L’enfance agitée de Bitcoin (2009) : quand (presque) tout le monde se fichait du BTC
Bitcoin est né le 3 janvier 2009 et a survécu pendant plus d’une décennie sans rencontrer beaucoup de problèmes. Néanmoins, à son lancement, le système était loin d’être mature et une longue période de développement, tant informatique qu’économique, a été nécessaire pour qu’il devienne ce qu’il est aujourd’hui. En particulier, durant sa première année d’existence, Bitcoin a bénéficié du dévouement de son père, le mystérieux Satoshi Nakamoto, ainsi que de la contribution d’un petit nombre d’individus volontaires qui voyaient un intérêt dans le projet de monnaie numérique décentralisée.
L’amorçage de Bitcoin : comment attirer les utilisateurs ?
Lorsqu’il lance Bitcoin en janvier 2009, Satoshi sait qu’il sera compliqué d’attirer de nouveaux utilisateurs. L’annonce de son projet sur la liste de diffusion quelques mois plus tôt n’a pas suscité un enthousiasme général et, mis à part Hal Finney et quelques autres, peu de gens se sont penchés sérieusement sur son modèle. C’est ainsi qu’il se doit de correctement vendre son projet s’il veut convaincre de nouvelles personnes d’utiliser et de contribuer à son projet, ce qu’il ne manquera pas de faire en utilisant une symbolique toute particulière.
Le premier bloc de la chaîne de blocs de Bitcoin, appelé le bloc de genèse (genesis block en anglais), est construit le 3 janvier 2009. Pour prouver que Bitcoin n’a pas été lancé avant (et éviter l’antidatage), Satoshi inclut au sein du bloc le titre de la une du journal The Times publié ce jour-là, qui annonce que le ministre des finances britannique est sur le point de renflouer les banques pour la deuxième fois. On peut ainsi lire dans un champ spécial du bloc :
The Times 03/Jan/2009 Chancellor on brink of second bailout for banks
Cette une n’est vraisemblablement pas choisie au hasard… En janvier 2009, le monde subit encore de plein fouet les effets de la crise financière de 2007-2008 et les États mettent en place des mesures pour sauver les grandes banques d’investissement : après la faillite de Lehman Brothers le 15 septembre 2008, celles-ci sont en passe de sombrer et d’entraîner l’économie mondiale avec elles. C’est pourquoi cette une est importante : le 3 janvier 2009, le gouvernement britannique propose d’utiliser l’argent public pour sauver ces banques en faillite une deuxième fois, voire de les nationaliser partiellement.
À côté de cela, les banques centrales du monde entier font tout pour « apporter de la liquidité » aux marchés en crise, c’est-à-dire créer de la monnaie ex nihilo pour empêcher d’autres krachs boursiers. En particulier, en novembre 2008, la Réserve Fédérale étasunienne met en place son premier assouplissement quantitatif (QE 1) et baisse ses taux directeurs à 0 % pour stimuler l’emprunt. Ces mesures conduisent certains à s’inquiéter de l’augmentation de la masse monétaire du dollar (M2), qui est de 8 % en 6 mois. Le QE à lui seul se traduira par l’acquisition de titres pour un montant total de 1 750 milliards de dollars, dont 500 milliards de bons du Trésor américain ou de bons d’agences publiques et 1250 milliards de crédits hypothécaires.
C’est dans ce contexte qu’est lancé Bitcoin, et Satoshi ne s’arrête pas à cette simple allusion aux déboires du système bancaire. En effet, le bitcoin constitue une alternative aux monnaies fiat, par le fait que, contrairement à ces dernières, il ne peut pas être imprimé à l’infini, son émission monétaire étant fixée. Cette politique monétaire déflationniste est décrite précisément par Satoshi dès le 8 janvier dans son annonce de la sortie de Bitcoin :
« La circulation totale sera de 21 000 000 pièces. Elle sera distribué aux nœuds du réseau lorsqu’ils créeront des blocs, le montant étant divisé par deux tous les 4 ans. […] Lorsque cela est épuisé, le système peut prendre en charge les frais de transaction si nécessaire. »
Hal Finney est le premier à s’enthousiasmer de cette particularité en soulignant le 10 janvier que si « Bitcoin [réussit] et [devient] le système de paiement dominant utilisé dans le monde entier« , chaque pièce aura alors « une valeur d’environ 10 millions » de dollars. Cet enthousiasme se répercutera sur Satoshi qui affirme le 16 janvier qu’il “pourrait être judicieux d’en avoir au cas où cela prendrait” et que “si suffisamment de gens pensent la même chose, ce deviendra une prophétie auto-réalisatrice”.
Un mois plus tard, le 11 février 2009, Satoshi Nakamoto présente Bitcoin sur le forum de la P2P Foundation et axe sa communication sur cet aspect monétaire de Bitcoin. Pour introduire Bitcoin, il déclare :
« Le problème fondamental de la monnaie conventionnelle est toute la confiance nécessaire pour la faire fonctionner. Il faut faire confiance à la banque centrale pour qu’elle ne déprécie pas la monnaie, mais l’histoire des monnaies fiat est pleine de violations de cette confiance. Il faut faire confiance aux banques pour détenir notre argent et le transférer par voie électronique, mais elles le prêtent par vagues de bulles de crédit avec à peine une fraction en réserve. »
De plus, sur son profil de la P2P Foundation créé le même jour, Satoshi Nakamoto prétend être né le 5 avril 1975, une date fictive faisant probablement référence à l’interdiction pour les particuliers de détenir de l’or aux États-Unis. En effet, le 5 avril 1933 est la date de signature de l’Executive Order 6102 mettant en place cette interdiction, et l’année 1975 marque son abrogation (Public Law 93-373). Cette référence n’est pas anodine puisque cette interdiction marque la mise en place d’une monnaie flottante, n’ayant plus aucun rapport direct ou indirect avec ce métal précieux et rare qu’est l’or.
Cette communication initiée par Satoshi permettra, au fil des années, à Bitcoin d’acquérir une dimension symbolique de lutte contre le système bancaire, qui se retrouvera jusque dans la culture populaire.
Satoshi reçoit de l’aide
Au cours des deux années où il s’occupe du réseau Bitcoin, Satoshi a bénéficié de l’aide de contributeurs volontaires qui, faute d’être nombreux, prennent le projet particulièrement à cœur. Sans eux, Bitcoin n’aurait probablement pas marché.
Lors du lancement, Satoshi est d’abord aidé de Hal Finney, qui télécharge le client dès le début. En lançant le logiciel, Hal rencontre un bogue. Il en fait part à Satoshi par courrier électronique et ce dernier l’aide à le corriger.
Hal mine le bloc 78 le 11 janvier à 1 heure du matin (UTC). Un jour après, il participe à la première transaction effective du réseau en recevant 10 bitcoins de la part de Satoshi. La transaction est confirmée dans le bloc 170.
Durant les semaines qui suivent le lancement, quelques individus (Dustin Trammell, Nicholas Bohm, Jeff Kane) testent le logiciel et minent des bitcoins, mais aucun d’entre eux ne s’implique profondément dans le projet. Hal lui-même finit par se détourner de Bitcoin, vraisemblablement à la fin du mois de mars.
Après le départ de Hal, Satoshi continue néanmoins de recevoir des messages de la part de personnes intéressées. Le 12 avril 2009, Mike Hearn, un développeur britannique travaillant alors pour Google, lui envoie un courriel contenant une série de questions à propos de Bitcoin :
« J’ai lu votre papier sur BitCoin avec beaucoup d’intérêt. Je l’ai trouvé un peu déroutant – je pense qu’il pourrait être plus facile à suivre si vous me donniez quelques exemples. […] Tant de questions 🙂 Mais il est rare que je rencontre des idées vraiment révolutionnaires. »
Par la suite, Mike Hearn programmera sa propre implémentation de Bitcoin en Java, bitcoinj, et deviendra en 2014 l’un des développeurs principaux du projet.
Début mai 2009, c’est un jeune étudiant finlandais de l’université technologique d’Helsinki qui contacte Satoshi : il s’agit de Martti Malmi. Celui-ci se fera appeler sirius
dans le cadre du projet Bitcoin. Dans son courriel à Satoshi, il dit :
« J’ai de bonnes sensations sur les langages Java et C dans les cours de l’école (j’étudie l’informatique) mais je n’ai pas encore beaucoup d’expérience de développement. Je voudrais aider avec Bitcoin, s’il y a quelque chose que je peux faire. »
À la fin du courriel il donne un lien vers un court texte qu’il a écrit à propos de Bitcoin le 9 avril. Dans ce texte, publié sur un forum de tendance anarcho-capitaliste, il décrit Bitcoin dans les termes suivants :
« Le système est anonyme, et aucun gouvernement ne pourrait taxer ou empêcher les transactions. Il n’y a pas de banque centrale qui puisse déprécier la devise avec la création illimitée de nouvelle monnaie. L’adoption généralisée d’un tel système ressemble à quelque chose qui pourrait avoir un effet dévastateur sur la capacité de l’État à se nourrir à partir de son bétail. »
Satoshi approuve et l’encourage à participer. Malgré son manque d’expérience, Martti devient dans les mois qui suivent le principal contributeur à Bitcoin en dehors de Satoshi. Il a en effet beaucoup de temps à consacrer au projet. En particulier, Satoshi lui confie la charge du site web, sur lequel le jeune finalandais met en avant les avantage suivants :
- « Transférez de l’argent facilement via Internet, sans avoir à faire confiance à des tiers. »
- « Aucun tiers ne peut empêcher ou contrôler vos transactions. »
- « Soyez à l’abri de l’instabilité causée par le système de réserve fractionnaire bancaire et par les mauvaises politiques des banques centrales. L’inflation limitée de la masse monétaire du système Bitcoin est répartie uniformément (par puissance de processeur) sur tout le réseau, et non monopolisée par les banques. »
- « La valeur du bitcoin est susceptible d’augmenter à mesure que la croissance de l’économie autour de Bitcoin dépasse le taux d’inflation – considérez le bitcoin comme un investissement et commencez à faire tourner un nœud aujourd’hui ! »
Le 12 octobre 2009, a lieu la première vente de bitcoins en dollars : Martti vend 5050 bitcoins à l’utilisateur NewLibertyStandard
pour 5,02 $ virés sur son compte Paypal, ce qui correspond à un prix d’environ 0,001 $ par bitcoin. NewLibertyStandard
effectuera par la suite de nombreux autres échanges, le prix demandé étant estimé par rapport au coût de production. C’est également lui qui proposera d’utiliser le sigle BTC et de s’inspirer du baht thaïlandais pour le symbole du bitcoin.
Le 22 novembre marque l’ouverture du Bitcoin Forum (qui deviendra par la suite Bitcointalk) à l’adresse bitcoin.org/smf
. Celui-ci est aussi géré par Martti Malmi. Dans les mois qui suivront, de nombreux intéressés s’inscriront sur le forum.
Le 17 décembre 2009, Satoshi annonce la sortie de la version 0.2 du logiciel, version pour laquelle Martti Malmi est grandement crédité. Cela clôt la première période de développement informatique de Bitcoin.
La fortune bien méritée de Satoshi Nakamoto
Si l’année 2009 a été la plus lente au niveau de l’amélioration de Bitcoin qui reposait essentiellement sur deux développeurs (Satoshi et Martti Malmi), elle l’a également été pour le minage.
En janvier 2009, c’est principalement Satoshi qui mine pour assurer une production de blocs à peu près régulière, même si d’autres personnes comme Hal Finney laissent tourner leur ordinateur sur de courtes périodes. Les blocs sont ainsi quasiment toujours vides : chaque bloc ne contient bien souvent que la transaction de récompense qui octroie 50 bitcoins à celui qui réussit à le relier à la chaîne.
Pendant à peu près an, la difficulté du réseau (c’est-à-dire la difficulté à trouver un bloc) reste à sa valeur par défaut, à savoir 1. De cette manière, entre le 3 janvier 2009 et le 3 janvier 2010, seulement 32 880 sont trouvés sur 52560 attendus, amenant la durée moyenne entre chaque bloc à 16 minutes (au lieu de 10). En particulier, le mois d’août 2009 constitue le pire mois en terme de production de blocs : 1564 sur 4464 blocs attendus sont trouvés, soit un temps moyen de 28 minutes et 30 secondes !
Il faut attendre le 30 décembre 2009 pour que la difficulté du réseau passe au-dessus de 1 et que les blocs soient minés de manière correcte. Il s’agit d’une victoire essentielle : au cours des mois qui suivent, de plus en plus d’individus se mettent à miner et la répartition du minage commence à se décentraliser.
Pendant plus d’un an, Satoshi assure donc quasiment seul la validation des transactions et mine donc beaucoup de bitcoins, énormément de bitcoins. Une analyse de Sergio Demian Lerner, exposée pour la première fois en mars 2013, montre qu’il est possible de déterminer quels pièces appartiennent au créateur de Bitcoin, grâce à un motif spécifique, appelé aujourd’hui « Patoshi Pattern« . D’après une estimation de 2020, la fortune accumulée par Satoshi Nakamoto dans cette période s’élèverait ainsi à 1 125 150 bitcoins, soit plus de 11 milliards d’euros au cours actuel !
Cette fortune est démesurée, et représente 6 % de la quantité de bitcoins en circulation aujourd’hui. Toutefois, il est probable que ces bitcoins soient tout simplement perdus et qu’ils ne bougent plus jamais.
L’année 2009 a donc été une année difficile, le développement était poussif et les intéressés peu nombreux. Peu de transactions avaient lieu et le bitcoin n’avait pas de prix établi en dehors des quelques échanges ponctuels réalisés entre utilisateurs. Néanmoins, cette année a posé les bases idéologiques du projet, dont la popularité a par la suite été, comme on le sait, particulièrement explosive.
Pour m’aider à écrire cet article, je me suis servi de l’ouvrage de Nathaniel Popper, Digital Gold: Bitcoin and the Inside Story of the Misfits and Millionaires Trying to Reinvent Money, d’où proviennent notamment les informations à propos de Martti Malmi.