Ethereum dans 10 ans ? La vision de Vitalik Buterin
Un seul Ethereum, plusieurs futurs ? – Difficile de faire les bons choix lorsqu’on porte sur ses épaules le poids d’une révolution technologique en devenir. Beaucoup s’entendent sur les capacités disruptives des cryptomonnaies, mais bien malins sont ceux en mesure d’entrevoir l’avenir qu’elles nous réservent. Vitalik Buterin fait sans doute partie de ces personnes. Le co-fondateur de la blockchain Ethereum s’est exprimé sur ce sujet dans une interview donnée au Time à l’occasion de l’ETHDenver. Décryptage de ses propos, mélanges entre promesses et préoccupations sur l’avenir d’Ethereum.
Vitalik Buterin, une vision d’Ethereum malmenée
Accaparés par ce fourmillement de nouvelles technologies qui naissent devant nos yeux, nous oublions parfois de prendre le recul nécessaire. Les yeux rivés sur le metavers et le nez dans les NFT, nous nous attardons rarement sur les choix du passé qui ont provoqué ces révolutions. De même, nous prenons acte d’une oreille parfois distraite des choix effectués chaque jour par les bâtisseurs des blockchains comme Ethereum. Blockchains sur lesquelles tout notre écosystème repose pourtant.
Que serait l’internet d’aujourd’hui si Yahoo en 1997 avait effectivement racheté Google lorsque Lary Page et Sergueï Brin sont venus leur proposer l’idée pour 1 million de dollars ? Serions-nous toujours en 2022 en train de nous balader de répertoire en répertoire, naviguant difficilement en quête d’informations ? La plateforme Yahootube aurait-elle connu le même succès que le Youtube d’aujourd’hui ? Le parallèle avec ce qui est en train de se jouer actuellement sur les technologies blockchain peut aisément être fait.
La spéculation, une menace pour le monde crypto ?
Des choix fondamentaux sont effectués chaque jour dans le monde bouillonnant de la crypto-sphère. Le passage en Proof of Stake (PoS) de la blockchain Ethereum prévu en juin prochain avec The Merge en est un. Ces questions sur notre futur, Vitalik Buterin se les pose constamment. Il observe d’un œil inquiet la direction empruntée par sa création que les innovations récentes semblent faire dévier de sa trajectoire. Au point même de remettre en cause sa vision initiale de communauté décentralisée.
Dans cet article, nous allons tenter de nous mettre dans la peau de Vitalik Buterin, le co-fondateur de la blockchain Ethereum, en parcourant les craintes et les aspirations qu’il a bien voulu partager à nos confrères du Time.
« L’une des décisions que j’ai prises en 2022, c’est d’essayer d’être plus audacieux et moins neutre. Je préfèrerais qu’Ethereum offense certaines personnes plutôt que de se transformer en quelque chose qui ne représente rien »
Vitalik Buterin
Vitalik s’inquiète, à juste titre, des dérives conduites par les investisseurs un peu trop enthousiastes. Il s’interroge sur les dangers que cela entraine sur la perception publique de la crypto en général. La technologie blockchain se résume-t-elle à la simple spéculation ? La flambée des frais de transaction, les étalages de richesses à coup de tête de singe et de « wen lambo ? » en sont les dérives.
« Avec les frais de transaction tels qu’ils sont, on en arrive vraiment à un point où les dérives financières et les paris prennent le pas sur les choses cool [en construction] », le concède Vitalik. Celui-ci fait notamment référence à son concept de Preuve d’Humanité lancé par le protocole Kleros et la Democracy Earth Foundation. Celui-ci a pour but de servir de socle à un Revenu de Base Universel et à des réseaux de médias sociaux non pollués par la désinformation. Ce principe de revenu universel, environ 40$ par mois attribué actuellement à toute personne qui s’inscrit, est rendu inutilisable. A cause des frais exorbitant de la blockchain, le coût de retrait de cette somme sur son portefeuille est prohibitif.
Vitalik, une vision pour Ethereum emplie de craintes
La vision de Vitalik s’étend bien au-delà des gains rapides offerts par cette toute nouvelle spéculation. Pour lui, Ethereum doit devenir la rampe de lancement d’expérimentations sociopolitiques tels que :
- des systèmes de vote plus équitables
- une aide à la planification urbaine
- un revenu de base universel
- des projets de travaux publics
Il souhaite que sa blockchain soit un contrepoids aux politiques gouvernementales autoritaires. Un exemple parlant est celui des manifestations ayant eu lieu récemment au Canada. Vitalik, qui a résidé dans son enfance à Toronto, s’est d’ailleurs exprimé au sujet du Convoi de la liberté.
Un autre challenge attend selon lui cette nouvelle technologie, et non des moindres. Briser l’emprise des multinationales de la Silicon Valley sur nos vies numériques. Ainsi, en abandonnant le Web2 pour le Web3, nous serions en mesure de récupérer la propriété de nos données numériques. Celles sur la base desquelles ces mastodontes ont construit leur juteux business.
Vitalik exprime toutefois très clairement les menaces qui pèsent sur cette destinée immense qu’il voit pour Ethereum. Sa crainte ? Que ses objectifs de transformation du monde via la blockchain soit balayés par la cupidité des individus et l’argent rapide.
« Le danger est que vous ayez ces singes de 3 millions de dollars et que cela devienne un autre type de jeu », déclare-t-il en faisant référence à la désormais célèbre collection NFT du Bored Ape Yacht Club. Cette collection très prisée par les riches personnalités publiques et groupes d’investissement s’arrachent comme des petits pains malgré leur prix exorbitant, plusieurs centaines de milliers de dollars.
Ainsi, depuis ce début d’année, Vitalik a décidé à contrecœur de renforcer son rôle public. Il souhaite ainsi influer sur la trajectoire que commence à emprunter la blockchain Ethereum et tenter de la remettre sur le droit chemin.
« Si nous n’exerçons pas notre voix, les choses qui se construisent sont celles qui sont immédiatement rentables. Et celles-ci sont souvent loin de ce qui est réellement le meilleur pour le monde. »
Vitalik Buterin
Ethereum, trop décentralisée ?
Vitalik et Ethereum, l’ironie derrière la décentralisation
En s’appuyant sur la technologie blockchain, mise en lumière par Bitcoin, Vitalik a construit ce qui pourrait s’apparenter à un internet décentralisé et ouvert. Cette révolution propulsa rapidement l’ETH, la monnaie native du réseau, à la seconde place du classement des cryptomonnaies en terme de capitalisation boursière. Cette structure de base a permis d’alimenter un écosystème fourmillant de nouvelles idées et d’applications, faisant transiter des milliards de dollars en totale liberté à travers le monde. Mais Vitalik voit plus grand pour Ethereum. Il souhaiterait que la blockchain permette des utilisations qui dépassent le simple transfert de monnaie.
L’ironie du sort est là. La machine décentralisée Ethereum est lancée. Malgré ses fortes convictions, son influence et des intentions plus que louables, Vitalik pourrait bien ne pas être en mesure de dévier sa course. En effet, le principe même d’une plateforme décentralisée est d’évoluer sur la base d’un melting-pot de visions. Celles de ses créateurs, de ses investisseurs et de sa communauté. Tentaculaire dans le cas d’Ethereum. Vitalik n’est pas le leader officiel d’Ethereum et lui-même, ne se conçoit pas comme tel. Il s’est d’ailleurs appliqué à se tenir éloigné du devant de la scène, fidèle à sa vision décentralisée du monde qu’il essaye de bâtir.
Vitalik utilise donc les armes de « soft power » qu’il lui reste afin d’orienter les décisions de la communauté Ethereum vers la vision à laquelle il aspire. Ces armes sont simples :
- Écrire des articles de blog
- Donner des interviews
- Mener ses recherches
- Prendre la parole lors de conférences
« J’ai beaucoup crié, déclare-t-il, et parfois j’ai l’impression de crier dans le vent ». Pas simple en effet, de se faire entendre au sein d’une si grande communauté, tout Vitalik soit-il. Et pourtant, les enjeux sont énormes. Son influence sur les décisions d’aujourd’hui peuvent faire la différence quant à l’avenir d’Ethereum demain. Deux avenirs s’opposent et nous serions à la croisée des chemins. Un avenir dans lequel cette blockchain pourrait devenir la base d’une nouvelle ère du numérique et un autre où elle se contenterait du simple rôle d’instrument de spéculation financière.
Lorsque la blockchain passe à l’action
Les cryptomonnaies continuent pourtant de s’illustrer sur des cas d’application très concrets, typiquement dans le conflit actuel entre l’Ukraine et la Russie. Plus de 100 millions de dollars en crypto ont été levés au cours des trois premières semaines de l’invasion en soutien aux populations ukrainiennes ayant perdu l’accès aux banques. Vitalik Buterin, d’origine russo-ukrainienne rappelons-le, s’est opposé à la décision de Poutine. Il a alloué des centaines de milliers de dollars de subventions aux secours tout en soulignant :
« Cette situation rappelle à beaucoup de gens dans l’espace crypto qu’en fin de compte, le but n’est pas de jouer à des jeux avec des images de singes à un million de dollars, c’est de faire des choses qui produisent des effets significatifs dans le monde réel. »
Vitalik Buterin
Tel est la vision que Vitalik avait lorsqu’il a créé Ethereum en 2013 et qu’il essaye de perpétuer au gré de ses articles, ses conférences et ses discussions. Mais c’est tout une communauté éparpillée aux quatre coins du monde qu’il doit en permanence convaincre d’aller dans son sens. Un écosystème décentralisé avec ses aspirations propres, parfois divergentes. Le challenge est, en réalité, immense. Ainsi, selon ses propres mots, « la crypto elle-même a beaucoup de potentiel dystopique si elle est mal implémentée ». C’est finalement tout l’enjeu d’une technologie disruptive. L’importance des choix effectués sont tels qu’ils orientent le futur de toute la société pour les générations à venir.
Ethereum, depuis les origines jusque dans le futur
Ethereum, des origines complexes…
Il y a 9 ans, Vitalik Buterin imaginait Ethereum avec l’aide de 7 collaborateurs, programmeurs et hommes d’affaires. En quelques mois, le groupe connu pour être les fondateurs d’Ethereum s’installèrent dans un Airbnb en Suisse pour écrire du code et courtiser les investisseurs. Déjà à l’époque, les avis du groupe sur le devenir d’Ethereum ont rapidement divergé. Vitalik voulait une plateforme ouverte et décentralisée sur laquelle on pourrait construire n’importe quelle application. D’autres voulaient utiliser la technologie pour créer une entreprise, l’équivalent crypto de Google. Vitalik a dû alors composer avec les égos des uns et des autres et lutter pour protéger sa vision d’Ethereum. Pas une mince affaire pour quelqu’un plus habitué à côtoyer les lignes de code. Le co-fondateur explique son point de vue sur ces divergences :
« Le plus grand fossé était certainement que beaucoup de personnes se souciaient de gagner de l’argent. Pour moi, ce n’était absolument pas mon objectif. Il y a même eu des moments où je négociais à la baisse les pourcentages de la distribution d’ETH que moi-même et les autres fondateurs obtiendrions, afin d’être plus égalitaire. »
Vitalik Buterin
En juin 2014, afin d’éviter que les tensions ne s’enveniment, Vitalik prend ses responsabilités une première fois. Il demande à Amir Chetrit et Charles Hoskinson, devenu plus tard fondateur de Cardano, de quitter le groupe. Il lance ensuite la Fondation Ethereum, une organisation à but non lucratif créée pour protéger l’infrastructure d’Ethereum et financer les projets de recherche et développement. Un à un, les autres fondateurs se sont peu à peu détachés du projet pour suivre leurs propres ambitions, soit en tandem avec Ethereum soit en concurrence directe.
… et une adolescence tumultueuse…
En 2016 a lieu un évènement dramatique pour l’écosystème et qui fera office de second vrai test pour Vitalik. Un organisme de collecte de fond, appelé The DAO, construit en tant que preuve de la validité du concept, est piraté. C’est 60 millions de dollars qui s’évaporent dans la nature, soit 4% de tous les ETH créés.
Le piratage met à l’épreuve les valeurs de la communauté crypto. Deux choix sont possibles :
- Ne pas outrepasser le code et assumer la perte
- Revenir en arrière, quitte à exercer une manœuvre que l’on pourrait qualifier de « centralisée »
Vitalik choisit alors un compromis et consulte les autres dirigeants d’Ethereum. Il écrit des articles plaidant pour le hard fork, et donc la modification du code pour « revenir en arrière ». Tout en laissant le pouvoir de décision à la communauté. Celle-ci vote massivement en faveur de cette option. Lors de la création du fork, même les mineurs avaient le choix entre utiliser cette nouvelle blockchain ou rester sur la blockchain hackée. Ils ont eux aussi suivi Vitalik. Pour le co-fondateur d’Ethereum, cette épreuve a permis de mettre en lumière la promesse d’une gestion décentralisée d’une gouvernance et la force de la communauté.
« Le leadership doit s’appuyer beaucoup plus sur le soft power [le partage d’opinion] et moins sur le hard power [la force]. Les dirigeants doivent réellement prendre en compte les sentiments de la communauté et les traiter avec respect »
Vitalik Buterin
… fondations d’un avenir que l’on espère radieux
Au cours des dernières années, de nombreuses innovations sont apparues sur Ethereum et ont rapidement été dupliquées sur les autres blockchains. Il y a eu le boom des ICO (Initial Coin Offering) en 2017 qui a permis de lever des milliards de dollars autour des projets blockchain. Ensuite est arrivé l’été de la DeFi en 2020, précurseur de nouveau mécanismes financiers faisant circuler l’argent à la vitesse de l’éclair sur internet. Depuis 2021, ce sont les NFT qui peuplent notre univers et attirent la lumière. Nous pourrions également évoquer les DAO, concept que Vitalik méprise d’ailleurs dans sa forme actuelle. Ce système de vote n’est selon lui qu’une nouvelle façon pour les riches investisseurs de prendre des décisions intéressées sans rencontrer de grandes résistances.
Un troisième challenge, énorme celui-ci, attend probablement Vitalik pour les prochaines années, en tant que leader philosophique d’Ethereum. Et il semble prendre doucement conscience du challenge. Imposer sa vision tout en maintenant les qualités décentralisées de sa blockchain. Tout cela, dans le but de faire progresser les innovations sur la bonne voie. Une voie susceptible de paver nos futurs et celui des générations à venir. Un futur dans lequel le tissu de nouveaux systèmes économiques, sociaux et politiques reste à construire. Un futur qui se bâtira vraisemblablement en plein cœur du Web3. Effrayant ? Exaltant ? Dans quelle dystopie seront-nous amenés à vivre ? À vous de me le dire.