger Technology) ou d’une technologie similaire, qui n’est ni émis ni garanti par une banque centrale ou une autorité publique, et qui peut être utilisé comme moyen d’échange ou à des fins d’investissement ».
Définition du terme crypto-actif. Parlement Européen, 17 mars 2022.
Le règlement MiCA s’inscrit dans le cadre d’un plan d’action global pour les technologies financières. Suite à l’envolée de la capitalisation des crypto-actifs en 2017, l’ABE (Autorité bancaire européenne) et l’AEMF (Autorité européenne des marchés financiers) avaient été chargées d’évaluer si le cadre réglementaire existant était adapté. Selon l’avis rendu en 2019, la législation était non seulement difficilement applicable, mais pouvait de plus entraver le développement du secteur.
Entre temps, différents pays membres ont légiféré sur des questions relatives aux crypto-actifs en ordre dispersé : fiscalité, encadrement des activités liées, enregistrement auprès des régulateurs nationaux …
Le marché européen étant ainsi fragmenté, il était nécessaire d’établir un cadre juridique harmonisé, offrant aux investisseurs un niveau approprié de protection, permettant de garantir la stabilité financière et une concurrence loyale, tout en soutenant l’innovation.
L’histoire de la loi MiCA
C’est dans ce contexte qu’une première proposition a été rédigée par la Commission en septembre 2020. A la suite de celle-ci le député européen allemand Stefan Berger a été désigné rapporteur du projet. Ce dernier a présenté un premier rapport en février 2021, puis, suite aux avis donnés par la Banque centrale européenne, le Comité économique et le Contrôleur européen de la protection des données, une dernière version a été soumise au vote de l’ECON en mars 2022.
Bien que la proposition ait été acceptée après avoir été amendée, elle doit désormais être présentée devant la Commission européenne et le Conseil de l’Europe. Si elle est adoptée à la suite de ce trilogue, les acteurs du marché des crypto-actifs auront 18 mois pour s’y conformer totalement.
Que contient le projet MiCA ?
MiCA reprend une partie des règlements appliqués à la finance dite « traditionnelle », soit MiFID, abus de marché (MAR) et prospectus, en les adaptant aux spécificités du marché des crypto-actifs.
Le règlement porte sur quatre volets principaux :
1. Offre au public de crypto-actifs (autres que stablecoins ou jetons de monnaie électronique)
Cette activité sera réservée aux personnes morales, qui ont établi un livre blanc détaillant entre autres le projet de l’émetteur, le type de crypto-actif, la technologie sous-jacente et bien entendu les risques encourus. Ce document ne nécessitera pas de validation de la part du régulateur mais ce dernier devra tout de même être notifié. Les communications commerciales seront également encadrées. Les fonds obtenus en contrepartie de l’offre seront confiés à un établissement de crédit ou un dépositaire de crypto-actifs agréé. Les investisseurs bénéficieront d’un droit de rétractation.
2. Les jetons se référant à un ou des actifs (stablecoins répliquant plusieurs monnaies ayant cours légal, un ou plusieurs crypto-actifs, matières premières ou enfin combinaison de tels actifs)
L’émission de ce type de crypto-actif sera soumise à un agrément si un certain encours est dépassé et que son offre ne s’adresse pas uniquement à des investisseurs qualifiés. L’agrément sera délivré sous certaines conditions : dispositifs de gouvernance et de gestion des risques, mécanismes de contrôle interne et exigence de fonds propres (montant le plus élevé entre 350 000€ et 2% de la valeur moyenne de la réserve). Un livre blanc doit également être notifié à l’autorité compétente.
3. Les jetons de monnaie électronique (« e-money token », stablecoins répliquant une monnaie ayant cours légal)
Du fait que ce type de stablecoin a pour objet principal d’être utilisé comme moyen d’échange. Il vient ainsi concurrencer directement la monnaie fiduciaire répliquée. La réglementation est ici la plus contraignante. En effet, l’émetteur doit être agréé comme établissement de crédit ou établissement de monnaie électronique. Il doit également être en mesure de rembourser les détenteurs du jeton à tout moment et à la valeur nominale dans la devise répliquée. Les actifs détenus en compte propre et ceux servant à couvrir les jetons émis doivent être séparés, ces réserves devant être auditées et soumises à un plan d’investissement strict afin de maintenir une liquidité suffisante. Enfin, l’émetteur ne peut proposer de rémunérer les détenteurs du jeton via le paiement d’intérêts liés à la durée de détention.
Dans les deux cas précédents, si le stablecoin est considéré « d’importance significative » selon une liste de critères déterminés (capitalisation boursière et volume d’échange par exemple), l’émetteur aura l’obligation de se conformer à des contraintes réglementaires supplémentaires ainsi qu’à une surveillance par l’Autorité bancaire européenne.
4. Les prestataires de services sur crypto-actifs (PSCA)
Ce volet, grandement inspiré du régime français des prestataires de services sur actifs numériques (PSAN) concerne entre autres les dépositaires, les plateformes de négociations, l’investissement pour compte de tiers ou les prestataires de conseils.
Ces activités, réservées aux personnes morales, nécessiteront un agrément avant de pouvoir être exercées au sein de l’union. Afin d’obtenir ce dernier, les prestataires seront soumis à de multiples règles : honorabilité des dirigeants, procédures de traitement des réclamations, système de gouvernance, de contrôle interne, exigences prudentielles, garanties de « best execution » des ordres ainsi que différentes règles relatives aux abus de marchés.
Enfin, les prestataires devront respecter les obligations en matière de blanchiment des capitaux et de financement du terrorisme au titre de la directive (UE) 215/849. Une procédure KYC sera requise, ainsi qu’une certaine traçabilité des fonds. Ces mesures peuvent s’avérer difficilement applicables étant donné la nature décentralisée et pseudonyme de la blockchain dès lors que les fonds transitent via des adresses non détenues par des établissements.
À noter que MiCA ne s’applique pas aux « security tokens », définis comme actifs financiers « classiques » au sens de MiFID. Pour ce type de produit, un régime pilote est en cours d’élaboration afin de faciliter les essais sur l’utilisation de la DLT dans le domaine des instruments financiers. Plusieurs tests ont d’ailleurs déjà été effectués en France, notamment par SG Forge, dans le cadre d’un appel à expérimentations sur les MBNC (Monnaie Nationale de Banque Centrale) de la Banque de France.
À noter également que les NFT (Non Fungible Tokens) sont exclus du texte, à condition qu’ils n’entrent dans aucune catégorie définie précédemment.
MiCA : Un règlement très controversé
MiCA permet de poser les bases d’une régulation nécessaire de l’écosystème. Semblable au « Far West », cette ruée vers l’or attire nombre d’acteurs malhonnêtes face auxquels les investisseurs sont actuellement peu protégés. Ce faisant, le contenu du règlement est vivement critiqué :
- Le pan du texte le plus décrié risquait d’entraîner l’interdiction de la méthode de consensus par « proof of work », notamment utilisée par Bitcoin, jugée polluante et devant être soumise à des normes minimales de durabilité environnementale. Cet amendement a finalement été rejeté lors d’un vote de l’ECON le 14 mars 2022, au grand soulagement des acteurs de l’écosystème.
- Les établissements de crédit seraient exemptés d’agrément pour l’émission de stablecoin, ce qui devrait favoriser fortement les acteurs historiques de la finance et créer une importante barrière à l’entrée, limitant donc concurrence et innovation.
- Le sujet de la DeFi (finance décentralisée ou open finance) n’est pas abordé dans le texte, entraînant de facto un flou juridique voire l’illégalité de certains stablecoins algorithmiques ou autres projets portés par des DAOs (Decentralized Autonomous Organization) qui ne possèderaient pas de structure légalement établie alors qu’ils émettraient des crypto-actifs.
- En parallèle, la commission européenne travaille sur le paquet législatif relatif à la lutte anti-blanchiment et a adopté le 31 mars dernier une proposition qui viendrait impacter de plein fouet le secteur des crypto-actifs avec obligation pour les prestataires de vérifier les informations des détenteurs de portefeuilles non hébergés sur leur plateforme. Cette mesure qui consiste en l’extension de la TFR (Transfer of Funds Regulation) aux crypto-actifs, remettrait en question l’anonymat ou, du moins, la « pseudonymité » des portefeuilles personnels, brique essentielle de l’écosystème. En plus de la lourdeur administrative qui pèserait sur le secteur, se poserait le problème de la sécurisation des données des utilisateurs.
- Enfin, le règlement européen est jugé trop restrictif en comparaison de ce qui se fait à l’international. Aux États-Unis, une approche de type « bac à sable » est de mise jusqu’à présent, laissant les prestataires évoluer hors du cadre réglementaire traditionnel. Tandis qu’au Royaume-Uni, la FCA (Financial Conduct Autority) lance une consultation publique appelée « crypto-sprint », afin de réfléchir avec les acteurs de l’écosystème des crypto-actifs sur la constitution du futur régime réglementaire.
Plus de 40 entreprises et organisations européennes du secteur des crypto-actifs ont transmis le 13 avril dernier une lettre aux ministres des finances des pays de l’Union Européenne, leur demandant d’assouplir les règles proposées par les règlements MiCA et TFR. Elle affirme que l’application en l’état de ces textes viendrait compromettre l’expansion et la compétitivité du secteur en Europe avec une réglementation plus complexe et restrictive que dans le reste du monde.
De son côté, Emmanuel Macron a déclaré dans une interview accordée au média spécialisé The Big Whale :
« La France sera très attentive à ce que le texte n’empêche pas l’innovation et reste aussi neutre que possible au plan technologique ».
Tels sont donc les enjeux de ce projet. L’Union Européenne parviendra-t-elle à produire un texte susceptible de satisfaire à la fois les acteurs de l’écosystème, les institutions financières « traditionnelles » et les politiques ? Et le fera-t-elle en garantissant la sécurité des investisseurs ainsi que celle des systèmes financier et monétaire, le tout sans compromettre le potentiel de ce secteur mouvant à la croissance exponentielle ? L’équation est complexe et l’enjeu de taille pour l’Europe, si elle ne souhaite pas passer à côté de la révolution promise par le Web3.