Les mercenaires qui écrivaient des livres blancs
Lorsque le 1er novembre 2008, Satoshi Nakamoto rend disponible sur Internet le Livre Blanc de Bitcoin, il ne se doute probablement pas qu’il institue ce faisant l’un des passages obligés de tout projet crypto près de 10 ans plus tard. Mais derrière ce document qui nous est désormais familier se cache un business model dont certains n’hésitent pas à tirer parti… surtout pour le pire.
Dans un article du 22 avril (« Confession d’un rédacteur de Livres Blancs ») pour DecryptMedia, le journaliste Ben Munster fait état du résultat de deux semaines d’investigations menées auprès d’une douzaine d’acteurs du secteur. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le constat est froid et sans appel.
Blanc comme neige
Lors de la publication de son fameux white paper, le créateur de Bitcoin ne commet pas en soi son action la plus disruptrice : la notion de «Livre Blanc » renvoie à celle de « littérature grise » (oui, même si cela peut paraître étrange), c’est-à-dire de la documentation ayant vocation à faciliter la prise de décision d’un lecteur en lui présentant des informations complexes de manière concise et accessible.
Si ce format est originellement étatique ou gouvernemental lors son apparition dans les années 20 (tandis qu’en 2019, on continue à parler de « Livre Blanc de la Défense » en France par exemple), son usage s’est répandu au sein des entreprises en tant qu’outils de communication et de marketing. Il est cependant longtemps resté confiné aux relations « B to B” » (Business to Business, c’est-à-dire entre professionnels), son format particulier et sa complexité le rendant bien peu convivial pour le grand public.
Le Livre Blanc, les Tables de la Loi remises à l’investisseur
Les secteurs du numérique en général, et celui de la crypto en particulier, ont été vecteurs d’une importante désintermédiation incitant le consommateur final à se trouver au plus près du fonctionnement organique des entreprises.
Cette proximité vise parfois à offrir aux utilisateurs finaux d’un produit ou d’un service le sentiment (largement illusoire) d’avoir une forme de contrôle ou une meilleure maîtrise des processus internes de l’entreprise. Cette dernière y voit l’élimination de chaînons intermédiaires – et partant, une réduction des coûts – entre elle et ses prospects et clients. La mécanique des campagnes de promotion « bounty » relève de la même logique avec sa redistribution des cartes de l’action marketing.
À mesure que le domaine crypto s’est « démocratisé », la forme et le fond des livres blancs s’en sont trouvés profondément remaniés.
Le document de Satoshi était ainsi pour le moins sec et austère, concentré sur ses 9 petites pages et doté d’une bibliographie minimaliste de 8 références. Il n’avait en effet pas vocation à convaincre, et encore moins à séduire : il exposait simplement le concept de monnaie électronique pair-à-pair au monde et ses fondamentaux de fonctionnement. Nakamoto n’avait rien à vendre, et ça se voyait.
Or, les choses ont depuis bien changé. En 2019, désormais, un livre blanc crypto, ça ressemblerait plus au très propret prospectus suivant :
Les mercenaires du Livre Blanc
Aujourd’hui, la plus grande partie des livres blancs proposés par les crypto-projets constituent des plaquettes publicitaires, ni plus ni moins. A ce titre, leur pertinence est parfois équivalente aux prospectus « Rapid’Pizza » qui encombrent votre boîte aux lettres à l’occasion. À ce titre, ce medium très codifié a hérité des tares propres à l’exercice : l’exagération, l’utilisation de techniques de manipulations commerciales, voire la mise en avant d’éléments purement et simplement mensongers.
Pire encore, tout indique que pour une part bien trop importante, les projets délèguent cette opération, pourtant fondatrice, à des acteurs tiers, étrangers à l’entreprise.
Ainsi, alors même qu’il est considéré comme acquis que le Livre Blanc de Bitcoin a été rédigé par Satoshi lui-même, ce document représentant la substantifique moelle d’un concept révolutionnaire, ses équivalents modernes sont souvent produits à la chaîne, par des acteurs qui n’ont souvent pas la moindre idée de la pertinence ou de la réalité du projet sur lequel ils œuvrent.
Lorsqu’ils sont interrogés, certains industriels faisant leur beurre avec cette rédaction sous-traitée font un constat ferme et définitif :
« C’est de pire en pire. Les entreprises se lancent souvent dans la blockchain avec peu de compréhension de ce qu’elles veulent construire (…) en espérant simplement que le mot « blockchain » attirera les investisseurs… Conséquence directe : les rédacteurs de livres blancs sont souvent chargés d’inventer des modèles d’affaires à la place de leurs clients. » – Volodymyr Malyshkin, PDG de Illuminates, société ukrainienne spécialisée dans la rédaction de Livres Blancs
Il est ainsi demandé aux rédacteurs de mentir sur les chiffres, quand il ne s’agit pas de simplement les inventer de toutes pièces. Si les spécialistes de la rédaction prennent leurs missions à cœur (celles-ci pouvant leur prendre jusqu’à 8 mois de travail et leur rapporter jusqu’à 50 000 USD, selon l’article), ils s’inquiètent d’un évident désintérêt pour le fonds des sujets et ce qui est décrit comme une « paresse alarmante » de la part des entreprises commanditaires. Celles-ci apparaissent en effet plus intéressées par l’acquisition de « package de communication » clé en main que par la solidité de leur concept.
Les mirages de la blockchain
A force de rédaction au profit de projets construits sur du sable, les rédacteurs de livres blancs interrogés par Ben Munster sont en mesure de communiquer quelques informations précieuses sur les mauvaises pratiques du secteur.
Ainsi, c’est assez logiquement dans la catégorie « divers » des jolis camemberts colorés du « Tokenomic » des différents projets que viennent généralement se loger les fraudes manifestes, la plupart du temps au bénéfice exclusif du PDG ou du Directeur Financier. Quelques manipulations comptables peuvent également permettre de gonfler les chiffres du marketing et de détourner des ethers orphelins à l’occasion.
Un des consultants interrogés se veut très clair : il ne s’agit pas de naïveté ou d’amateurisme de la part des société concernées mais bien de manœuvres délibérées et cyniques.
Un exemple marquant de client inexpérimenté cherchant à faire rédiger « son » livre blanc intégral a par exemple transmis une brève note à la société Illuminates, laquelle tenait en… 5 phrases. Un autre a demandé la production d’un document évoquant vaguement un panier d’ETF incluant BTC, ETH et LTC, alors même que son business model réel était manifestement différent, comme l’on peut s’en douter.
Pire encore, il est parfois demandé de rédiger un livre blanc sur la base d’une technologie brevetée par une autre entreprise, sur un mode décidément bien aventureux et pour le moins débrouillard. De façon plus générale, « même les plus honnêtes demandent à copier tel ou tel modèle d’affaires existant », selon un des témoins privilégiés interrogé.
Au final, le rédacteur est bien souvent livré à lui-même, faute de pilotage stratégique ou en raison de l’évanescence de l’équipe. il se retrouve alors à enjoliver et « habiller » le projet, quitte à se laisser aller à des envolées lyriques finalement complètement déconnectées d’une quelconque réalité opérationnelle.
Et bien évidemment, une place très importante est toujours laissée à la présentation de nombreux « conseillers » et « influenceurs » de tout poils ; quand bien même cela était surtout vrai en plein cœur du boom des ICO en 2017.
Si le tableau est sombre, il présente l’avantage de dépeindre des usages en relative perdition. En effet, échaudés par les multiples arnaques et croulant parfois sous le poids de ses propres inconséquences, l’écosystème est tout de même de plus en plus conscient de ses propres dérives et de la nécessité de changements de fond, lesquels seront probablement inévitables à terme. Ainsi, les rédacteurs de livres blancs constatent que l’avènement des STO (Security Token Offerings) va de pair avec des exigences plus élevées de la part des investisseurs et un souci plus manifeste des startups d’être légalement et technologiquement crédibles. Par ailleurs, si les activités de rédaction s’étaient considérablement taries en 2018, les entreprises spécialisées constatent un net regain des commandes, signe supplémentaire peut-être de la fin de l’hiver crypto ?