Embleema : quand le futur Health Data Hub français envisage la blockchain
Embleema: La Sécurité Sociale discutée à l’heure de la fièvre Blockchain – Je ne vais pas vous raconter ma vie, mais pour contextualiser très vite, je traîne mes guêtres à l’occasion dans le milieu médical, du fait de mon statut de thérapeute de santé. Je suis aussi, sur le principe, allergique au Blockchain Bullshit. Pour autant, ne pas y voir d’intérêt immédiat ne dispense pas de rester curieux, puisqu’il semblerait bien que les gouvernements envisagent en premier lieu ce modèle de services publics tokenisés.
Le consortium d’Embleema : mise en contexte
Et curieux, je l’ai été quand j’ai vu passer les premières références à une potentielle application blockchain dans le domaine de la Santé, début janvier. À l’origine de cette initiative, le consortium Embleema. Mais quésaco ? Si vous êtes comme moi, là, vous êtes probablement en train de vous dire que c’est encore un groupe de développeurs étranges qui va vous demander vos précieuses cryptos dans un ICO louche pour prétendument aider les pauvres patients malades.
Comme je vous en parlais, Renan et moi avons profité du Paris Blockchain Day récent pour rencontrer certains entrepreneurs de la sphère crypto. Et parmi ces derniers, nous avons pu croiser des représentants de ce consortium, qui profitaient de l’événement pour s’afficher et organiser une soirée débat avec des représentants du milieu médical français, du gouvernement et d’experts e-santé le même-jour. Conférence où nous nous sommes donc rendus, puisque nous souhaitions tirer un peu tout cela au clair.
Cassons le suspense d’office : non, le Ministère de la Santé n’envisage pas de déployer une Sécurité Sociale numérique blockchainisée sur la blockchain Bitcoin. Voilà, c’est dit. Dans le cas précis de la solution de stockage de dossiers médicaux numériques sur la blockchain et de marché secondaire des données de santé développée par Embleema, le système prendrait place sur une Blockchain Ethereum privée, avec cependant un switch prévu dans l’avenir sur une infrastructure plus rapide, de type EOS.
Les intervenants de la conférence Embleema « Blockchain et données patients »
Etaient notamment annoncés à cette conférence :
- Pierre Person, député en charge de la mission parlementaire à propos des cryptoactifs,
- Alain-Michel Ceretti, administrateur de l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament (ANSM) et président de France Assos Santé (l’association des associations de patients du système de santé français),
- Jean-Marc Aubert, dirigeant de la Direction de la Recherche, des Etudes, de l’Evaluation et des Statistiques (DREES), rattachées au Ministère de la Santé, tout récemment nommé pour mener les destinées du grand Health Data Hub français censé préfigurer les mutations du modèle de la Sécurité Sociale,
- Maître Michèle Anahory, avocate spécialisée en Santé, notamment concernant les relations entre industriels et établissements de santé, ou les diverses problématiques de marché dans le secteur sanitaire,
- Bernard Hamelin, Vice-Président de Sanofi, en charge notamment des questions en lien avec les données médicales dites “en vie réelle”, c’est-à-dire tirées de la vie quotidienne des patients.
Une image vaut mieux que mille mots : la vidéo de la conférence Embleema
Pour les intéressés courageux, la conférence est laissée à votre disposition ici :
Les débats soulevés par le projet Embleema
Quant à ceux qui préféreraient poursuivre en lecture, c’est parti pour une petite description des bases techniques qu’entendrait proposer Embleema, ainsi que de certains des points débattus pendant cette soirée de conférence.
Pierre Person, que le Journal Du Coin a déjà eu la chance de croiser pour une interview détaillée, était présent pour un discours introductif où il a notamment rappelé son attachement à voir l’application de flat tax à 30 % se concrétiser, appelant également de ses vœux une coopération européenne sur la question de l’encadrement de l’investissement concernant la technologie blockchain et les cryptoactifs.
Alexis Normand, actuel directeur du consortium, s’est ensuite lancé dans une présentation de la solution Embleema : une numérisation des données de santé (dossiers médicaux et données liées aux objets connectés), avec une composante blockchain.
Aux USA, Embleema a déjà passé des accords avec la FDA et certaines associations de patients de maladies rares (comme la mucoviscidose) pour intégrer certains dossiers médicaux à sa solution blockchain. Alors que je vous parlais récemment de certaines expérimentations dans d’autres nations qui blockchainisent leurs organisations de santé (par exemple le NDIS en Australie), Embleema a donc été auditionné dans le cadre de la réflexion sur le Health Data Hub français.
Mais la Blockchain Embleema, pour quoi faire ?
Le consortium Embleema est un groupement d’intérêts divers, qu’il s’agisse des représentants de patients (associations), de représentants de l’industrie pharmaceutique (Pierre Fabre a tout récemment annoncé son ralliement), d’organismes certificateurs et de divers législateurs étatiques au plan mondial. Montée sur une Blockchain Ethereum privative, la blockchain Embleema repose sur un modèle de stockage mixte : un stockage sur la blockchain de certaines données de santé (les divers codes administratifs liés aux diagnostics, actes médicaux et traitements), et principalement des pointeurs-index vers un recueil externe hébergé sur la solution cloud de Microsoft Azure. La solution repose sur un token ERC-20, devant permettre de faire tourner le réseau dont les noeuds permissifs seraient détenus par les différents opérateurs membres du consortium. Ce token est censé servir de base à des échanges entre les patients et les différents membres du consortium, qu’il s’agisse à terme de médecins, d’hôpitaux ou de laboratoires à visée de recherche.
Le projet Embleema est déjà financé de manière classique et fait intervenir certains intervenants majeurs du système de santé. Une part secondaire d’investissement sera ouverte prochainement en ICO, mais celui-ci ne sera que privé de prime abord. Au-delà des “simples” dossiers médicaux, ce sont également les données dites “en vie réelle” que le consortium cherche à capter. Ces données échappent habituellement au monde de la recherche, mais à l’aide des objets connectés, il serait possible de récupérer de plus en plus de données de ce type à terme. Une intégration des données tirées des FitBit est annoncée, avec des discussions en cours avec Apple concernant sa solution HealthKit. Le patient donnerait donc accès aux données qu’il souhaite, à qui il le souhaite, et contre rémunération en tokens servant de passerelle vers la monnaie fiduciaire, dans un tel système.
La réflexion centrale au coeur de ce modèle est la suivante : peut-on faire reposer un système de santé national sur un système d’incentives économiques, que ce soit pour le médical au sens large, et la recherche de pointe en particulier ?
Les différents intervenants ont donc partagé leurs points de vue pendant près de deux heures. On pourra résumer en particulier les points suivants :
- Un système comme celui d’Embleema serait censé pouvoir permettre de capter beaucoup plus de données médicales, dans un cadre moins dirigiste qu’habituellement dans la recherche. Bernard Hamelin de Sanofi envisage, à la manière d’IBM, que le futur de la Santé reposera sur un modèle mixte prédictif d’IA et de technologie blockchain, permettant un repérage de facteurs de risques de pathologies chroniques bien plus tôt qu’aujourd’hui.
- Un système prédictif de ce genre, reposant sur des processus d’automatisation, pourrait poser la question d’une forme de technocratie sanitaire, notamment en termes de modification du système de remboursement par la Sécurité Sociale, selon Alain-Michel Ceretti. N’oublions pas qu’un possible remboursement à la performance, ou bien un non-remboursement de pathologies pour lesquelles un patient prendrait volontairement des risques ou bien pour lesquelles il ne suivrait pas correctement son traitement, est une piste évoquée parfois par l’industrie. Le débat sur ces possibles dérives fut vivace avec Jean-Marc Aubert, notamment en rappelant certaines positions prises par le Conseil d’Etat dans des affaires de ce genre.
- Reste en suspens la question de l’encadrement légal français des données de santé personnelles : à l’heure actuelle, Michèle Anahory a rappelé qu’il était interdit au patient de faire commerce de ses propres données personnelles, même si ces données sont pour le moment anonymisées puis vendues légalement par les différents organismes sanitaires (pharmacies, hôpitaux, etc.) à des organismes collecteurs de recherche médicale.
Pour autant, Robert Chu, fondateur d’Embleema, considère que les futures évolutions législatives permettront à terme de mettre en place un tel système, en conformité avec la RGPD, les seules limites étant les habitudes sociétales.
Il ne s’agit pas de dire si, oui ou non, Embleema et la blockchain occuperont réellement une place d’importance dans l’organisation du futur système de santé français. Simplement, ils semblent s’inscrire parfaitement dans la tendance de fond de mutations numériques des systèmes de santé des autres états nations, que l’on songe à l’Australie ou à l’Estonie : une blockchain étatique privée, gérée en concertation avec un opérateur privé, entraînant une modification des rapports commerciaux entre patients et intervenants des systèmes de santé. L’avenir nous dira quels rôles joueront, ou non, de tels projets dans les refontes à venir de ces systèmes de santé, au plan européen, et au-delà.
Sources : TICpharma.com ; France Assos Santé ; Business Wire ; Apple ; TICsante.com ; CNIL || Image from Shutterstock