Bitcoin, une monnaie agoriste
On entend souvent dire que Bitcoin n’est pas fait pour le marché noir. Et si en fait c’était le cas ? Dans cet article, nous allons découvrir le lien qui existe entre l’agorisme, la monnaie et Bitcoin.
Qu’est-ce que l’agorisme ?
L’agorisme (terme dérivé du grec ancien ἀγορά / agora signifiant « place de marché ») est une philosophie politique anarcho-capitaliste préconisant la pratique de l’économie souterraine comme moyen pacifique de réduire l’influence de l’État.
Le terme a été inventé dans les années 1970 par Samuel Edward Konkin III, un canadien vivant aux États-Unis qui était alors agé d’une trentaine d’années. Grand lecteur et épris de liberté, il cherchait à radicaliser la vision développée par l’école autrichienne d’économie. Il avait notamment été influencé par Ludwig von Mises, Robert LeFevre et de Murray Rothbard.
L’agorisme est une doctine issue du libertarianisme, un mouvement libéral aux États-Unis qui voulait réunir le laissez-faire économique de l’ancienne droite et les libertés civiles défendues par la nouvelle gauche. Là où la philosophie agoriste se différenciait est qu’elle s’opposait formellement à la logique étatiste et collaborationniste du Parti Libertarien, parti politique qui avait été fraîchement créé en 1971. En effet, selon Konkin, le vote et la participation aux institutions n’œuvraient pas réellement pour l’essor de la liberté individuelle, et pouvaient même aller à son encontre en corrompant ses meilleurs partisans.
Désireux de pratiquer ce qu’il prêchait, Konkin a vécu de nombreuses années selon les principes de sa théorie, avant de la coucher sur le papier, qu’il a fini par publier sous la forme du Manifeste néo-libertarien en 1980.
Tout comme le libertarianisme, l’agorisme se base sur le principe de non-agression énoncé par Murray Rothbard en 1973 :
Aucun individu ni groupe d’individus n’a le droit d’agresser quelqu’un en portant atteinte à sa personne ou à sa propriété […], “agression” étant défini comme le fait de prendre l’initiative d’utiliser la violence physique (ou de menacer de l’utiliser) à l’encontre d’une autre personne ou de sa propriété.
Murray Rothbard, For a New Liberty: The Libertarian Manifesto, 1973.
Il ne s’agit pas d’un précepte de non-violence : selon ce principe, une personne est tout à fait autorisée à faire usage de la force dans un contexte défensif, si autrui s’en prend à son intégrité physique par exemple.
Le principe de non-agression permet en particulier de déterminer une frontière claire entre l’État, qui est l’incarnation de l’agression (par ses impôts, ses restrictions et ses guerres), et le marché, qui est l’incarnation de l’interaction volontaire entre individus. Selon Konkin, l’État est « notre ennemi » et n’a aucune légitimité. Le but de l’agorisme est d’éradiquer l’agression de manière progressive et créer une société libre : l’agora. Mais, à l’inverse de l’anarchisme (ou de l’anarcho-capitalisme) qui ne fait qu’énoncer des principes, l’agorisme théorise aussi la transition d’une société soumise à l’autorité à une société régie par liberté : c’est ce que Konkin appelle la « contre-économie ».
La contre-économie (terme calqué sur la contre-culture des années 60) est le sous-ensemble de l’économie souterraine qui se conforme au principe de non-agression. Celle-ci regroupe le marché gris, où s’échangent de manière illégale les biens et les services autorisés par ailleurs (le travail au noir en est un exemple), et le marché noir, où s’échangent les biens et les services interdits, comme les stupéfiants, les armes à feu, la prostitution, ou encore la restauration sur place dans la France de 2021. Le contre-économie exclut par définition le marché blanc (légal) ainsi que le « marché rouge », qui regroupe les agressions réalisées par les criminels indépendants et les mafias.
L’idée centrale de l’agorisme est que c’est la pratique raisonnée de la contre-économie qui permettra de réduire le pouvoir de l’État. En effet, en s’organisant en dehors de la loi et en privant l’administration fiscale du revenu tiré de son travail, un individu réduit de fait la capacité de l’État à intervenir sur le marché et à se perpétuer.
De plus, cette pratique est conforme aux incitations économiques des individus, qui peuvent ainsi « échanger du risque contre du profit » et vivre aussi librement que possible. Ainsi, le principe premier de l’agorisme est de joindre le geste à la parole : le marché est à la fois un but et un moyen. Comme l’écrit Konkin :
« L’agorisme est l’association cohérente de la théorie libertarienne et de la pratique de la contre-économie ; un agoriste est celui qui agit de manière cohérente pour la liberté et dans la liberté. […] Rappelez-vous toujours que l’agorisme intègre la théorie et la pratique. La théorie sans la pratique est un jeu ; prise au sérieux, elle conduit à l’éloignement de la réalité, au mysticisme et à la folie. La pratique sans théorie est robotique ; prise au sérieux, elle amène à labourer la terre et à se présenter au travail dans des usines fermées. »
Samuel Edward Konkin III, An Agorist Primer, 1986.
L’agorisme est donc une théorie qui met en avant la mise en œuvre et l’expérimentation. Sur le plan conceptuel, il se rapproche de la désobéissance civile, prônée par Étienne de la Boétie et par Henry David Thoreau, et notamment pratiquée par Gandhi en Inde et par Martin Luther King aux États-Unis. Au niveau culturel, il a été illustré dans des œuvres de fiction comme La Grève de Ayn Rand (1957), Révolte sur la Lune de Robert Heinlein (1966) ou encore Alongside Night de J. Neil Schulman (1979).
La monnaie et la technologie
Comme on l’a dit, l’agorisme vise à diminuer l’influence de l’État par la pratique raisonnée de la contre-économie, qui permet de réduire ses revenus fiscaux. Cependant, il existe un instrument qui joue un rôle crucial dans cette lutte entre le marché et l’État, et qui est aujourd’hui presque entièrement contrôlé par ce dernier : la monnaie.
Le contrôle de la monnaie intervient dans la façon dont l’État prélève la richesse de ses citoyens, et c’est d’ailleurs pour cela que le contrôle monétaire a toujours été une prérogative de l’autorité dominante.
L’État utilise deux moyens principaux pour se financer : l’impôt, qui se caractérise par la ponction directe du contribuable, et le seigneuriage, qui se caractérise par le prélèvement indirect de l’épargnant par le biais de la création monétaire et de l’inflation. Le troisième moyen souvent cité, l’endettement, n’est en réalité qu’un impôt différé ou une création monétaire déguisée.
Par conséquent, l’État doit maintenir en place plusieurs contraintes légales afin de conserver son revenu. La première est la surveillance financière, imposée notamment aux organismes bancaires et financiers, qui a pour but d’empêcher l’évasion fiscale. La seconde est le contrôle des changes, qui se manifeste par des restrictions drastiques en ce qui concerne les devises étrangères, et qui empêche la fuite des capitaux. En particulier, l’État impose un monopole monétaire sur son territoire pour forcer les gens à valoriser sa monnaie et pour pouvoir tirer un revenu du seigneuriage.
Dans le but d’être efficace, l’agorisme nécessite donc une diminution voire une disparition de ce contrôle. Il existe bien évidemment les métaux précieux comme l’or et l’argent qui permettent d’échanger de la valeur en dehors du contrôle étatique, mais ils ont des défauts comme leur divisibilité imparfaite, leur portabilité réduite (notamment sur de longues distances) et leur coût de vérification élevé.
Avec l’émergence de l’ordinateur personnel et d’internet, certains ont imaginé contourner les défauts des métaux précieux en utilisant la technologie pour créer une monnaie électronique et pour importer le mécanisme du marché libre en ligne. Les cypherpunks, bien qu’ils aient été préfigurés par les « high-tech hayekians » des années 80, ont poussé cette idée dans ses retranchements. Ainsi Timothy May déclarait dès la naissance du mouvement en 1992 :
« Tout comme la technologie de l’imprimerie a altéré et réduit le pouvoir des corporations médiévales et la structure sociale de pouvoir, les méthodes cryptologiques altèrent fondamentalement la nature de l’interférence du gouvernement et des grandes sociétés dans les transactions économiques. »
Timothy May, Le manifeste crypto anarchiste, 1992.
Les cypherpunks se rapprochaient de ce fait des agoristes, notamment par leur mise en valeur de la pratique (« les cypherpunks écrivent du code »). Konkin lui-même était bien conscient de cette similitude lorsqu’il déclarait en 1995 :
« Il existe un nouveau champ de bataille pour les agoristes et les étatistes : le cyberespace, où les guerriers de la route agoristes cypherpunks ont de l’avance sur les hommes de l’autoroute étatistes de Gore. »
Samuel Edward Konkin, The Last, Whole Introduction to Agorism, 1995.
Malheureusement, les cypherpunks ne sont pas parvenus à mettre en application leurs idées de façon satisfaisante. En particulier, ils n’ont pas réussi à mettre au point une monnaie numérique robuste qui fonctionnerait nativement sur internet, en dépit de nombreuses tentatives. Il a fallu attendre Bitcoin pour que cela se réalise.
Bitcoin, l’agorisme cryptomonétaire
Satoshi Nakamoto n’a jamais clairement évoqué ses motivations pour avoir inventé Bitcoin. Néanmoins il a laissé quelques indications dans ses déclarations. En particulier, à une personne qui lui disait qu’il ne trouverait pas de « solution aux problèmes politiques dans la cryptographie » en 2008, il avait rétorqué :
« Oui, mais nous pouvons remporter une bataille majeure dans la course aux armements et gagner un nouvel espace de liberté pour plusieurs années.
Les gouvernements sont bons pour couper les têtes des réseaux contrôlés de manière centralisée comme Napster, mais les réseaux purement pair-à-pair comme Gnutella et Tor semblent tenir le coup. »
Satoshi Nakamoto
Martti Malmi, le jeune développeur finlandais qui aidait Satoshi Nakamoto lors des débuts de Bitcoin, avait également écrit une courte introduction sur le forum anarcho-capitaliste de Freedomain Radio en 2009 :
« Le système est anonyme, et aucun gouvernement ne pourrait possiblement taxer ou empêcher les transactions. Il n’y a pas de banque centrale qui puisse déprécier la devise avec la création illimitée de nouvelle monnaie. L’adoption généralisée d’un tel système ressemble à quelque chose qui pourrait avoir un effet dévastateur sur la capacité de l’État à se nourrir à partir de son bétail. »
Bitcoin est donc un concept de monnaie numérique idéal pour l’agorisme grâce à sa résistance à la censure et grâce à l’absence de seigneuriage. Bitcoin est une manière pour les agoristes de « rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » en arrêtant d’utiliser la monnaie étatique comme l’euro, étroitement liée au prélèvement de richesse de l’État, et en utilisant exclusivement la monnaie libre, neutre et décentralisée par essence.
Mais cela va plus loin : non seulement Bitcoin existe pour le marché libre, mais aussi par le marché libre. Son modèle de sécurité n’est en effet pas politique, mais économique. Pour fonctionner, il ne requiert pas l’autorisation des États, mais repose sur les incitations économiques des mineurs et des utilisateurs. Son territoire de prédilection est donc le marché gris et potentiellement le marché noir, et non pas le marché blanc.
Au cours de sa courte histoire, la compatibilité de Bitcoin avec l’agorisme de Konkin a été illustrée par la place de marché du dark web Silk Road. Sur cette plateforme, les gens pouvaient acheter et vendre des produits illicites (principalement de la drogue) avec du bitcoin, et recevoir leurs produits directement chez eux, par la poste.
De plus, ce n’était pas seulement une affaire banale de marché noir, mais une pure expérience agoriste. En effet, le créateur de Silk Road, Ross Ulbricht, a ouvertement admis avoir été influencé par la philosophie de Samuel Edward Konkin III pour concevoir sa plateforme. Lui-même amateur de Mises et Rothbard, il se retrouvait profondément dans cette façon de voir le monde. Le 20 mars 2012, sous le pseudonyme de Dread Pirate Roberts, il écrivait ainsi :
« J’ai lu tout ce que je pouvais pour approfondir ma compréhension de l’économie et de la liberté, mais tout était cérébral et il n’y avait pas d’appel à l’action, si ce n’est dire aux gens autour de moi ce que j’avais appris et espérer leur faire voir la lumière. C’était jusqu’à ce que je lise « Alongside night » et les travaux de Samuel Edward Konkin III. La pièce manquante du puzzle était enfin là ! Tout d’un coup, tout était clair : chaque action qu’on entreprenait en dehors du champ de contrôle du gouvernement renforçait le marché et affaiblissait l’État. J’ai vu comment l’État vivait de façon parasitaire aux dépens des personnes productives du monde, et à quelle vitesse il s’effondrerait s’il n’obtenait pas ses recettes fiscales. Pas de soldats si vous ne pouvez pas les payer. Pas de guerre contre la drogue sans les milliards de dollars détournés des personnes que vous opprimez. »
Source : Forum de Silk Road
Silk Road a connu un succès retentissant : entre février 2011 et juillet 2013, la plateforme a brassé l’équivalent de 183 millions de dollars de ventes. Cependant, il semble que le pari était trop grand et la plateforme a fini par être fermée par le FBI en octobre 2013. Ross Ulbricht, lui, a été arrêté puis condamné à l’enfermement à perpétuité par la justice américaine, dans le but manifeste d’en faire un exemple. Mais l’idée est restée, et de nombreuses autres places de marché du même type (les fameux « darknet markets ») ont aujourd’hui pris le relais.
Bitcoin constitue ainsi un modèle de monnaie agoriste en réduisant de la capacité de l’État à prélever la richesse des personnes qui l’utilisent. Évoluant dans le cyberespace et étant sécurisé économiquement, il existe pour le marché libre et par le marché libre, faisant honneur au principe de cohérence posé par Samuel Edward Konkin III. Dans la pratique, cela se traduit par l’émergence d’une multitude d’utilisations sur le marché gris et le marché noir, dont Silk Road est l’exemple le plus connu.