Bitcoin, monnaie faible ou valeur forte ? BTC sous le prisme des Lois de Gresham et de Thiers
Lorsqu’on évoque l’adoption commerciale de Bitcoin, on voit parfois la loi de Gresham être mise en avant pour expliquer pourquoi les gens utilisent des euros plutôt que des bitcoins. Dans cet article, nous allons examiner ce que dit cette loi économique, ce que dit la loi inverse (la loi de Thiers) et dans quelle mesure ces deux lois s’appliquent au bitcoin.
La loi de Gresham : la mauvaise monnaie chasse la bonne
La loi de Gresham est une loi économique qui est résumée couramment par l’expression proverbiale : « La mauvaise monnaie chasse la bonne. » Cette loi stipule que la mauvaise monnaie, c’est-à-dire celle qui conserve le moins sa valeur, a tendance à remplacer la bonne monnaie, c’est-à-dire celle qui conserve le plus sa valeur, en tant que moyen de paiement dans le commerce, en l’existence d’un taux de change fixe entre les deux monnaies.
La loi de Gresham a été formalisée par l’économiste écossais Henry Dunning Macleod dans ses Elements of Political Economy publiés en 1858. La loi tire son nom de Sir Thomas Gresham, un grand marchand et financier anglais du XVIème siècle, qui avait établi le lien causal entre la disparition des meilleures pièces d’argent de la circulation et les mesures légales du pouvoir de l’époque.
La loi de Gresham s’applique ainsi aux pièces de monnaie métalliques. Elle énonce que lorsque deux types de pièces de monnaie de valeurs intrinsèques différentes sont échangées dans le commerce avec la même valeur nominale (décrétée par l’État), alors les pièces dévaluées prévalent tandis que les pièces de bonne qualité disparaissent de la circulation. Ceci est dû au fait que les individus ont tendance à payer avec la monnaie surévaluée par le taux de change (celle-ci ayant cours légal) pour s’en débarrasser, et à thésauriser la monnaie correctement évaluée pour conserver de la valeur et potentiellement l’utiliser pour se procurer des biens à l’étranger.
Thomas Gresham n’est cependant pas le premier à avoir observé le phénomène, ni à en avoir découvert le mécanisme. Ainsi, l’observation selon laquelle « la mauvaise monnaie chasse la bonne » peut remonter au poète grec Aristophane, qui écrivait en 406 avant Jésus-Christ :
« Souvent la ville nous a paru en user à l’égard des citoyens beaux et bons, comme pour la vieille monnaie et la nouvelle. Les premières ne sont pas falsifiées : ce sont les plus belles de toutes les monnaies, à ce qu’il semble, les seules frappées au bon coin et d’un son légal ; et cependant, nulle part, ni chez les Hellènes, ni chez les Barbares, nous n’en faisons usage, préférant ces méchantes pièces de bronze, frappées hier ou avant-hier au plus mauvais coin. »
Aristophane, Les Grenouilles
Ce phénomène a été par la suite expliqué à de multiples reprises par des penseurs divers, comme Nicole Oresme dans son Traité sur l’origine, la nature, l’altération des monnaies vers 1360, ou Nicolas Copernic dans son Discours sur la frappe des monnaies écrit en 1526. Néanmoins c’est le nom de Thomas Gresham qui a été retenu par MacLeod, pour son observation du phénomène sur les pièces d’argent de la livre sterling naissante.
À l’époque de Gresham, on observait en effet que shillings de bonne qualité disparaissait de la circulation, au profit de mauvaises pièces dont la valeur nominale excédait la valeur en argent. Les pièces de monnaie de mauvaise qualité étaient issues des dévaluations entreprises sous les règnes d’Henry VIII et d’Édouard VI de 1544 à 1551. Elles étaient donc le résultat d’un seigneuriage qui avait bien profité à la Couronne pour financer l’effort de guerre. Cependant, cela posait un problème de fuite des capitaux car la bonne monnaie (en argent et en or) sortait du pays au fur et à mesure des importations.
En 1558, dans une lettre adressée à la reine Elisabeth Ire qui venait d’accéder au trône, Thomas Gresham lui fait remarquer la chose en lui expliquant que la situation était la conséquence des dévaluations de son père, Henry VIII. Suite à cette remarque, la reine restaurera le taux de change réel des pièces en 1560, en rappelant les mauvaises pièces et en frappant de nouvelles pièces dont la teneur en argent était correcte.
La loi de Gresham a donc été formulée pour les monnaies-marchandises basées sur des métaux précieux. Néanmoins, elle peut également s’appliquer au papier-monnaie : lors de l’étalon-or, on pouvait considérer que les billets de banque formaient ainsi la « mauvaise monnaie » indexée sur un taux de change en or décrété par le pouvoir, et l’or physique restait la « bonne monnaie » que l’on thésaurisait.
Il arrive aujourd’hui fréquemment que la loi de Gresham soit étendue aux monnaies fiat, c’est-à-dire nos monnaies officielles actuelles. En effet même si une monnaie fiat a un taux de change fluctuant par rapport aux autres monnaies, ce taux de change est augmenté artificiellement par l’intervention de l’État : ce dernier impose son cours légal, prélève une taxe forfaitaire sur d’autres monnaies, interdit la création de nouvelles monnaies, et met généralement en place des mesures de contrôle des changes. C’est pour cela que l’euro est utilisé en France plutôt que le dollar, l’or ou une monnaie privée adossée sur l’or.
La loi de Gresham est donc une loi liée à un contexte politique, et n’est pas une loi du marché libre : elle ne s’exprime que lorsqu’un taux de change est imposé par une autorité. Si le taux de change n’est pas altéré, ou si l’autorité est trop faible pour l’imposer correctement, c’est la loi inverse qui prévaut : la loi de Thiers.
La loi de Thiers : la bonne monnaie chasse la mauvaise
La loi de Thiers est la loi économique qui énonce que « la bonne monnaie chasse la mauvaise ». Cette loi stipule que, sur le marché libre, c’est la bonne monnaie, c’est-à-dire celle qui préserve le plus son pouvoir d’achat, qui a tendance à remplacer la mauvaise monnaie dans le commerce. Bien qu’elle s’oppose en apparence à la loi de Gresham, elle n’est en réalité pas incompatible car les deux lois interviennent dans des contextes différents : la loi de Gresham découle de l’intervention étatique et la loi de Thiers est une conséquence du marché.
Puisque le monde n’est pas un marché libre et que les monnaies n’évoluent pas dans un système concurrentiel parfait, la loi de Thiers ne s’applique pas toujours et partout. Néanmoins, le marché ne disparaît jamais complètement face à l’intervention de l’État et cette tendance à chasser la mauvaise monnaie vient en réalité contrebalancer la loi de Gresham, notamment lors des moments-clés de l’histoire. En effet, si la mauvaise monnaie chassait systématiquement la bonne de la circulation, alors nous devrions aujourd’hui utiliser la pire des monnaies, la monnaie hyperinflationniste ; mais ce n’est pas le cas.
La loi de Thiers a été formulée en 1989 par Peter Bernholz, en l’honneur de l’homme d’État et historien français Adolphe Thiers. Ce dernier était en particulier l’auteur d’une Histoire de la Révolution Française publiée entre 1823 et 1827, dans laquelle il abordait longuement l’épisode d’inflation galopante de l’assignat.
C’est une remarque présente dans cet ouvrage qui lui a valu de donner son nom à cette loi économique. Dans un passage sur le mandat territorial qui avait succédé à l’assignat en 1795, Thiers décrivait la réapparition des pièces de métaux précieux et ceci malgré le cours légal de la monnaie papier. Suite à l’inflation destructrice des assignats, il semblait en effet que les gens ne faisaient pas confiance aux mandats et préféraient autant que faire se peut utiliser la monnaie sonnante et trébuchante. Thiers écrivait :
« Ainsi, quand même il y aurait eu possibilité de rendre la confiance au papier, la supposition exagérée de sa valeur devait toujours le faire tomber. Aussi, bien que sa circulation fût forcée partout, on ne l’accepta qu’un instant. Les mesures violentes qui avaient pu imposer en 1793, étaient impuissantes aujourd’hui. Personne ne traitait plus qu’en argent. Ce numéraire, qu’on avait cru enfoui ou exporté à l’étranger, remplissait la circulation. Celui qui était caché se montrait, celui qui était sorti de France y rentrait. Les provinces méridionales étaient remplies de piastres, qui venaient d’Espagne, appelées chez nous par le besoin. L’or et l’argent vont, comme toutes les marchandises, là où la demande les attire ; seulement leur prix est plus élevé, et se maintient jusqu’à ce que la quantité soit suffisante, et que le besoin soit satisfait. Il se commettait bien encore quelques friponneries, par les remboursemens en mandats, parce que les lois donnant cours forcé de monnaie au papier, permettaient de l’employer à l’acquittement des engagemens écrits ; mais on ne l’osait guère, et quant à toutes les stipulations, elles se faisaient en numéraire. Dans tous les marchés on ne voyait que l’argent ou l’or ; les salaires du peuple ne se payaient pas autrement. On aurait dit qu’il n’existait point de papier en France. Les mandats ne se trouvaient plus que dans les mains des spéculateurs, qui les recevaient du gouvernement, et les revendaient aux acquéreurs de biens nationaux. »
Adolphe Thiers, Histoire de la Révolution Française, tome VIII
Ainsi, si la mauvaise monnaie qu’était l’assignat avait pu chasser les bonnes monnaies qu’étaient l’or et l’argent, celles-ci ont réapparu lorsque la nécessité l’a exigé. Les citoyens ne respectaient alors plus les lois sur le cours légal, car ils voyaient probablement trop d’inconvénients à les suivre par rapport aux peines appliquées.
Sur le marché libre, et dans toutes les situations qui s’y apparentent, c’est donc la bonne monnaie qui chasse la mauvaise. On a pu le voir dans l’histoire lorsque l’autorité était inexistante ou bien trop faible pour appliquer un taux de change artificiel, comme durant la ruée vers l’or aux États-Unis où la frappe monétaire privée florissait, ou bien pendant l’épisode d’hyperinflation de la République de Weimar qui a anéantit le mark-papier.
De plus, cette loi s’exprime toujours à l’international où les conflits géopolitiques font qu’il est difficile de décréter un taux de change entre les monnaies. Tel que l’écrit Robert Mundell :
« Historiquement, ce sont les bonnes monnaies fortes qui ont chassé les mauvaises monnaies faibles. Au cours de plusieurs millénaires, les monnaies fortes ont dominé et chassé les faibles dans la concurrence internationale. Le darique perse, le tétradrachme grec, le statère macédonien et le denier romain ne sont pas devenus les monnaies dominantes du monde antique parce qu’elles étaient « mauvaises » ou « faibles ». Les florins, les ducats et les sequins des cités-États italiennes ne sont pas devenus les « dollars du Moyen Âge » parce qu’il s’agissait de mauvaises pièces ; elles figuraient parmi les meilleures pièces jamais fabriquées. La livre sterling du XIXème siècle et le dollar du XXème siècle ne sont pas devenues les monnaies dominantes de leur époque parce qu’elles étaient faibles. La constance, la stabilité et la haute qualité ont été les attributs des grandes monnaies qui ont remporté la concurrence pour l’utilisation comme monnaie internationale. »
Robert Mundell, Uses and Abuses of Gresham’s Law in the History of Money, 1998
Qu’est-ce que ces lois signifient pour Bitcoin ?
À présent que nous avons vu ce qu’étaient la loi de Gresham et la loi de Thiers et dans quels contextes elles s’appliquaient, voyons ce que cela signifie pour Bitcoin.
Le bitcoin est une intermédiaire d’échange naissant dont certains lui dénient la qualification de « monnaie », mais qui possède des caractéristiques propres comme sa résistance à la censure et sa quantité fixe de 21 millions d’unités. Il n’est pas universellement accepté mais il est utilisé en tant que moyen de paiement dans des secteurs et des situations spécifiques, ce qui fait qu’on peut le considérer comme une monnaie au sein de l’économie qu’il sert.
Tout comme la loi de Gresham étendue s’applique à l’or et à l’euro, elle influence la relation entre le bitcoin et l’euro. En effet, en France, l’euro a cours légal, ce qui impose (légalement) aux marchands de continuer à l’accepter. Et, de l’autre côté, l’usage du bitcoin dans le commerce est de plus en plus attaqué, notamment par la législation sur les plus-values et par les normes de connaissance du client (KYC).
Cependant, l’influence de la loi de Gresham est limitée, car le manque d’usage du bitcoin dans le commerce n’est pas seulement dû aux contraintes réglementaires, mais aussi et surtout à une faible acceptabilité générale. En effet, aujourd’hui peu d’individus et d’entreprises accepteraient le bitcoin en tant que moyen de paiement même en l’absence de contraintes.
Ainsi, invoquer la loi de Gresham pour expliquer le manque d’adoption n’est pas un bon argument. De plus, c’est rater la cible : le bitcoin n’est pas une monnaie adaptée au marché réglementé, mais une monnaie du marché libre réel. Bitcoin n’est pas fait pour demander la permission, Bitcoin est un acte de résistance, une porte de sortie. Bitcoin attaque le monopole monétaire et le seigneuriage des États, que ceux-ci soient d’accord ou non.
Puisque son territoire est le marché libre, c’est donc la loi de Thiers qui s’applique principalement. De cette manière, là où le bitcoin saura prospérer, notamment en vertu de ses caractéristiques propres, il remplacera l’euro, le dollar et même l’or. Et c’est le projet qu’il porte en lui depuis son création.