Série Silk Road 2/6 – Silk Road, les premiers succès et les premiers ennuis de l’Amazon de la drogue

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Silk Road, la place de marché du dark web lancée par Ross Ulbricht début 2011, a connu un succès fulgurant au cours de sa courte existence, marquant à tout jamais l’histoire de Bitcoin. Mais son développement n’a pas été de tout repos. Dans cet article, nous allons voir comment la plateforme et son créateur ont évolué au cours de cette première année de croissance.

Cet article fait partie d’une série. Vous trouverez l’épisode précédent ici :

    Un départ semé d’embûches

    Après avoir lancé le site en janvier 2011, Ross Ulbricht peut voir que son concept fonctionne puisque les premiers acheteurs commencent à arriver et à se procurer les champignons hallucinogènes qu’il propose à très bon prix. Au départ il ne prend pas non plus de commission sur les ventes, ce qui rend la plateforme attractive.

    Les débuts de Silk Road sont timides mais encourageants. Le blog WordPress donnant le lien vers Silk Road ayant été rapidement suspendu, Ross met en place un nouveau site à l’adresse silkroadmarket.org. Sur ce site on peut retrouver la marche à suivre pour se connecter à SIlk Road et en particulier le nouveau lien Tor : ianxz6zefk72ulzz.onion.

    Le 1er mars 2011, dans le message où il fait la promotion de Silk Road sur Bitcointalk, Ross écrit :

    « Silk Road en est à sa troisième semaine depuis son lancement et je suis très satisfait des résultats. Plusieurs vendeurs et acheteurs ont trouvé des prix mutuellement acceptables et, à ce jour, 28 transactions ont été effectuées ! »

    Ross Ulbricht sous le pseudonyme silkroad, Bitcointalk

    À cette époque, il gère toutes les transactions à la main. Autodidacte en informatique, le site que Ross a mis en place est truffé de défauts, dont le fait de ne pas traiter les transactions automatiquement. Il possède aussi un certain nombre failles, que de nombreux pirates tentent d’exploiter.

    Suite à la hausse du trafic, ces problèmes deviennent difficilement supportables. C’est pourquoi il décide de réécrire le code de la plateforme, tout en continuant de valider les ventes manuellement et de travailler dans sa vie officielle. Dans son journal de 2011, il écrit :

    « Les deux mois de réécriture du site ont été les mois les plus stressants que j’aie jamais vécus. Je travaillais toute la journée, tous les jours, traitais encore les transactions à la main, m’occupais des escrocs, répondais aux messages, rencontrais de nouvelles personnes étranges grâce à mon site et apprenais à les connaître. Quand le site a finalement été prêt, il y avait plusieurs nouvelles fonctionnalités, dont un mélangeur et un traitement automatisé des paiements. »

    Ross Ulbricht, « 2011 », 5 février 2012

    Le nouvelle version du site sort le 18 mai 2011. Néanmoins, une faille provoque à ce moment-là une perte de plusieurs « milliers de dollars ». Ross est contraint de retravailler l’ensemble du processus de traitement des transactions pour règler le problème.

    Pendant tout ce temps Ross continue de gérer Good Wagon Books, entreprise avec laquelle il emploie plusieurs personnes à temps partiel. Cependant, après un accident, plusieurs étagères du local sont détruites, ce qui lui donne une bonne excuse pour abandonner l’entreprise. En mai 2011, Good Wagon Books ferme définitivement, et Ross peut par conséquent s’adonner pleinement à son projet florissant Silk Road.

    Malgré les problèmes du lancement et au fur et à mesure du temps, le site gagne en popularité par le bouche à oreille et finit par devenir rentable. Ayant terminé de vendre ses champignons, Ross dégage alors un revenu des commissions qu’il touche sur les ventes. De plus, le prix du bitcoin monte : de 1 $ en février, il passe à 10 $ le 31 mai, ce qui accroît encore plus la rentabilité du site (du moins à court terme).

    Silk Road attire l’attention

    Cependant, un évènement vient perturber la croissance lente et sereine de Silk road. Le 1er juin 2011 un article d’Adrian Chen à propos de la plateforme est publié sur Gawker. Intitulé Le site web souterrain où vous pouvez acheter n’importe quelle drogue imaginable, l’article présente Silk Road sous un jour favorable et contient les témoignages de plusieurs utilisateurs satisfaits. L’accroche est particulièrement parlante :

    « Parler de la pluie et du beau temps avec votre vendeur d’herbe est nul. Acheter de la cocaïne peut vous faire prendre une balle. Et si vous pouviez acheter et vendre des drogues en ligne comme on achète des livres ou des ampoules ? Maintenant vous pouvez : Bienvenue sur Silk Road. »

    Adrian Chen, The Underground Website…, 1er juin 2011
    Article d'Adrian Chen à propos de Silk Road sur Gawker
    Article d’Adrian Chen à propos de Silk Road sur Gawker

    L’auteur intègre même les réactions de l’administrateur de Silk Road (c’est-à-dire Ross), qu’il a pris soin d’interroger par courriel quelques jours auparavant. À propos de ses motivations, Ross déclare dans l’article :

    « L’État est la principale source de violence, d’oppression, de vol et de toute forme de coercition. Arrêtez de financer l’État avec l’argent de vos impôts et dirigez votre énergie productive vers le marché noir. »

    Suite à la publication de ce papier, l’intérêt pour Silk Road explose. Les nouveaux utilisateurs affluent et le trafic augmente en flèche. Les serveurs ont du mal à tenir la charge, à tel point que Ross est contraint de geler les inscriptions.

    Le 18 juin 2011, le forum de discussion de Silk Road est ouvert, où les vendeurs peuvent notamment faire leur promotion, partager leurs expériences et se donner des conseils. Ross intervient sobrement sous le pseudonyme Silk Road. Il en profite pour généraliser son usage de PGP et commence à signer tous ses messages majeurs avec sa clé privée.

    Cependant, cette publicité faite dans Gawker n’attire pas seulement les utilisateurs, mais aussi les autorités. Ainsi, le 5 juin, les sénateurs Chuck Schumer (de New York) et Joe Manchin (de Virginie-Occidentale) interviennent pour exiger une fermeture de la plateforme.

    Dans son journal, Ross Ulbricht écrit à sujet :

    « Plus intéressant encore, deux sénateurs américains se sont prononcés contre le site et contre le bitcoin. Ils en ont fait tout un plat et ont demandé la fermeture du site. J’ai commencé à avoir un mauvais état d’esprit. J’étais épuisé mentalement, et je me sentais extrêmement vulnérable et effrayé. Le gouvernement américain, mon principal ennemi, était au courant de mon existence et certains de ses membres appelaient à ma destruction. C’est la plus grande organisation de la planète utilisant la force. »

    Ross Ulbricht, « 2011 », 5 février 2012

    C’est également à ce moment-là que les forces de l’ordre commencent à remarquer l’impact de Silk Road dans le monde réel, indépendemment de la volonté politique de leur hiérarchie. En effet, dès juin, la section des Homeland Security Investigations (HSI) du département de la Sécurité intérieure des États-Unis (DHS) de Chicago se met à intercepter des paquets contenant des petites quantités de drogue à l’aéroport de la ville et trouve cela inhabituel. Il ne faudra que quelques mois avant que le lien soit fait avec Silk Road.

    Cette attention provoque enfin l’émergence de concurrents, qui copient le principe de Silk Road. Ainsi, fin juin, on assiste au lancement de Black Market Reloaded. Silk Road restera néanmoins numéro 1 jusqu’à sa fermeture, grâce à son avantage de précurseur et à sa philosophie unique.

    La croissance prématurée

    Après la publicité apportée par l’article de Gawker et les autres articles, Silk Road prend son envol. Le site réalise ainsi des dizaines de milliers de dollars de chiffre d’affaires par mois pour un coût largement inférieur et Ross peut se permettre de se payer un salaire généreux.

    Face au succès grandissant de son projet, il doit apprendre à déléguer. Il engage ainsi des employés pour gérer les litiges sur le site et modérer les discussions sur le forum. Dans son journal il écrit :

    Après avoir gagné environ 100 000 $ et jusqu’à un bon 20-25 000 $ par mois, j’ai décidé qu’il était temps d’engager quelques personnes pour m’aider à faire passer le site au niveau supérieur. Cela s’est avéré être le plus grand défi que j’ai jamais eu à relever. J’ai eu l’occasion de voir un éventail assez large de types d’employés.

    Ross Ulbricht, « 2011 », 5 février 2012

    Le 18 août 2011, Ross poste une annonce sur le forum de Silk Road disant qu’il recherche un administrateur système. C’est finalement le dénommé SumYunGai (SYG) qui est engagé pour quelques mois. Parmi les personnes qu’il fait travailler, on retrouve également DigitalAlch (DA) qui l’aide depuis le tout début, chronicpain, qui travaille sur l’élaboration d’un Wiki, et nomad bloodbath.

    Au cours de l’été, avec son ami d’enfance Richard Bates qu’il voit à Austin, ils ont l’idée d’un projet de plateforme d’échange de bitcoins. Richard est en effet au courant que Ross gère Silk Road et qu’il a l’habitude de traiter avec Bitcoin ; de son côté, Ross se voit déjà blanchir l’argent de Silk Road à l’aide de cette plateforme. Le 11 octobre, Ross poste ainsi une annonce sur Bitcointalk sous son pseudonyme altoid dans laquelle il déclare rechercher un « professionnel en informatique » pour une « startup bitcoin soutenue par capital-risque ». Dans l’annonce, il dévoile au passage son adresse de courrier électronique : [email protected]. Néanmoins, leur plateforme ne verra jamais le jour.

    L’autre personne au courant du projet de Ross est Julia Vie, sa petite amie. Dès juin, celle-ci voit Silk Road comme un risque énorme pour Ross, et tolère très mal le fait que des drogues dures (crack, cocaïne, héroïne) soient échangées sur le site. Lorsque des armes à feu sont listées sur le site, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase et une dispute éclate dans le jeune couple : Ross soutient le droit constitionnel de pouvoir se défendre face à un agresseur avec une arme et Julia imagine les conséquences qu’une vente anonyme d’armes à feu pourrait avoir sur la société.

    Suite à cela, elle s’éloigne quelques temps de Ross et rend visite à son amie Erica. Julia finit par raconter toute l’histoire : que Ross a créé Silk Road, qu’elle n’arrive pas à le raisonner, etc. Un peu plus tard, suite à une altercation, Erica écrit sur le mur Facebook de Ross qu’elle est sûre que les autorités seraient très intéressées par son site. À ce moment, Ross comprend ce que Julia a fait, met fin à leur relation et décide de partir d’Austin pour se rendre en Australie, là où se trouve sa grande sœur, Cally.

    Le 11 novembre 2011, avant son départ, Ross se rend en avance à une fête organisée par son ami Richard Bates, la seule personne à être au courant de son implication dans Silk Road à part Julia. Au cours d’une discussion, il lui fait part de l’affaire avec Erica et de son inquiétude à ce propos. Il lui dit également qu’il ne peut pas fermer le site car « il l’a vendu à quelqu’un d’autre ». Bien entendu, ce n’est pas le cas.

    L’importance de la sécurité opérationnelle

    Le séjour de Ross Ulbricht à Sydney en Australie lui permet de passer du temps à se détendre, à penser à autre chose, à surfer sur la plage de Bondi et à fréquenter des filles. Il en profite pour voir sa sœur qui y habite depuis quelques temps.

    Ross Ulbricht et sa sœur Cally à Sydney (Australie)
    Ross Ulbricht et sa sœur Cally à Sydney (Australie)

    Mais ce séjour est aussi l’occasion pour Ross de méditer sur la sécurité opérationnelle de Silk Road. De toute évidence, il n’a pas prévu l’ampleur que prend alors le site, et ne s’est pas correctement préparé, étant imprudent sous de nombreux aspects.

    Le 9 décembre 2011, lorsque Variety Jones, l’un des plus gros vendeurs sur Silk Road, lui demande s’il a parlé de Silk Road à quelqu’un, Ross répond par l’affirmative. Il dit qu’il y a malheureusement deux personnes qui savent qu’il a créé le place de marché, mais que celles-ci pensent qu’il a « vendu le site » et qu’il en « est sorti ». Variety Jones lui explique alors ce que Ross sait déjà au fond de lui-même :

    « Rappelle-toi – un jour ce sera une information très précieuse de savoir qui a lancé SR, et les personnes qui connaissent le gars qui l’a vendu pourraient vendre cette information – si les sénateurs râlent et que la DEA est embêtée, ils paieront 7 chiffres pour des informations menant au site – et tu seras interrogé un jour – de toi à moi – sois prêt pour ça… l’un d’entre eux se rendra compte un jour qu’il y a une somme d’argent de loto à gagner en te donnant comme créateur du site. »

    C’est pourquoi Ross Ulbricht va décider d’accroître sa sécurité en étoffant son histoire de vente de site et créant un nouveau personnage ayant supposément acheté Silk Road : Dread Pirate Roberts. Mais ceci est une autre histoire.

    Les informations présentes dans cet article proviennent de multiples sources, dont l’ouvrage American Kingpin écrit par Nick Bilton et les archives recueillies par Moustache.

    Cet article fait partie d’une série. Vous trouverez l’épisode précédent ici :

      Ludovic Lars

      Je suis fasciné par les cryptomonnaies et par l'impact qu'elles pourraient avoir sur nos vies. De formation scientifique, je m'attache à décrire leur fonctionnement technique de la façon la plus fidèle possible.

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