Interview d’Emmanuelle Ganne sur l’OMC & la blockchain
Emmanuelle Ganne, experte en commerce internationale de l’Organisation mondiale du Commerce, nous fait part des premiers pas de l’organisation dans le domaine de la blockchain.
Alex : Merci beaucoup Emmanuelle d’avoir accepté cet entretien. J’ai assisté fin novembre 2018 au premier atelier de travail sur la blockchain organisé par l’OMC que vous avez organisé, et j’ai pu constater beaucoup d’enthousiasme et d’intérêt dans une salle bien remplie.
Emmanuelle Ganne : J’ai été agréablement surprise de l’intérêt qui a été porté à la question à la fois par les représentants de la blockchain (mais je m’y attendais un peu), par les ambassadeurs et autres représentants des gouvernements membres de l’OMC (délégués) et par des collègues d’ici et d’ailleurs qui sont venus pour écouter et essayer d’apprendre ce qu’est la blockchain. Beaucoup en avaient entendu parler sans nécessairement en comprendre le fonctionnement.
La blockchain fait son apparition au sein de l’OMC. Vous êtes a priori la nouvelle experte en la matière au sein de l’organisation, pourriez-vous nous expliquer comment vous avez découvert cette technologie ?
Cela s’est fait un peu par hasard, lors d’un déplacement pour le travail à Singapour à propos d’un sujet complètement différent, les PME. J’y ai rencontré quelqu’un qui travaillait avec les douanes du pays sur des projets blockchain pour voir comment cette technologie pouvait être utilisée pour améliorer les processus, notamment les processus douaniers. Notre discussion a commencé à me faire réaliser le potentiel de cette technologie. A mon retour à Genève, j’ai donc commencé à me plonger dedans, et plus je lisais, plus j’échangeais avec des gens, plus le sujet me captivait.
Je me suis vite rendu compte qu’il y avait un fossé entre d’une part ce qui se passe du côté du secteur privé où les choses avancent très vite, où des entreprises sont passées du stade de preuve de concept à des mises en œuvre réelles dans un certain nombre de cas, et d’autre part le niveau plus politique du commerce international, celui dans lequel j’évolue. Je me suis aperçue que nombre de négociateurs commerciaux et experts en commerce international qui avaient entendu parler de la blockchain ne comprenaient pas nécessairement la technologie, son fonctionnement et surtout le potentiel que cette technologie pourrait avoir au niveau du commerce international. J’ai donc décidé non seulement de creuser la question mais aussi d’écrire un livre (actuellement uniquement disponible en anglais) qui était à l’origine juste censé être un document de travail. Dans cet ouvrage, j’ai essayé de construire un pont entre le secteur privé et la communauté blockchain d’un côté et de l’autre les régulateurs et experts en commerce international qui pourraient être amenés un jour à voir ce que l’OMC peut faire, soit seule, soit avec d’autres organisations internationales pour permettre à la technologie de se développer davantage et répondre aux enjeux et défis qui se posent. Je pense qu’il est important que les régulateurs et les officiels soient informés de façon à pouvoir agir en temps voulu.
Si je comprends bien, l’OMC entendrait jouer un rôle de plateforme pour permettre à tous les acteurs du commerce international de dialoguer et d’apprendre sur la blockchain ?
Je ne sais pas comment les choses vont s’organiser dans l’absolu. Pour ma part, ce que j’ai essayé de faire durant l’atelier de travail que j’ai organisé à l’OMC en novembre pour le lancement de mon ouvrage, c’était d’amener autour d’une même table les différents acteurs, c’est-à-dire les experts en commerce international, les délégués et des acteurs du secteur privé qui travaillent sur ces questions pour pouvoir faire part de leur expérience et de leurs connaissances sur le sujet. Un certain nombre d’ambassadeurs sont venus pour mieux comprendre comment fonctionne la technologie et ce qu’elle peut apporter. J’avais également invité des représentants d’autres organisations internationales pour présenter ce qui se fait de leur côté.
Une des choses qui m’a le plus frappé durant mes recherches c’est qu’il y a des discussions sur les questions de blockchain dans différentes organisations internationales (à l’Organisation mondiale des douanes, au centre de Facilitation des Procédures Commerciales et du Commerce Électronique des Nations Unies (UN/CEFACT), à l’Organisation internationale de normalisation (ISO), à la Chambre de commerce internationale (CCI), ou encore à l’Union internationale des télécommunications (IUT)), mais qu’il y a très peu de communication entre ces institutions. Chacun travaille en vase clos alors que c’est une technologie qui a justement la possibilité et le potentiel de briser les cloisonnements. Tout l’intérêt de la blockchain consiste à essayer de faire en sorte que les parties prenantes qui n’ont pas nécessairement confiance les unes dans les autres puissent travailler ensemble grâce à cette technologie qui permet de surmonter la défiance. Or j’ai l’impression qu’on est d’une certaine manière en train de recréer des cloisonnements, du moins dans les discussions qu’on peut avoir à ce sujet, et je pense qu’une approche coordonnée sur les enjeux de la technologie serait la bienvenue pour essayer d’agir de concert et rassembler nos forces plutôt que d’agir chacun de notre côté.
Actuellement, quels sont les travaux ou discussions sur la blockchain au niveau de l’OMC ?
L’atelier du mois de novembre était le premier événement que nous organisions sur la question. Nous envisageons d’organiser ce type de réunions de manière régulière et leur avons donné un nom : le Global Trade and Blockchain Forum. Le premier Global Trade and Blockchain Forum devrait avoir lieu en novembre 2019. La date précise doit encore être arrêtée. L’idée est non seulement de permettre aux régulateurs et gouvernements d’être au fait des derniers développements, ce qui me semble primordial, mais également de rassembler tous les acteurs autour d’une table pour essayer d’avancer de manière un tant soit peu coordonnée. Nous sommes également en train d’explorer d’autres approches avec d’autres organisations internationales afin de mettre en place, par exemple, un dialogue avec le secteur privé. L’idée est de construire des ponts entre les différents acteurs de la blockchain.
L’OMC dispose-t-elle d’une équipe dédiée au travail sur la technologie blockchain ?
J’ai écrit cet ouvrage seule. J’ai une collègue très intéressée par ces questions qui m’a aussi beaucoup aidée, et suite à ma publication, plusieurs collègues m’ont contactée et ont exprimé le souhait de travailler sur le sujet. Je souhaite donc créer un réseau interne de personnes motivées de façon à ce que nous avancions de manière coordonnée sur ces questions. La technologie blockchain touche à des domaines très divers du commerce international, mais qui sont liés. Certains des points discutés dans le cadre de la déclaration conjointe sur le commerce électronique de Buenos Aires de décembre 2017, par exemple, notamment les discussions relatives à la reconnaissance des signatures électroniques, des documents électroniques ou aux questions de chiffrement, ont toute leur pertinence pour des sujets touchant à l’utilisation de la blockchain pour la facilitation du commerce et des procédures sanitaires ou phytosanitaires. La technologie n’est qu’un outil. Sans cadre législatif adapté, la technologie en tant que telle ne peut avoir qu’un impact limité. La technologie blockchain peut certes permettre de digitaliser le commerce, mais sans reconnaissance des signatures électroniques et documents électroniques, la digitalisation du commerce restera un vœu pieux.
On parle de validation de documents électroniques entre gouvernements (G2G) ?
Exactement, soit entre agences au niveau national soit entre agences de pays différents. Il existe à l’heure actuelle peu d’échanges entièrement numérisés, y compris au niveau national, car peu de pays ont une législation qui permet de passer au tout numérique.
Quelles sont, à votre avis, les questions juridiques que posent la blockchain qui méritent l’attention d’organisations multilatérales telles que l’OMC ?
Je pense qu’il est important de sensibiliser les gens à l’importance de mettre en place des législations que ce soit au niveau national, régional ou multilatéral en matière, par exemple, de reconnaissance de signatures électroniques et des documents électroniques. D’autres questions pourraient également mériter d’être discutées, comme la question du statut juridique des contrats intelligents par exemple. Avoir ces discussions au niveau multilatéral permet de créer un socle commun et d’éviter que ne se développent des approches différentes, voire opposées, qui rendraient caduques les possibilités offertes par une technologie telle que la blockchain.
On ressent une certaine réticence, voire une certaine inquiétude de la part de nombreux États vis-à-vis de la blockchain. Comment est-ce qu’on peut l’expliquer et que pourrait-on leur dire sur les bénéfices qu’ils pourraient tirer d’une telle technologie ?
C’est une question très vaste, car les bénéfices vont bien au-delà du commerce international. Je constate un intérêt croissant des gouvernements pour cette technologie. Sept pays de l’Europe du sud ont ainsi récemment signé une déclaration qui reconnait l’importance des technologies de la blockchain et ce que cela peut apporter dans les domaines comme la logistique, la santé, etc. Je pense qu’il y a une prise de conscience, mais pourquoi y a-t-il encore une certaine réticence ? Beaucoup de personnes ne font pas encore bien la différence entre la technologie blockchain et la cryptomonnaie Bitcoin. Or Bitcoin fait peur. Le fait qu’il s’agisse d’une monnaie numérique complétement décentralisée, sans banque, etc. effraie nombre de personnes. Je pense que beaucoup n’ont pas encore bien compris que Bitcoin n’est qu’une application de la technologie blockchain et que l’utilisation de la technologie va bien au-delà des cryptomonnaies. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai décidé d’organiser l’atelier du mois de novembre sur le potentiel de la technologie et non pas des cryptos afin de montrer l’impact considérable que cette technologie peut avoir sur le commerce international, tant en termes de transparence des chaînes d’approvisionnement, que de facilitation des procédures douanières, de financement du commerce ou encore de logistique.
La deuxième raison, c’est qu’il s’agit d’un monde assez complexe. De nombreuses personnes m’ont dit ne rien y comprendre, que ce soit au niveau des termes techniques ou du fonctionnement. Et pour ajouter à la complexité, on ne parle plus d’une seule technologie mais d’une multitude de technologies ! On utilise communément le terme blockchain de manière générique pour évoquer la technologie des registres distribués. Or certaines de ces technologies ne combinent pas les transactions en blocs et ne sont pas non plus des chaînes linéaires. Les gens se trouvent donc un peu perdu, et je pense qu’avec la densité d’informations à digérer ainsi que la vitesse d’évolution et la complexité de la technologie, de nombreuses personnes sont peut-être hésitantes à faire le premier pas et à essayer d’en comprendre le fonctionnement.
Personnellement, je suis avant tout une experte en commerce international, pas une experte en blockchain, et je peux attester du fait que passer d’un domaine à l’autre n’est pas si facile. Cela demande du temps et surtout l’envie de se plonger dans un domaine très technique. C’est pour cela que j’ai décidé de rédiger cet ouvrage, pour essayer de permettre à des gens qui ne sont pas des experts de la blockchain de comprendre un petit peu mieux comment fonctionne la technologie et quel est son potentiel dans le domaine du commerce international.
Je pense que la complexité du sujet fait qu’un certain nombre de personnes restent réticentes à l’égard de cette technologie. Mais les choses évoluent et on voit maintenant davantage d’intérêt pour ces questions-là de la part de non spécialistes blockchain, qu’ils soient du commerce international ou des représentants de gouvernements. Ils voient que les choses bougent vite, que cette technologie ouvre de nouvelles perspectives, mais également qu’elle soulève un certain nombre de questions qui méritent réflexion.