Trading crypto : les exchanges manipulent-ils les volumes ?
Quand la liquidité fait défaut. – Le 18 mai 2018, Eitan Galam a publié une étude cherchant à démontrer l’existence d’une manipulation des volumes de trades quotidiens ayant lieu au sein du microcosme des exchanges de cryptomonnaies.
L’étude complète, dont cet article est une revue, est disponible ici ; tandis que le post Medium récapitulatif de l’auteur est disponible ici. Les deux sont à l’heure actuelle disponible seulement en anglais. Les illustrations utilisées sont donc tirées de l’étude complète initialement.
Au cours de cette étude, Eitan Galam cherche à démontrer qu’à la fois les exchanges et les équipes émettrices de crypto-tokens ont un intérêt commun à manipuler les données disponibles pour le grand public concernant les volumes quotidiens de trading. Non content de le démontrer, l’étude quantifie également cette manipulation.
Pourquoi les données sont-elles manipulées ?
Quel intérêt à manipuler les données de volume de trading quotidien prenant place sur un exchange ? Qui sont les gagnants potentiels de telles manipulations ? L’auteur pose ces questions fondamentales, avant de rentrer dans le vif du sujet, en se questionnant sur les implications de ces manipulations. En effet, l’on pourrait se dire qu’à partir du moment où l’on arrive à échanger ses cryptos sur ces exchanges, quelle différence cela peut-il faire de savoir que les chiffres de volume de trades sont truqués ?
Le volume de trade (trading volume) est capital car il revêt un rôle d’indicateur clé : il est pour la plupart des participants au marché (aussi bien traders, émetteurs de tokens, exchanges, législateurs curieux) une illustration très littérale de la liquidité potentielle d’un token, c’est-à-dire des possibilités réelles d’échange, différentes selon que l’on soit :
- Un investisseur lambda, désireux de pouvoir acheter un token dans le volume qu’il souhaite, de le conserver si souhaité mais surtout de savoir qu’il pourra le revendre pour verrouiller des gains quand il le souhaitera, possiblement également en période de panique du marché ;
- Un émetteur de tokens, qui voudra faire lister son token dans la foulée de son ICO (Initial Coin Offering), cherchera prioritairement à apparaître sur un exchange à la liquidité effective, pour gagner une meilleure exposition et espérer des retombées positives en terme de valorisation du token ;
- Un exchange, plus à même de négocier agressivement les tarifs de listing d’un nouveau token si son ranking en terme de volumes échangés est élevé et paraît sain aux autres participants du marché.
Ainsi, une manipulation des volumes de trades prenant place sur les exchanges de cryptomonnaies entraîne de nombreuses conséquences : si les chiffres communiqués sont faux, un participant ne peut plus être sûr du caractère liquide ou illiquide du marche. Nous vous parlions de ce problème récemment ici, dans une autre optique cependant, consistant à observer qu’à part les cryptomonnaies occupant le haut du classement en terme de capitalisation, très peu de crypto-tokens étaient en réalité vraiment échangés. Donc si en réalité, un exchange présente un volume faible, il présente par extension un caractère moins liquide qu’un concurrent. Or, moins de liquidité sous-entend que tout trade considérablement baissier peut littéralement emporter le marché dans sa chute, voire créer très rapidement des mouvements de panique, et donc une volatilité fortement majorée. Si les dés sont pipés, ce sont en définitive les investisseurs, trader (du dimanche ou non) comme émetteur de token, qui trinqueront.
Quels acteurs seraient responsables de la manipulation ?
La question centrale, pour identifier si une manipulation prend vraiment place, est pour l’auteur d’éclaircir le rôle de chacun, et donc d’identifier le responsable possible de la manipulation : les volumes de trading quotidiens sont en effet fournis au public par des sites spécialisés (citons CoinMarketCap), mais les données sont fournies à ces sites par le biais des API des exchanges-mêmes. Dans ces conditions, l’auteur a cherché l’origine de la manipulation supposée : s’il précise qu’il lui semble très peu probable que la faute en revienne aux sites type CoinMarketCap, il a vérifié l’hypothèse tout de même.
Outre le fait qu’il faudrait alors envisager un vaste complot global nécessitant, dans un souci de cohérence, que tous les sites de ce genre se coordonnent dans la manipulation et soient tous payés et d’accord pour le faire, la vérification effective des nombres reportés par les sites type CMC sont tout à fait cohérents avec les nombres fournis par les API des exchanges. Donc… la manipulation aurait lieu directement sur les exchanges.
Quelle est la magnitude de la manipulation ?
Pour quantifier l’importance de cette manipulation et son caractère plus ou moins habituel, l’auteur a comparé les volumes de trading quotidien fournis par les API des exchanges avec la somme de tous les trades directement sur l’order book des exchanges.
Ratios médians de différence entre le nombre de trades fournis par l’API et les trades
effectifs sur l’order book, par exchange : les exchanges en rouge gonflent leurs statistiques. Dans ces conditions relevées, près de 20% des exchanges gonflent leurs chiffres avant de les transmettre via leurs API.
Plus spécifiquement, il semblerait que certains exchanges manipulent préférentiellement une partie seulement de leurs tokens, voire que certains tokens soient manipulés de façon relativement constante entre les exchanges.
Également, certains tokens sont donc systématiquement manipulés, dans toutes les paires de trade offertes et sur la quasi totalité des exchanges, comme illustré ci-dessous.
Cette habitude de gonfler artificiellement les chiffres est relevé de façon tellement régulière sur certains tokens que l’auteur de l’étude envisage qu’il s’agisse d’une politique stratégique de certains exchanges pour pusher certains tokens. Cette politique pourrait s’expliquer si l’exchange avait un intérêt financier dans le token en question, ou bien parce qu’il en est l’émetteur, ou bien parce que l’émetteur a conclu un accord impliquant le token.
L’auteur pose également une autre distinction, vérifiant que les tokens plus valorisés ont tendance à être – paradoxalement ou non – plus manipulés que les tokens à la valorisation plus modeste.
Les chiffres fournis illustrent qu’aussi bien les exchanges comme les émetteurs de tokens peuvent avoir des intérêts communs à ce trucage, et que l’attitude est assez systématique.
Comment les données sont-elles manipulées ?
Pour évaluer la réalité de cette manipulation de marché, l’auteur a procédé au repérage des trades douteux, qu’il définit comme les trades ayant au lieu en milieu ou aux extrêmes de fourchette rationnelle des trades, c’est-à-dire ou bien ayant lieu en plein milieu de la fourchette de trade alors qu’ils ne devraient pas pouvoir se réaliser, ou bien ayant lieu à des prix trop faibles (pour être rationnellement soumis par un vendeur) ou trop élevés (pour être rationnellement acheté par un acheteur) par rapport au contexte momentané de trade sur l’exchange en question. Certains tokens tout juste émis présentent d’après l’auteur des degrés de variation de prix sur une journée de près de 20 base points (0,02%), ce qui équivaut déjà aux volumes observés classiquement pour des actions d’une entreprise moyenne cotée au NYSE.
Ainsi, ces trades correspondent d’après l’auteur à du « wash trading », c’est-à-dire que des trades n’ayant pas eu lieu sont rajoutés dans l’order book par l’exchange lui-même.
Il faut noter que la plupart des exchanges agissent dans les faits dans les règles et qu’il ne s’agirait pas d’une attitude généralisée, même si elle est relativement répandue.
Ainsi près de 17% des exchanges truquent leurs volumes de façon relativement globale, alors que 28% des exchanges ont tout de même recours au wash trading dans une moindre mesure en se « limitant » à des tokens spécifiques.
Conclusion
Notre présentation de cette étude touche à sa fin : il s’agit donc d’une des premières études quantifiant précisément la manipulation des données de volume de trading, une précédente à lire également dantant de début Mars 2018 et disponible ici. En définitive, et même si celà pourrait sembler paradoxal, les volumes de trading sont tout de même si fortement manipulés qu’un exchange classé comme un top-tier exchange peut en réalité offrir moins de liquidité effective qu’un exchange plus confidentiel. Cette étude apporte un éclairage nouveau sur un phénomène longtemps soupçonné et souvent accepté dans le contexte des exchanges dérégulés de la cryptosphère, mais dont il faut bien avoir conscience avant de se lancer tête baissée dans ce grand bain, que l’on soit simple investisseur, tradeur du dimanche ou entrepreneur en réflexion sur le passage par une ICO pour financer son projet : les données fournies par les exchanges pour illustrer leur liquidité supposée semblent passablement falsifiées, d’après l’étude présentée.
Source : Etude : Quantifying fake volumes on cryptocurrency exchanges || Image from Shutterstock