La Banque de France et sa monnaie numérique : mais pour quoi faire ?
Le 27 mars 2020, la Banque de France lançait « un appel à candidature pour des expérimentations de monnaie digitale de banque centrale (MDBC) dans les règlements interbancaires. »
Qu’est que cette monnaie numérique ?
Selon le rapport publié par la Banque de France le 14 janvier 2020, cette MDBC serait un actif numérique émis et détruit par la seule banque centrale, négociable en billets et réserves, disponible en permanence pour les transactions de pair-à-pair et circulant de manière purement numérique. Cette monnaie numérique se différencierait de la monnaie non fiduciaire par l’utilisation de mécaniques blockchain encore en discussion. Ainsi, elle serait censée répondre aux objectifs de sécurité les plus exigeants et permettre une plus grande liquidité en opérant 24h/24 et 7 jours sur 7.
François Villeroy de Galhau – Gouverneur de la Banque de France – estime que la création de cette MDBC permettrait de « disposer d’un levier d’affirmation de notre souveraineté face aux initiatives privées« . Ce projet trouve également son origine dans la volonté de ne pas être laissé trop loin derrière certains pays qui se sont lancés dans la création de monnaies digitales nationales depuis déjà quelques mois ou années, comme la Chine par exemple.
Vers un e-euro ?
Cette expérience française devrait peser dans l’étude d’un éventuel e-euro, une monnaie européenne numérique appelée que Christine Lagarde, Présidente de la Banque centrale européenne, semblait appeler de ses vœux.
L’analyse des raisons invoquées dans le rapport pour la création de cette MDBC met en évidence sa probabilité d’échec, représentant une menace plausible pour la démocratie.
D’après un rapport détaillé de la Banque de France, l’une des raisons de l’émission d’une MDBC serait la réduction des coûts de gestion de la monnaie. Une étude plus ancienne de la BCE avait montré que la moitié du coût total des transactions en espèces, soit environ 1% du PIB, était supportée par les commerçants (BCE, 2012). La même étude a cependant estimé le coût unitaire moyen des paiements en espèces à 42 centimes, ce qui en fait déjà le mode de paiement le moins cher.
Cependant, l’une des raisons de la mise en œuvre de la MDBC serait la réduction des coûts de gestion monétaire. Mais la « blockchain », c’est-à-dire une chaîne de blocs, où chacun d’entre eux contient des transactions validées et immuablement enregistrées, est une technologie dont la sécurité se justifie principalement par son coût. En effet, l’immuabilité est due au coût de traitement exorbitant, qui a pour effet de dissuader les fraudeurs d’essayer de modifier la réalité.
Par ailleurs, la réduction des coûts de production n’est-elle pas le corollaire de la baisse de
valeur ? Plus les coûts de la production monétaire diminuent, plus sa production s’intensifie. Et tout le monde sait qu’une augmentation de la masse monétaire entraîne inévitablement une dévaluation de la monnaie. Des cas similaires se produisent depuis l’Antiquité. Prenons l’exemple des pierres de Rai, qui servaient de monnaie sur les îles de l’archipel de Yap. Après l’arrivée des Européens, capables d’extraire les pierres de Rai très facilement, les prix des marchandises n’ont cessé d’augmenter puisque la valeur des pierres diminuait, moins rares à présent. Cette hyperinflation détruisit l’économie de l’archipel.
Toutes les réductions de la valeur de la monnaie dans l’Histoire génèrent une dégradation progressive des épargnes jusqu’à la défaillance du système, amenant avec elle des conséquences dramatiques.
Ainsi, au lieu d’apporter une solution au manque de solidité – « une monnaie sonnante et trébuchante », comme le dit l’adage – du mélange monétaire fiduciaire/scripturale, la MNBC pourrait être le coup de grâce contemporain du processus de dévaluation monétaire.
Une blockchain cosmétique
Le gouverneur de la Banque de France a déclaré le 4 décembre 2019 que la MDBC serait un moyen de paiement sécurisé du fait de l’utilisation de la « technologie blockchain prometteuse ». La « blockchain » est un registre fiable et sécurisé en raison de sa propriété intrinsèque : la décentralisation. Pourtant, le rapport précise qu’il n’est pas question de décentraliser cette blockchain, car cette monnaie doit être émise et gérée de manière centralisée. Si la blockchain en question est régie par une autorité centrale, parvenir à un consensus sur les transactions sera un jeu d’enfant et, par conséquent, la modification des informations passées ne nécessitera pas de grands efforts. Ici, les barrières à la fraude tombent. Cela vaut également pour les projets décentralisés entre les mains d’acteurs du même bord, liés hiérarchiquement. La sécurité d’une blockchain ne peut exister qu’en présence de différents acteurs qui ne se connaissent pas, ne se répondent pas et sont quelque part adversaires.
« Disposer d’une MDBC permettrait alors de préserver la confiance dans le système financier qui résulte en partie de la possibilité d’échanger ses avoirs contre de la monnaie légal », a aussi déclaré le gouverneur de la Banque de France. En d’autres termes, les gens feront confiance au système financier car la MDBC aura cours légal. Puisse cela nous amener à nous demander où est la « révolution blockchain » si les utilisateurs doivent encore faire confiance à une autorité centrale émettant de la monnaie et gérant son approvisionnement.
Soit dit en passant, ce n’est que sans être décentralisé que les coûts de production de la monnaie diminuent, mais ce au détriment de la sécurité.
Certains pourraient considérer que la bonne réputation de nos institutions suffira à nous convaincre d’une utilisation loyale de cette « blockchain », pour garder le terme utilisé par la Banque de France. Cependant, une excellente réputation, de la plus haute distinction soit-elle, n’a aucune propriété protectrice face aux attaques extérieures – et je dirais même qu’elle les attire telle l’attraction qu’exerce un fruit pourri sur les drosophiles. La concentration de toute la valeur monétaire de l’Union européenne sous l’égide d’une seule autorité crée un point central de défaillance inévitable. Les blockchains les moins décentralisées ont démontré leur faible résistance aux attaques et autres collusions. Et, comme nous ne parlons pas ici de la moindre d’entre elles, nous pouvons être sûrs qu’elle pourrait bien finir par se transformer en un grand livre tout à fait muable.
La surveillance, une arme politique
Les auteurs des rapports précédemment cités semblent naturellement conscients de ces risques. Le rapport indique que la MDBC reste « un moyen de paiement respectueux de la vie privée, sous réserve du risque de captation des données personnelles en cas de piratage« . Ce risque est possible car la Banque de France, et a fortiori la banque centrale européenne, disposeront sur leurs registres de la liste exhaustive des transactions effectuées par les particuliers. Par un enregistrement complet de toutes les transactions des particuliers, la MDBC devient un outil autoritaire de contrôle de la consommation. Cette connaissance inestimable, détenue par la seule autorité centrale, dont la légitimité ne repose que sur la confiance, peut devenir une imperceptible arme politique.
Récemment cité par La Tribune, Jean-Michel Mis, député, expliquait que « La France a désormais l’opportunité de se réapproprier une souveraineté fortement érodée par les précédents virages technologiques manqués d’Internet et du Cloud ». La question de la souveraineté apparaît également dans le rapport et dans une déclaration du gouverneur de la Banque de France, dont la garantie serait mise à mal par « la croissance des crypto-actifs privés ». La Banque de France veut affirmer sa souveraineté sur les crypto-monnaies émergentes d’origine privée. Si certaines sont le résultat d’une initiative entrepreneuriale (citons par exemple le XRP de Ripple), d’autres sont le fruit du travail bénévole d’individus isolés et indépendants les uns des autres.
Privé, public, le grand flou artistique
Pourtant, si à contrario « public » est censé signifier « ce qui concerne le peuple dans son ensemble », comment de tels protocoles impliquant la liberté de les utiliser, de les miner, d’en proposer des mises à jour, de voter démocratiquement pour (ou contre) elles, de les abandonner ou même de les ignorer pourraient-ils être privés ?
La MDBC n’autorise aucune de ces actions, il est donc erroné de considérer ce projet comme une monnaie publique. Serait-il opportun de préciser que la Banque de France est indépendante de l’Etat, qui seul tire sa légitimité du peuple ? Cette institution, organisation sui generis, est une entreprise privée ayant pour mission un service dit public : battre monnaie. Mais comment cela lui conférerait-t-il une quelconque souveraineté monétaire ?
La norme suprême est très claire :
« La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. », Article 3 de la Constitution française,
« Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. », Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789.
Le gouverneur et ses délégués étant nommés et non élus, leur autorité 16 ne vient pas de la Nation. La souveraineté monétaire de la banque centrale n’existe pas. Même les statuts de la Banque de France ne la mentionnent pas une seule fois. La Banque de France, marchant dans le sillage de la Suède, la Russie et la Chine, États pionniers dans le développement de la monnaie digitale d’État, semble avoir raté une étape, en confondant souveraineté et pouvoir alors que la souveraineté ne conduit au pouvoir que par la légitimité.