FMI : de la possibilité d’un CentralBankCoin
Pourquoi le FMI ne compte pas regarder la cryptosphère dévorer la monnaie fiduciaire sans contre-attaquer – Le FMI cogite sec sur le pourquoi du comment des défis posés par l’émergence des crypto-actifs, et ce depuis un petit moment. Et ce n’est pas seulement par pur effet d’annonce, l’air du temps voulant qu’il devienne « branché » de mettre le monde entier sur une blockchain.
Après les premières interrogations, et les productions éparses de groupes de travail internes dès 2016, c’est un autre poids lourd de l’organisation qui prend la parole. Dong He, le Directeur Adjoint du Département des Marchés Monétaires et de Capitaux du FMI en personne, détaille ses vues sur un avenir crypto-compatible dans un rapport datant de juin 2018.
Cryptomonnaies et crise : une “surréaction” qui pourrait bien renverser la table
Dans son article, M. Dong He commence par situer rapidement l’origine des cryptomonnaies, parmi lesquelles Bitcoin : selon lui, il s’agit d’une réaction d’allergie au monopole des banques centrales sur l’émission monétaire, caractérisée par un regain de scepticisme envers les politiques monétaires centralisées. Evoquant les questionnements de Mervyn King, ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre, Dong He pose néanmoins la question des possibles en matière de gestion monétaire globalisée, dans un contexte de perpétuelle évolution technologique : ces évolutions multiples, et parfois imprévues, pourraient-elles rendre les banques centrales obsolètes ?
Dans cette optique, Dong He n’hésite pas à prendre position : il est envisageable que les crypto-actifs, comme il les appelle, puissent un jour prochain servir à la fois de moyen de paiement et d’unité de compte, dans certains contextes. Le fond de la question, dans pareil cas, concerne alors les degrés d’adoption de ces nouveaux moyens de paiement dans la population générale, ainsi que le besoin résiduel en organismes centralisés, comme les banques centrales. Si la cryptomonnaie débordait sur la monnaie fiduciaire, quel besoin de banques centrales en définitive ? C’est une question sur laquelle nous reviendrons un peu plus tard dans cet article, car le champ d’action de ces banques centrales ne serait pas nécessairement totalement réduit.
Dans l’absolu néanmoins, et en cas de raréfaction des moyens d’action des banques centrales sur cette cryptosphère qui deviendrait majoritaire, Dong He fait un parallèle avec le travail de Michael Woodford. Ce macroéconomiste américain se demandait justement déjà au début des années 2000 si les politiques monétaires conserveraient réellement leur “efficacité” dans un monde privé de monnaie fiduciaire classique.
Dong He estime néanmoins que tout n’est pas à jeter dans les crypto-actifs, même dans l’aspect monétaire de leurs applications. Il ne déroule donc pas ensuite un argumentaire maintes fois ressassé de “Blockchain not Bitcoin” ou même de “Blockchain not Crypto-assets”, et explique qu’au vu des expérimentations ayant lieu dans la cryptosphère, des applications réelles pourraient être envisagées. Avec des bémols, néanmoins.
Des risques : déflation… et surtout perte d’influence des politiques monétaires
Forcément, si l’auteur considère qu’il faut seulement s’inspirer de certains aspects de la cryptosphère, c’est qu’il pense également qu’une série de faiblesses affecte toujours les principaux hérauts de ce crypto-univers. Notamment, il met en garde contre Bitcoin, même s’il reconnaît justement qu’en théorie, sa stricte limitation à 21 millions d’unités en fait un candidat sérieux au titre de monnaie à l’inflation réduite.
Néanmoins, à ses yeux, cette inflation réduite pourrait créer un autre risque structurel, déflationniste celui-ci : l’adoption d’une telle monnaie ne protégerait justement pas du tout contre un risque déflationniste. Ainsi, étant trop rigide, il serait impossible pour un gestionnaire centralisé – comme une banque centrale – d’agir comme aujourd’hui ; par exemple en provoquant des chocs monétaires momentanés en cas de besoin, ou d’être prêteur de dernier recours en cas de criseertains diront que c’est justement le but. M.Dong He, a priori, s’en trouve légèrement marri.
Fort “heureusement”, même dans l’hypothèse d’une adoption plus généralisée des crypto-actifs, certains pourraient bien devenir “CentralBank-friendly”. Notamment, les stablecoins sont évoqués par l’auteur, qui considère qu’ils pourraient être une solution à la volatilité, pour le moment trop importante, des cryptomonnaies classiques.
Quelques bénéfices possibles, si vous y tenez
Dong He reconnaît que les crypto-actifs peuvent, pour certains, servir de médium d’échange, avec d’après lui un degré d’anonymat superposable à celui actuellement permis par le cash. De plus, Dong He admet que le fait de pouvoir réaliser des transactions longue distance en quelques minutes, tout comme de pouvoir compenser et régler les ordres de paiement de façon instantanée et sans intermédiaire autre que la blockchain, est un énorme progrès. Les paiements internationaux, et le développement de la nouvelle économie numérique, reposant à terme sur le micro-paiement, pourraient donc avoir beaucoup à gagner à adopter, au moins partiellement, ce type d’unités monétaires.
D’ailleurs, l’auteur explique qu’il n’est pas possible d’exclure qu’à terme, certaines régions du monde ou certains domaines du e-commerce utilisent ces nouveaux instruments monétaires, en leur reconnaissant de plus en plus de fonctions monétaires classiques.
Position de monopole monétaire des institutions : penser à changer, c’est déjà ne rien changer du tout
Cette évolution de fond pourrait n’être qu’une des nombreuses émanations historiques du duel entre monnaie dette et monnaie marchandise, avec un balancement entre ces deux entités au gré des faits historiques et des évolutions technologiques. Dong He envisage la possibilité d’une mutation des systèmes de paiement. Ils ne reposeraient plus forcément sur un système de comptes nominatifs bancaires, mais sur un système de paiement par valeur directe : les adresses crypto, rattachées au contrôle des soldes de tokens spécifiques, préfigureraient cette évolution.
Au niveau conceptuel, la différence réside dans le fait que ce ne serait plus la validité de la transaction (assurée par un intermédiaire) qui amènerait la valeur, mais le fait que la transaction en tant que telle ait aboutie. En quelque sorte, remplacer le qualitatif dans la validation d’un transfert de valeur par du quantitatif : ce n’est plus parce qu’une banque centrale reconnaît une valeur qu’elle existe, mais parce que cette valeur a été reconnue de multiples fois par des parties différentes. Forcément, si ce type de système monétaire gagnait en adoption, Dong He envisage bien une réduction de la demande en monnaie centrale.
La libre compétition : une pression, qu’on le souhaite ou pas… mais que l’on peut mitiger
Toujours dans cette hypothèse d’une cryptomonnaie débordant sur les monnaies fiduciaires, l’auteur s’interroge sur la force d’influence des banques centrales, qui perdraient leur capacité à mener leur politique monétaire, point de vue s’accordant avec les travaux de King précédemment cités. Dong He va même jusqu’à envisager la possibilité que les banques centrales soient obligées d’entrer sur les marchés crypto, pour acheter et vendre des quantités massives de crypto-actifs, afin de maintenir leur pouvoir d’action sur les taux d’intérêt d’une économie mondiale reposant alors sur ces crypto-actifs.
Notamment, Dong He fait un parallèle avec la situation des pays frappés par l’hyperinflation, qui dans ce contexte voient leurs monnaies locales entrer en concurrence avec le dollar. Il appelle ce procédé la dollarisation de l’économie, où les biens se trouvent libellés en dollar plutôt qu’en monnaie locale. Les politiques monétaires gouvernementales se trouvent alors privées de tout impact. Dong He s’interroge sur la possibilité de voir un tel scénario se répéter à l’avenir, de façon nette, mais avec un crypto-actif en lieu et place du dollar. Dans ce contexte compétitif, les banques centrales seraient donc amenées à muter, et les monnaies fiduciaires tout autant. La ligne de conduite du FMI serait alors, en reprenant les mots de Madame Lagarde, Directrice Générale de l’organisation, de “poursuivre les politiques monétaires efficaces tout en restant ouvert aux idées novatrices”.
Ainsi, Dong He évoque qu’il serait possible d’utiliser les futures évolutions technologiques (big data, intelligence artificielle), et les évolutions permises par la blockchain, pour “améliorer” la façon de mener ces politiques monétaires. Ces propos résonnent avec ceux d’autres chercheurs, par exemple Mme Primevera De Filippi, chercheuse au CESRA, qui évoque dans son ouvrage “Blockchain and the Law” des smart contracts constituant la trame de fonctionnement de multiples services et allocations publiques automatisés dans l’avenir. Par exemple pour l’aide alimentaire, la déclaration et le paiement de l’impôt, les pensions de retraite, notamment.
Ainsi l’auteur ne se dit pas fermé au développement des crypto-actifs, mais il préconise leur strict encadrement : pas de place pour le laisser-faire, donc pas d’application du End-to-End Principle, règles AML strictes, taxation adaptée des transactions crypto.
Le CentralBankCoin : la monnaie crypto-fiat est envisageable
Il parle également de l’émission à terme d’un jeton numérique backé par des banques centrales, sorte de CentralBankCoin, qui permettrait de servir de complément au cash physique et au système de réserves fractionnaires actuel.
Il est à noter malgré tout que l’auteur reste assez partagé sur l’éventualité du développement et du déploiement d’une telle solution : de nombreuses embûches vont sans doute se dresser sur cet hypothétique chemin. Par exemple, les conditions à la fois techniques et monétaires de fonctionnement d’un tel token centralisé devraient être débattues des heures durant au cas par cas, pays par pays, avec une recherche de consensus difficile, et des particularités locales probables.
Conserver “l’indépendance des banques centrales” : l’euphémisme pour ne pas dire qu’il faut bien se financer, ma bonne dame
Au prétexte d’indépendance, mais en fait principalement de source de financement, Dong He explique surtout que la concurrence amenée par les crypto-actifs pourrait perturber l’équilibre actuel qui permet le financement et le fonctionnement des banques centrales en tant qu’institutions.
Détaillant le principe des relations de seigneuriage, par lesquelles les économies des pays en voie de développement contribuent principalement au financement des banques centrales locales, l’auteur reconnaît qu’il faudra que la monnaie actuelle s’adapte à la concurrence débridée des crypto-actifs pour ne pas se voir dépasser.
Conclusion
En définitive, il s’agit d’un rapport du FMI qui reconnaît un mouvement mutationnel de fond, agitant la société et ses systèmes de paiement. La forme exacte à laquelle aboutira cette mutation reste encore très floue, mais le FMI semble ne pas pouvoir exclure que les crypto-actifs y jouent une part d’importance.
Sources : IMF : lien1 ; lien2 ; Bank of England ; NBER || Images from Shutterstock & Giphy