Pourquoi je ne laisserai pas Bitcoin servir d’alibi à Eric Zemmour
Il y a des sujets que l’on a tendance à laisser filer, notamment dès lors qu’ils sont ouvertement politiques, quand on est occupé à faire tourner un média dédié à l’écosystème du Bitcoin et des cryptomonnaies. Les positionnements expédiés à la va-vite pour faire le buzz, les propos volontairement outranciers d’éditorialistes en quête d’attention et les polémiques politiques revenant à pisser dans le violon gazouillant d’un Twitter en roue libre en font souvent partie.
Bitcoin et les cryptomonnaies, grands absents du débat politique
Parce qu’on manque de temps, parce que les promesses en l’air nous passent un peu au dessus, ou aussi par choix éditorial – tout simplement car ce n’est pas nécessairement notre rôle d’adopter une attitude que certains pourraient percevoir comme militante. Il est pourtant des thématiques que l’on n’évitera pas, à dessein, tant elles sont centrales dans les différents parcours personnels qui nous ont amené à nous intéresser aux cryptomonnaies en premier lieu au Journal du Coin, il y a désormais de nombreuses années : lectrices et lecteurs du JDC, vous savez comme certains de ces faits politiques sont sujets à débat dans nos colonnes (et en interne). Qu’il s’agisse de la réduction à peau de chagrin du droit à la vie privée, de l’installation rapace d’une économie de la surveillance ultra efficace et de plus en plus omnipotente ou encore des gesticulations grotesques des banquiers centraux et d’une bonne partie du monde politique français vis-à-vis des cryptomonnaies (et plus globalement de la monnaie et de l’absence de toute souveraineté populaire réelle dès lors que celle-ci est abordée dans le discours public).
Mais, alors que le grand cirque électoral s’emballe et que la fameuse course aux parrainages s’étale tous les matins dans la presse grand public, et après plusieurs mois où chacune et chacun des candidates et candidats auront rivalisé de propositions plus ou moins opportunistes, il va me falloir faire exception à cette règle : il semblerait en effet que certaines figures et intervenants de l’écosystème Bitcoin et crypto francophone « s’étonnent » de ne pas voir le Journal du Coin affirmer plus clairement des « convictions » censées être celles du média, mais aussi de l’équipe qui le compose.
Un média doit-il prendre position ?
Pourtant, une telle demande a peu de sens, à première vue : en effet, si les ethos originels libertariens du Bitcoin et des cryptomonnaies nous ont amené à nous fédérer au sein de ce qu’on appelle aujourd’hui la rédaction du JDC, nous sommes toutes et tous loin de partager les mêmes idées politiques… et c’est à la fois quelque chose de complètement insignifiant puisque nous ne recrutons ni au diplôme ni à l’opinion, mais aussi une de nos richesses, permettant une vraie diversité d’opinion et des débats internes… pour à la fin, vous proposer un média qui ne soit pas qu’un simple relai des marchés, avec une identité et un ton éditorial propre.
Alors, finalement, le Journal du Coin, qu’est-ce que c’est, et qui doit ou non prendre position sur des sujets politiques en son sein, dans quel cadre et avec quelles limites ?
Et si je vais tenter d’éclaircir notre positionnement, en tant que directeur de la publication du JDC, c’est que la situation paraît l’exiger : alors que nous étions à deux doigts de devoir convenir que Bitcoin et les cryptomonnaies n’avaient tout simplement pas existé dans cette campagne présidentielle, voilà qu’une des « licornes » crypto censées faire la fierté de notre si belle nation au grand drapeau bisounours, a décidé d’inviter les candidates et candidats à l’élection à venir visiter leurs locaux.
Eric Zemmour, fan de Bitcoin… quand ça l’arrange
Sans grande surprise, et comme n’importe quel conseiller en communication sortant tout juste de son école de commerce parisienne surpayée à crédit aurait probablement pu l’expliquer à l’entreprise en question, il n’en fallut pas plus pour que les équipes d’Eric Zemmour – auxquelles on reconnaîtra le sens du meme, du lulz et un community management ciselé – se précipitent pour saisir la balle au bond. Voilà donc comment le polémiste d’extrême droite se retrouva à déambuler dans les locaux de Ledger, pour parler « cryptomonnaies et cybersécurité », des sujets qu’il doit tout naturellement maîtriser au moins aussi bien que les langages de programmation utiles à leur maniement au quotidien.
Et après cette petite sauterie visiblement bien sympathique et cosy dont les images ont été évidemment habilement repartagées par les petites mains de sa campagne, voilà que M. Zemmour se découvrait une passion pour les cryptomonnaies. Il n’a donc pas tardé à faire connaître « ses » propositions pour l’avenir du secteur dans le cas où il serait élu président (entendez, celles que certains lobbyistes de l’industrie n’auront eu aucun scrupule à lui souffler). Et voilà comment, au milieu d’une campagne-marasme où tous les autres candidats sont purement et simplement aux fraises sur le sujet Bitcoin, M. Zemmour a réalisé à bien peu de frais (une Badoit partagée sur un coin de table, quelques tweets rapidement expédiés) une superbe opération de communication, du moins en apparence – et comment il est parvenu à tirer à lui la couverture du sujet crypto, et dans la foulée à s’attirer la sympathie affichée d’une partie de l’écosystème.
La presse mainstream n’a pas tardé à relayer l’événement, les titres n’ayant pas encore été avalés par l’empire Bolloré se permettant certes de relever l’incongruité relative de voir un candidat d’extrême droite au programme bien éloigné des idéaux de liberté individuelle des cryptomonnaies venir faire du rentre-dedans à notre écosystème.
Après le complotisme Covid, la fétichisation de l’extrême droite dans le milieu crypto
Hier, l’entrepreneur Owen Simonin publiait une vidéo sous forme de lettre ouverte aux candidats à la présidentielle, coup de gueule bienvenu face à l’enlisement français, à l’aube des élections présidentielles.
Pour avoir évoqué pendant à tout casser 20 secondes le passage d’Eric Zemmour chez Ledger, sa vidéo a bien rapidement été reprise et repartagée à la volée par certains des soutiens pro-Zemmour les plus zélés, désireux d’y voir une forme de validation implicite (dans une vidéo démarrant pourtant explicitement par un avertissement cherchant à prévenir ce genre de récupérations).
Au détour de ces repartages, certains ont jugé utile de nous solliciter, comme si notre rôle était justement de prendre position pour un candidat donné, au prétexte qu’il aurait prononcé le mot Bitcoin dans un murmure un soir de pleine lune, au milieu d’un aréopage de courtisans entrepreneurs dans la crypto, avides d’aménagements bien commodes. Un événement visiblement annonciateur d’un nouvel âge d’or des cryptomonnaies, l’arrivée d’Éric Zemmour à l’Elysée devant apparemment se vivre comme une sorte de retour christique d’un Satoshi Nakamoto réincarné… mais multicondamné pour provocation à la haine, celui-ci, parce qu’on a les héros qu’on mérite.
Au-delà des sollicitations de militants d’extrême droite connus et reconnus, surfant sur tous les sujets en cette période propice aux transfuges, et trouvant dans le libertarianisme bitcoiner un terreau fertile pour exister (alors que celui de l’opposition à la politique sanitaire française en temps de Covid devient de moins en moins porteur), se pose finalement la question suivante :
Le Journal du Coin doit-il « se réveiller » concernant la candidature d’Eric Zemmour (et par extension, celles d’autres candidats) ?
Notre équipe, et moi le premier, devrions-nous nous « red piller » pour entrer dans le « terrier du lapin », défendre même les positions tenues par Zemmour au prétexte qu’elles nous sembleraient plus commodes que la législation actuelle, et rejoindre ses militants numériques dans leur « citadelle » franchouillarde ? Si la rhétorique vous est familière, pas d’inquiétude, c’est que vous l’avez probablement déjà entendue au sein de la communauté crypto, mais sous une coloration orange maximaliste du Bitcoin (ce qui ne change pas forcément grand chose au fond).
Doit-on couvrir les prises de position crypto du candidat Eric Zemmour, en campagne, lorsqu’on est le premier média francophone dédié au Bitcoin et aux cryptomonnaies ? En réalité, la question ne se pose pas en ces termes : il s’agit plutôt de se demander s’il est même possible de le faire, au nom de la neutralité que beaucoup attendent (et fantasment) des journalistes. Soyons clair : je ne crois pas une seconde à cette fable de la République unie et indivisible, du sursaut démocratique possible seulement si même les candidats les plus extrêmes sont traités comme de simples sénateurs inoffensifs sommeillant au Palais du Luxembourg… et je ne crois pas une seconde non plus à la « neutralité » supposée du journaliste.
Le fait que le paysage politique français soit pour ainsi dire presque intégralement inculte dès lors qu’il est question de cryptomonnaies doit-il excuser le fait de tendre le micro à M. Zemmour à chaque fois qu’il chuchottera « crypto » ces prochaines semaines, comme un chien en quête d’attention accourt derrière son maître, le suppliant pour avoir son os ? Là encore, je ne le pense pas.
En définitive, doit-on sottement hausser les épaules, et accorder du crédit à des promesses faites sur mesure, qui n’engagent que ceux qui les croient ? De plus, le fait qu’elles soient tenues par un candidat dont une partie des militants font régulièrement la Une de la presse spécialisée dans la mouvance radicale de l’ultra droite et des accélérationistes, appréciant les déjeuners avec la fille de Joachim von Ribbentrop (le ministre des affaires étrangères de l’Allemagne nazie, pendu en 1946 à Nuremberg), et qui a choisi d’être assisté dans sa recherche de fonds par un proche des sphères néonazies ne doit-il vraiment avoir aucune importance ? Le simple fait pour certains industriels du secteur de tenter de profiter de l’exposition de M. Zemmour, tout en vantant en même temps les cryptomonnaies comme un outil de « libération nouvelle », devrait faire lever plus d’un sourcil. Mais il faut croire que cette campagne présidentielle n’est plus à ça près, puisque même les idées rances sont désormais de simples « opinions » faisant jeu égal avec les faits.
En conclusion de ces longues digressions, et en un mot comme en cent, permettez-moi d’être clair : le Journal du Coin n’ayant pas vocation à devenir un équivalent crypto de certains médias téléguidés pour les uns par des intérêts éminemment partisans, pour les autres par des puissances étrangères, nous nous consacrerons à ce que nous savons faire le mieux, à savoir couvrir l’actualité du Bitcoin et des cryptomonnaies, et à évoquer et suivre les faits politiques dès lors qu’ils le nécessiteront, mais comme nous l’avons toujours fait jusqu’ici.
C’est à dire sans complaisance envers les candidats ou les gouvernants, en France et de par le monde, qui tentent de surfer sur la vague des cryptomonnaies pour s’auréoler d’un air cool et branché auprès du public, dansant main dans la main avec une industrie peu regardante. Et lorsque la ficelle sera trop grosse, nous nous dispenserons à l’avenir d’y consacrer même un filet.