La banque Bitcoin : impossible ou… inévitable ?
Des banques des Médicis à celles de Bitcoin – Depuis l’ère des Médicis au XVème siècle, les banques commerciales ont contribué au développement du commerce en facilitant la comptabilité en partie double (débit et crédit), ainsi que l’emprunt entre tiers de confiance. Grâce à cela, le commerce entre diverses personnes et entreprises a pu se développer et faire prospérer un nouvel essor dans la société florentine en Italie, qui s’exporta rapidement à travers l’Europe et le reste du monde.
Sous l’Étalon d’or, les institutions bancaires qui prêtaient aux entreprises désireuses d’emprunter étaient contraintes à maintenir en réserve des quantités suffisantes d’or afin de pouvoir répondre aux besoins de retrait de leurs clients dépositaires. L’émission monétaire était donc naturellement contrôlée par la rareté de la commodité sous-jacente : celle de l’or. Un peu plus tard, au XVIIème siècle, des banquiers anglais commencèrent à généraliser une pratique fort profitable qui consistait à prêter davantage d’or que ce qu’ils possédaient en réserve. Ces banquiers, appelés “goldsmiths”, fournissaient des services de conservation d’or et de prêts en émettant des certificats de réception aux dépositaires. Ces certificats ont commencé à être échangés entre des particuliers, des professionnels et des entreprises, car ils étaient bien plus pratiques que l’or dans les échanges réguliers. L’or était coûteux dans les transactions à faible valeur étant donné son manque de divisibilité et la complexité de sa conservation. L’activité, alors profitable pour ces banquiers, consistait à émettre un nombre grandissant de certificats de dépôt, sans pour autant avoir l’intégralité des réserves disponibles. C’est par ce processus graduel de dévaluation par la réserve fractionnaire que la monnaie papier fut démocratisée au fil du temps, et devint un standard international.
Quelques siècles plus tard, certains problèmes majeurs firent leur apparition dans ce système hérité à ce jour. Les entrepôts de conversation d’or ont été délaissés pour des entreprises spécialisées dans la création monétaire, aujourd’hui communément appelées « les banques centrales ». Une des plus anciennes institutions de ce genre n’est autre que “La vieille dame de Threadneedle Street”, soit la banque d’Angleterre qui fut créée en 1694 pour soutenir les emprunts de l’État, puis qui servit plus tard de prêteur en dernier ressort aux banques commerciales. En l’an 1800, la banque de France suivit de près son homologue anglo-saxonne, et devint ainsi souveraine de sa politique monétaire en offrant un monopole à cette nouvelle institution. Les motivations de Napoléon Bonaparte, qui à l’époque en fut le premier actionnaire, provenaient de sa politique centralisatrice : il cherchait un moyen de financer des armées, et d’éliminer la concurrence, afin d’empêcher l’émission inflationniste de billets de banque. La volonté de pouvoir procéder à des opérations de sauvetage des caisses de l’État était néanmoins la raison fondatrice de ce mouvement en plein essor sur le vieux continent.
Saisis d’une nouvelle puissance, les États ont armé les banques centrales d’un pouvoir fondamentalement irrésistible : celui de manipuler la monnaie pour financer des programmes nationaux à grande échelle sans être sensibles aux contraintes budgétaires habituellement présentes dans une entreprise. Les économies nationales d’aujourd’hui sont donc basées sur des monnaies fiduciaires ou “fiat”, chacune utilisée sur un territoire et protégée par un cours légal lui offrant un monopole d’utilisation. Cela est vrai pour le dollar, le yen ou encore l’euro. Les banques commerciales qui émettent des crédits pour des particuliers et entreprises travaillent en parallèle avec les banques centrales de chaque pays qui sont chargées de renflouer leur caisse au besoin. Ce mécanisme pousse donc les banques commerciales à prendre davantage de risque en offrant des crédits à taux d’intérêt plus bas, et à des profils d’emprunteurs moins solvables.
Une monnaie libre
Au cours des 10 dernières années, la base monétaire mondiale, constituée de la quantité totale des monnaies fiduciaires en circulation comme l’euro, le dollar américain ou encore le yen, s’est donc considérablement élargie sous l’impulsion de programmes d’assouplissement quantitatif (quantitative easing) et d’injection de liquidités. Ces divers programmes ont été mis en place par des gouvernements soucieux de la relance économique. Tel un pyromane qui se voit essayer d’éteindre le feu de forêt qu’il a lui-même allumé, ces mesures ont tendance à créer les problèmes qu’elles s’emploient à résoudre.
En 2009, Satoshi Nakamoto, créateur de Bitcoin, un système monétaire sur internet, fit une déclaration sur un forum en ligne qui décrit précisément les problèmes liés au milieu bancaire que nous connaissons aujourd’hui.
« The root problem with conventional currency is all the trust that’s required to make it work […] the central bank must be trusted not to debase the currency but the history of fiat currency is full of breaches of that trust. Banks must be trusted to hold our money and transfer it electronically, but they lend it out in waves of credit bubbles with barely a fraction in reserve. »
Satoshi Nakamoto
Avec l’apparition du bloc de genèse le 3 janvier 2009, le protocole Bitcoin fut une nouvelle découverte avec l’introduction d’une monnaie à quantité fixe de 21 millions d’unités (“BTC”), elles-mêmes divisibles en 100 millions de sous-unités (“satoshis” ou “sats”), pour un total de 2,1 trilliard de sats en circulation. Le calendrier d’approvisionnement de Bitcoin est donc prévisible avec un « coût infalsifiable » de production. Ce projet vieux d’une douzaine d’années remet en question le rôle d’une banque centrale dans la gestion de la monnaie, et tend à redéfinir la place d’une banque commerciale aux périphéries du réseau de Bitcoin.
Le réseau de Bitcoin est encore en phase de maturation, mais il transforme le paradigme des monnaies fiduciaires d’aujourd’hui, en apportant une évolution radicale de la monnaie en la séparant de l’Etat et des banques centrales. Toutefois, les mécanismes financiers autour de sa conservation, de son échange et des paiements, ainsi que de l’emprunt, du crédit, et de la mise en place de taux d’intérêts, se doivent d’exister pour qu’il puisse être utilisé par des particuliers et par des entreprises.
Minimisation de confiance
Bitcoin est à la fois un réseau et un actif. La nature transparente de son réseau offre des garanties de règlement de paiement plus sécurisées que celles offertes par les institutions financières d’aujourd’hui, et à moindre coût. En effet, un transfert de bitcoin peut être réalisé de particulier à particulier ou d’entreprise à entreprise, sans l’utilisation d’intermédiaires financiers traditionnels tels qu’un compte bancaire ou encore un compte PayPal. L’accès au réseau bitcoin se doit d’être facile et sécurisé. Les entreprises qui facilitent ces services de règlements de paiement peuvent créer assez de valeur pour en extraire un modèle de revenu viable sur le long terme.
Pour utiliser ce réseau, il faut se munir de clés Bitcoin, dites “cryptographiques”, qui sont encore aujourd’hui difficiles à sécuriser pour le commun des mortels. De nombreuses entreprises continuent de garder les clés de leurs clients, ce qui rend l’accès à Bitcoin plus contraignant, car ces entreprises sont de plus en plus contrôlées par des régulateurs qui demandent l’identification et la vérification de leurs utilisateurs. Certaines entreprises, contraintes par ces réglementations, doivent limiter le montant de bitcoins que leurs clients peuvent retirer dans leur propre portefeuille numérique, par exemple.
Comme les Médicis du XVème siècle qui ont inventé la comptabilité en partie double, Satoshi Nakamoto a transformé ce modèle avec bitcoin en ajoutant une “troisième copie” neutre et impartiale qui permet à quiconque de vérifier l’intégrité des retraits et des dépôts sans besoin d’identification et de vérification légales. Ce grand livre est souvent appelé la “block chain” ou “chaîne de blocs” en français, qui n’est autre que l’historique de toutes les transactions du réseau de Bitcoin depuis sa création en 2009. Cet historique de paiements retrace tous les échanges ainsi que la dernière attribution connue de l’intégralité des jetons en circulation sur le réseau. Certaines entreprises rendent l’accès aux points d’entrée du réseau plus accessible, aussi appelés “nœuds”, de la même manière que des fournisseurs d’accès à internet ont commencé à le faire dans les années 90.
Partage de coffre numérique
Semblables aux goldsmiths du XVIIème siècle, des nouvelles entreprises émergent pour offrir des services de gestions de clés en collaboration avec leurs clients, sans pour autant être des points de défaillance unique. En offrant la possibilité à leurs clients de vérifier par eux-mêmes les détails de transactions, mais aussi d’émissions monétaires du réseau, ces nouvelles institutions financières natives à Bitcoin voient le jour sous un angle de minimisation de confiance.
Partager la garde de clés dans un coffre numérique qui garde du bitcoin permet de séparer deux fonctions bancaires qui ont fusionnées dans les dernières décennies avec les banques commerciales traditionnelles, celles de l’entreposage et de prêt.
Pour un service de conservation ou d’entreposage, si un utilisateur possède 1 BTC qui lui-même est conservé dans un coffre numérique là où seulement deux clés sur trois sont demandées, il peut décider de faire confiance à une entreprise partenaire pour garder une clé, et faire lui-même la conservation des deux autres. Dans ce scénario, un utilisateur reste donc indépendant, mais s’il perd une de ses clés, il peut avoir recours à un service de récupération de son coffre numérique en faisant appel à l’institution qui conserve la troisième clé.
Bitcoin est le seul actif qui admet ce type d’arrangements, ce qui permet de mettre en place de nouveaux services de gestion de patrimoine, notamment autour de l’héritage. Des coffres numériques peuvent être mis en place avec un système de trois clés sur cinq utilisées pour sécuriser des avoirs. Dans cette configuration, un notaire ou un avocat, ainsi que des membres de la famille, peuvent se voir attribuer la garde d’une clé pour assurer la pérennité du patrimoine d’un propriétaire de bitcoin. Pour une entreprise, la flexibilité du protocole permet de mettre en place diverses configurations pour s’assurer qu’un directeur financier n’est pas l’unique signataire sur des flux de transactions. Les entreprises qui offrent l’accès à ce type de service de gestion de clés agissent aux périphéries du réseau de Bitcoin. Elles se doivent de bâtir leurs opérations en respectant les propriétés de minimisation de confiance du protocole afin de maintenir d’autres assurances du réseau, telle que la résistance à la censure.
Lors de prêts, il est aujourd’hui possible d’obtenir des euros ou des dollars en offrant du bitcoin en collatéral, ce qui permet d’hypothéquer du bitcoin et de réduire le risque d’emprunt pour l’institution émettrice. Un nombre grandissant d’entreprises commencent à offrir ce service, mais très peu le font en utilisant les propriétés natives à Bitcoin. Il est en effet possible de partager la garde du bitcoin hypothéqué entre l’emprunteur, qui dépose son collatéral, et l’entreprise, qui fournit de la liquidité. Cette disposition permet de s’assurer que le collatéral en hypothèque n’est pas introduit dans d’autres contrats de prêt, et hypothéqué à plusieurs reprises. Cette pratique de multiples hypothèques est monnaie courante dans les marchés traditionnels, et a été à l’origine de la crise des subprimes de 2008. Le modèle de revenu est néanmoins un des plus traditionnel : l’entreprise émettrice demande est soumise à un frais d’emprunt, qui fait office de taux d’intérêt sur le collatéral hypothéqué.
Néo-banque Bitcoin
À première vue, la séparation entre l’entreposage et le prêt de bitcoin parait futile, mais à un niveau systémique, il s’agit d’un divorce marquant avec le système financier actuel. Le niveau de risques systémiques, qui émanent de la liaison étroite entre les états financiers et les grandes banques, va être largement diminué. Bitcoin étant un réseau ouvert, il est possible que des milliers, voire des dizaines de milliers de banques privées, voient le jour dans les décennies à venir et offrent des services d’entreposage collaboratif, de paiement et de prêt. Une telle structure de marché serait favorable aux consommateurs qui se verraient avoir un choix supérieur aux offres bancaires d’aujourd’hui, notamment autour du service client, de la gamme de services offerts, et bien sûr des tarifs de prestations.
En avance sur son temps, en 2010, Hal Finney a plaidé en faveur de la montée en puissance de sociétés de services financiers spécialisés en bitcoin.
« Actually, there is a very good reason for bitcoin-backed banks to exist, issuing their own digital cash currency redeemable for bitcoins. Bitcoin itself cannot scale to have every single financial transaction in the world included in the block chain. There needs to be a secondary level of payments which is lighter weight and more efficient. Likewise, the time needed for bitcoin transactions to finalize will be impractical for medium to large value purchases. Bitcoin backed banks will solve these problems. They can work like banks before the nationalization of currency. Different banks can have different policies, some more aggressive, some more conservative. Some will be fractional reserve while others may be 100% bitcoin backed. Interest rates may vary. Cash of some banks may trade at a discount to that from others. »
Il semblerait que nous soyons seulement au début d’une nouvelle ère de la banque où des néo-institutions émergent uniquement d’internet, sans succursales, et se font compétition dans le monde entier pour offrir des services financiers pour Bitcoin. Après avoir répliqué les fonctions bancaires traditionnelles bien connues de tous, quelles seront les nouveautés que les néo-banques Bitcoin pourront développer ? Comment vont évoluer les banques centrales si bitcoin devient un jour la monnaie de réserve globale ? Est-ce que le modèle de réserves fractionnaires est encore possible avec des banques Bitcoin ?
Bien des questions demeurent, et nous avons uniquement effleuré la surface d’un vaste sujet qui sera l’objet de nombreuses évolutions marquantes du XXIème siècle, cela apparaît déjà comme une évidence.