Bitcoin est-il de droite ? – Proudhon, la propriété & la possession

Pour ce cinquième article de ma chronique “Philosophie & Blockchain”, une série dont l’objectif est d’analyser la blockchain à travers le prisme des classiques de la philosophie, je vais m’attarder sur la question de la propriété. La propriété joue un rôle très important dès le début de l’anarchisme et donne lieu à de nombreux débats. Certains, comme Proudhon, estiment que “la propriété c’est le vol” [1840][ertho_popover_note placement= »top » number= »a »]Proudhon semblait convaincu de la postérité qu’auraient ses travaux. A propos du droit de propriété, il écrit ainsi : “J’entreprends un travail qui, dans un siècle ou deux, sera devenu complètement inutile et vain, quelque nouveau qu’il paraisse aujourd’hui pour les idées et pour le fond. On s’étonnera seulement que des choses si simples aient eu besoin de démonstration, et que le monde ait été six mille ans à les contredire.” [Qu’est-ce que la propriété, ibid, p.98], et : “Je fais un ouvrage diabolique et qui m’effraie moi-même ; j’en sortirai brillant comme un ange, ou brûlé comme un diable ; priez Dieu pour moi” [p.99]. La réalité est sans doute en deçà de ses attentes, ce qui n’enlève rien à la qualité de ses ouvrages.[/ertho_popover_note], tandis que d’autres, comme… Proudhon (!), affirment : “la propriété c’est la liberté” [1873]. Cet apparent revirement symbolise non seulement la complexité de cette question, mais également la “scission” entre deux visions de l’anarchisme. D’un côté le libertarisme, qui invoque une forme d’égalité et des raisons écologiques afin de défendre une partition égale et/ou plus juste des ressources naturelles. De l’autre, le libertarianisme, plutôt populaire outre-Atlantique et qui fait de la propriété un concept sacré[ertho_popover_note placement= »top » number= »b »]On retrouve ces deux courants parfois sous d’autres appellations. Peter Vallentyne par exemple parle davantage de libertarisme de gauche et de libertarisme de droite. Quoi qu’il en soit, ces multiples appellations prêtent à confusion et nuisent à la visibilité du débat.[/ertho_popover_note].

La question de la propriété, centrale à bien des égards, apparaît peu dans le débat autour de la nature de la Blockchain. Pourtant, Bitcoin part du principe selon lequel “la propriété c’est la liberté”. Dans cet article, je tente de montrer les conséquences et paradoxes qui découlent de ce postulat.

Imaginez un monde dans lequel l’ensemble des biens serait identifié sur une Blockchain. Marqué immuablement d’un sceau numérique, il serait alors envisageable de tracer l’origine d’un bien ainsi que celles de ses composants. Clairement identifié sur cette Blockchain, le propriétaire d’un bien pourrait facilement l’échanger sans intermédiaire, et serait connu de tous comme l’unique propriétaire de l’objet, permettant par là même de diminuer le vol : un smartphone volé pourrait dès lors refuser d’accomplir sa fonction. Certains y voient là une utopie, et d’autres, une dystopie.

Dans un cas comme dans l’autre, valider des transactions immobilières et améliorer la traçabilité des produits constituent déjà les premières applications concrètes de la Blockchain. Carrefour s’apprête à utiliser une “Blockchain” pour assurer la traçabilité de ses poulets d’Auvergne et ainsi lancer “la première blockchain alimentaire d’Europe”[ertho_popover_note placement= »top » number= »c »]Les informations techniques sont pour le moment insuffisantes pour conclure. D’après Emmanuel Delerme, chef de projet innovation pour Carrefour : “Nous nous basons sur une blockchain open source, Ethereum en version 1.7+ pour être exact, déployée en privée pour les membres du consortium. Carrefour ne prévoit pas un usage de cryptomonnaie : notre ambition est de tracer l’ensemble des informations au fil de l’eau”. Si elle est déployée en privée et sans cryptomonnaie, pourquoi utiliser la Blockchain ? Voir : https://www.numerama.com/tech/333914-carrefour-et-le-poulet-blockchain-et-si-le-groupe-av ait-pris-une-longueur-davance-sur-la-tracabilite.html, consulté le 28 septembre 2018.[/ertho_popover_note]. Dans le même temps, on ne compte plus les articles déclarants que “la Blockchain s’apprête à révolutionner l’immobilier”. Mais tôt ou tard, la question de la propriété mène à celle de la gouvernance. Pour reprendre notre métaphore, quid du téléphone si son propriétaire meurt subitement ?

Un des fervents fils spirituels de Proudhon : “Prolétaires tous tant que nous sommes, la propriété nous excommunie” (Traduction : J’ai acheté une Lamborghini avec des Bitcoins ?)

Propriété ou Possession ?

Avant de comprendre l’enjeu qui lie la propriété à la Blockchain, il semble essentiel de saisir les débats autour de la propriété en tant que telle. Dans Qu’est-ce que la propriété ?, Proudhon distingue d’un côté la liberté, l’égalité et le droit à la sûreté, qui sont des droits sociaux, de la propriété, qui est anti-sociale. En effet :

« La liberté est un droit absolu, parce qu’elle est à l’homme, comme l’impénétrabilité est à la matière, une condition sine qua non d’existence ; l’égalité est un droit absolu, parce que sans égalité il n’y a pas de société ; la sûreté est un droit absolu, parce qu’aux yeux de tout homme sa liberté et sa vie sont aussi précieuses que celles d’un autre : ces trois droits sont absolus, c’est-à-dire, non susceptibles d’augmentation ni de diminution, parce que dans la société chaque associé reçoit autant qu’il donne, liberté pour liberté, égalité pour égalité, sûreté pour sûreté, corps pour corps, âme pour âme, à la vie et à la mort.

Mais la propriété, d’après sa raison étymologique et les définitions de la jurisprudence, est un droit en dehors de la société : car il est évident que si les biens de chacun étaient biens sociaux, les conditions seraient égales pour tous, et il impliquerait contradiction de dire : La propriété est le droit qu’a tout homme de disposer de la manière la plus absolue d’une propriété sociale. Donc si nous sommes associés pour la liberté, l’égalité, la sûreté, nous ne le sommes pas pour la propriété ; donc si la propriété est un droit naturel, ce droit naturel n’est point social, mais antisocial. Propriété et société sont choses qui répugnent invinciblement l’une à l’autre : il est aussi impossible d’associer deux propriétaires que de faire joindre deux aimants par leurs pôles semblables. Il faut ou que la société périsse, ou qu’elle tue la propriété. »[ertho_popover_note placement= »top » number= »1″]PROUDHON%2C%20Qu%E2%80%99est-ce%20que%20la%20propri%C3%A9t%C3%A9%20%3F%2C%20Les%20Classiques%20de%20la%20Philosophie%2C%20Le%20Livre%20de%20Poche%2C%20p.174-175.[/ertho_popover_note]

Dès lors :

« La propriété est donc l’inégalité des droits ; car si elle n’était pas l’inégalité des droits, elle serait l’égalité des biens, elle ne serait pas. »[ertho_popover_note placement= »top » number= »2″]Ibid, p.360.[/ertho_popover_note]

Critique, Proudhon ne remet pas pour autant en cause toute(s) forme(s) de possessions.

C’est d’ailleurs dans la distinction qu’il décèle entre Propriété et Possession que s’articule une bonne partie de son exposé :

“Toute la question est renfermée en ces mots : Propriété, possession. La possession est à tous, la propriété n’est à personne. […] Il y a cette différence entre propriété et possession : un mari est propriétaire, un amant est possesseur.”[ertho_popover_note placement= »top » number= »d »]Proudhon était assez misogyne. Il considère que “la femme c’est la courtisane ou la ménagère” (France Culture, Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) – “L’anarchie, c’est l’ordre”, le 28/10/2017). Le passage suivant – qui n’est pas ironique – suffira à s’en convaincre : Entre la femme et l’homme il peut exister amour, passion, lien d’habitude et tout ce qu’on voudra, il n’y a pas véritablement société. L’homme et la femme ne vont pas de compagnie. La différence des sexes élève entre eux une séparation de même nature que celle que la différence des races met entre les animaux. Aussi, bien loin d’applaudir à ce qu’on appelle aujourd’hui émancipation de la femme, inclinerais-je bien plutôt, s’il fallait en venir à cette extrémité, à mettre la femme en réclusion. Le droit de la femme et ses rapports avec l’homme sont encore à déterminer ; toute la législation matrimoniale, de même que la législation civile, est à faire. [Qu’est-ce que la propriété ?, p.391]. Source citation texte : Proudhon ibid, p.81.[/ertho_popover_note]

Pour rendre plus intelligible la distinction entre les deux termes, il reprend la métaphore du théâtre de Cicéron, qui est “tout ce que l’antiquité nous a laissé de plus philosophique sur l’origine de la propriété” :

“Mais de même que dans un théâtre, qui est un endroit commun à tous, il est cependant permis de dire que chaque place appartient à qui l’a occupée, de même, dans la cité commune [du genre humain] ou le monde, le droit ne s’oppose pas à ce que chaque chose appartient en propre à quelqu’un.”

Proudhon explique l’importance de cette métaphore :

“Puis-je, dans un théâtre, occuper simultanément une place au parterre, une autre dans les loges, une troisième vers les combles ? Non, à moins d’avoir trois corps”[ertho_popover_note placement= »top » number= »3″]Ibid, p.177 tiré de Cicéron, Des termes extrêmes des biens et des maux, trad. Martha, Paris, Belles-Lettres, 1961, livre 3, XX, 67, p.45.[/ertho_popover_note]

Ici, c’est bien l’occupation qui est le terme important. D’un côté la propriété, immuable, et de l’autre la possession, qui dépend de l’occupation et qui est donc contingente.

En mettant l’occupation au coeur de sa réflexion, Proudhon fait passer l’intérêt de la société avant celui de l’individu : L’homme reçoit son usufruit des mains de la société, qui seule possède d’une manière permanente : l’individu passe, la société ne meurt jamais.[ertho_popover_note placement= »top » number= »4″]Ibid, p.210-211.[/ertho_popover_note] C’est pourquoi, selon lui, “Non seulement l’occupation conduit à l’égalité, elle empêche la propriété”.[ertho_popover_note placement= »top » number= »e »]Voir également : “De quelque côté que l’on envisage cette question de la propriété, dès qu’on veut approfondir, on arrive à l’égalité” [p.221]. En effet : “la terre est chose indispensable à notre conservation, par conséquent chose commune, par conséquent chose non susceptible d’appropriation ; mais la terre est beaucoup moins étendue que les autres éléments [l’eau, l’air et la lumière], donc l’usage doit en être réglé, non au bénéfice de quelques-uns, mais dans l’intérêt et pour la sûreté de tous. En deux mots, l’égalité des droits est prouvée par l’égalité des besoins ; or, l’égalité des droits, si la chose est limitée, ne peut être réalisée que par l’égalité de possession” [Ibid, p.221].[/ertho_popover_note]En effet :

“puisque tout homme a droit d’occuper par cela seul qu’il existe, et qu’il ne peut se passer pour vivre d’une matière d’exploitation et de travail ; et puisque, d’autre part, le nombre des occupants varie continuellement par les naissances et les décès, il s’ensuit que la quantité de matière à laquelle chaque travailleur peut prétendre est variable comme le nombre des occupants ; par conséquent, que l’occupation est toujours subordonnée à la population ; enfin, que la possession, en droit, ne pouvant jamais demeurer fixe, il est impossible, en fait, qu’elle devienne propriété.”[ertho_popover_note placement= »top » number= »f »]Pour compléter cette citation, je propose également : “Ce qui appartient à chacun n’est pas ce que chacun peut posséder, mais ce que chacun a droit de posséder. Or, qu’avons-nous droit de posséder ? ce qui suffit à notre travail et à notre consommation” [p.177-178 ], ainsi que “Le droit d’occuper est égal pour tous. La mesure de l’occupation n’étant pas dans la volonté, mais dans les conditions variables de l’espace et du nombre, la propriété ne peut se former” [p.211]. Source citation du texte, p.210-211.[/ertho_popover_note]

On commence ici à comprendre pourquoi, d’après Proudhon, la propriété c’est le vol.

Après avoir consacré un large partie de son exposé à démontrer que la propriété ne peut ni être fondée sur le travail, ni sur le droit d’occupation[ertho_popover_note placement= »top » number= »g »]Nécessairement incomplet, ce passage résume une partie de son explication : « Qu’est-ce donc que pratiquer la justice ? C’est faire à chacun part égale des biens, sous la condition égale du travail ; c’est agir sociétairement. Notre égoïsme a beau murmurer; il n’y a point de subterfuge contre l’évidence et la nécessité. Qu’est-ce que le droit d’occupation ? C’est un mode naturel de partager la terre en juxtaposant les travailleurs à mesure qu’ils se présentent : ce droit disparaît devant l’intérêt général qui, étant l’intérêt social, est aussi celui de l’occupant. Qu’est-ce que le droit du travail ? C’est le droit de se faire admettre à la participation des biens en remplissant les conditions requises ; c’est le droit de société, c’est le droit d’égalité. » [ibid, p.378][/ertho_popover_note], il s’aventure même à démontrer que l’égalité des droits électoraux et la propriété sont deux concepts inconciliables :

« Qu’est-ce que le gouvernement ? Le gouvernement est l’économie publique, l’administration suprême des travaux et des biens de toute la nation.

Or, la nation est comme une grande société dans laquelle tous les citoyens sont actionnaires : chacun a voix délibérative à l’assemblée, et, si les actions sont égales, dispose d’un suffrage. Mais, sous le régime de propriété, les mises des actionnaires sont entre elles d’une extrême inégalité ; donc tel peut avoir droit à plusieurs centaines de voix, tandis que tel autre n’en aura qu’une. Si, par exemple, je jouis d’un million de revenu, c’est-à-dire si je suis propriétaire d’une fortune de 30 à 40 millions en biens-fonds, et que cette fortune compose à elle seule la 30,000e partie du capital national, il est clair que la haute administration de mon bien forme la 30,000e partie du gouvernement, et, si la nation compte 34 millions d’individus, que je vaux moi seul autant que 1,133 actionnaires simples.

[…]

L’illustre orateur devait en même temps demander que chaque électeur eût autant de voix qu’il possède d’actions, comme nous voyons qu’il se pratique dans les sociétés de commerce. Car autrement ce serait prétendre que la nation a droit de disposer des biens des particuliers sans les consulter, ce qui est contre le droit de propriété. Dans un pays de propriété, l’égalité des droits électoraux est une violation de la propriété.« [ertho_popover_note placement= »top » number= »5″]Ibid p.347.[/ertho_popover_note]

Proudhon comprend très bien la logique historique qui a amené à la généralisation de la propriété. C’est bien là l’un des points forts de son argument : dans son explication de la genèse de la propriété, il accorde une large importance au fait que l’idée principale était, dans un premier temps, de permettre l’égalité :

« Ce n’était rien d’assurer au laboureur le fruit de son travail, si on ne lui assurait en même temps le moyen de produire : pour prémunir le faible contre les envahissements du fort, pour supprimer les spoliations et les fraudes, on sentit la nécessité d’établir entre les possesseurs des lignes de démarcation permanentes, des obstacles infranchissables. […] le principe n’en demeura pas moins le même : l’égalité avait consacré la possession, l’égalité consacra la propriété. »[ertho_popover_note placement= »top » number= »h »]Bien que long, ce passage sur l’histoire de la propriété mérite d’être lu en entier : « L’agriculture fut le fondement de la possession territoriale, et la cause occasionnelle de la propriété. Ce n’était rien d’assurer au laboureur le fruit de son travail, si on ne lui assurait en même temps le moyen de produire : pour prémunir le faible contre les envahissements du fort, pour supprimer les spoliations et les fraudes, on sentit la nécessité d’établir entre les possesseurs des lignes de démarcation permanentes, des obstacles infranchissables. Chaque année voyait se multiplier le peuple et croître l’avidité des colons : on crut mettre un frein à l’ambition en plantant des bornes au pied desquelles l’ambition viendrait se briser. Ainsi le sol fut approprié par un besoin d’égalité nécessaire à la sécurité publique et à la paisible jouissance de chacun. Sans doute le partage ne fut jamais géographiquement égal ; une foule de droits, quelques-uns fondés en nature, mais mal interprétés, plus mal encore appliqués, les successions, les donations, les échanges ; d’autres, comme les privilèges de naissance et de dignité, créations illégitimes de l’ignorance et de la force brutale, furent autant de causes qui empêchèrent l’égalité absolue. Mais le principe n’en demeura pas moins le même : l’égalité avait consacré la possession, l’égalité consacra la propriété. Il fallait au laboureur un champ à semer tous les ans : quel expédient plus commode et plus simple pour les barbares, au lieu de recommencer chaque année à se quereller et à se battre, au lieu de voiturer sans cesse, de territoire en territoire, leur maison, leur mobilier, leur famille, que d’assigner à chacun un patrimoine fixe et inaliénable ? Il fallait que l’homme de guerre, au retour d’une expédition, ne se trouvât pas dépossédé par les services qu’il venait de rendre à la patrie, et qu’il recouvrât son héritage : il passa donc en coutume que la propriété se conserve par la seule intention, nudo animo ; qu’elle ne se perd que du consentement et du fait du propriétaire. Il fallait que l’égalité des partages fût conservée d’une génération à l’autre, sans qu’on fût obligé de renouveler la distribution des terres à la mort de chaque famille : il parut donc naturel et juste que les enfants et les parents, selon le degré de consanguinité ou d’affinité qui les liait au défunt, succédassent à leur auteur. De là, en premier lieu, la coutume féodale et patriarcale de ne reconnaître qu’un seul héritier, puis, par une application toute contraire du principe d’égalité, l’admission de tous les enfants à la succession du père, et, tout récemment encore parmi nous, l’abolition définitive du droit d’aînesse. » [ibid, p.204-205][/ertho_popover_note]

Paradoxalement, la propriété est devenue l’exacte opposée de ce pour quoi elle avait été conçue.

Mais la pensée de Proudhon est complexe. Dès 1846, il soutient dans Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère[ertho_popover_note placement= »top » number= »i »]Marx répondra à cette œuvre à travers Misère de la Philosophie, cet opposition devenant depuis célèbre.[/ertho_popover_note] que la société est fondée sur l’existence de réalités contradictoires qui sont l’un des plus puissants moteurs de l’évolution sociale[ertho_popover_note placement= »top » number= »6″]Voir%20%3A%20https%3A%2F%2Ffr.wikipedia.org%2Fwiki%2FPierre-Joseph_Proudhon%23cite_note-19%2C%20consult%C3%A9%20le%20samedi%2010%20novembre%202018.[/ertho_popover_note]. C’est notamment le cas de la propriété qui est certes inégalitaire, mais également un instrument de la liberté, un outil permettant de se protéger face à la toute-puissance du gouvernement. Dans son oeuvre posthume Théorie de la propriété, il décrit la deuxième face de la propriété :

“la propriété est la plus grande force révolutionnaire qui existe et qui se puisse opposer au pouvoir”[ertho_popover_note placement= »top » number= »7″]PROUDHON, Théorie de la propriété, Chapitre VI, voir : https://fr.wikisource.org/wiki/Th%C3%A9orie_de_la_propri%C3%A9t%C3%A9.[/ertho_popover_note]

En effet :

“L’État constitué de la manière la plus rationnelle, la plus libérale, animé des intentions les plus justes, n’en est pas moins une puissance énorme, capable de tout écraser autour d’elle, si on ne lui donne un contre-poids. Ce contre-poids, quel peut-il être ? L’État tire toute sa puissance de l’adhésion des citoyens. L’État est la réunion des intérêts généraux appuyée par la volonté générale et servie, au besoin, par le concours de toutes les forces individuelles. Où trouver une puissance capable de contre-balancer cette puissance formidable de l’État ? Il n’y en a pas d’autre que la propriété. Prenez la somme des forces propriétaires : vous aurez une puissance égale à celle de l’État.”[ertho_popover_note placement= »top » number= »8″]Ibid.[/ertho_popover_note]

C’est pourquoi :

“La propriété Moderne, constituée en apparence contre toute raison de droit et tout bon sens, sur un double absolutisme, peut être considérée comme le triomphe de la Liberté.”[ertho_popover_note placement= »top » number= »j »]Pour aller plus loin sur ce concept de propriété en tant qu’instrument de résistance face à l’Etat, voir les deux passages suivants : “La propriété, si on la saisit à l’origine, est un principe vicieux en soi et anti-social, mais destiné à devenir, par sa généralisation même et par le concours d’autres institutions, le pivot et le grand ressort de tout le système social”. [Théorie de la propriété, Chapitre VIII], & : “La puissance de l’État est une puissance de concentration ; donnez-lui l’essor, et toute individualité disparaîtra bientôt, absorbée dans la collectivité ; la société tombe dans le communisme ; la propriété, an rebours, est une puissance de décentralisation ; parce qu’elle-même est absolue, elle est anti-despotique, anti-unitaire ; c’est en elle qu’est le principe de toute fédération : et c’est pour cela que la propriété, autocratique par essence, transportée dans une société politique, devient aussitôt républicaine” [Théorie de la propriété, Chapitre VI] Source de la citation du texte : PROUDHON, Théorie de la propriété, Chapitre VI, voir : https://fr.wikisource.org/wiki/Th%C3%A9orie_de_la_propri%C3%A9t%C3%A9.[/ertho_popover_note]

Polynesie-Silicon-Island Vayron
Blue Frontiers, un projet pour construire des îles flottantes indépendantes utilisant la Blockchain. Paroxysme du libertarisme où la propriété ne s’oppose plus à l’État, elle est l’État.

Tout de suite, on est sur quelque chose de plus cohérent :

“Pour que le citoyen soit quelque chose dans l’État, il ne suffit donc pas qu’il soit libre de sa personne ; il faut que sa personnalité s’appuie, comme celle de l’État, sur une portion de matière qu’il possède en toute souveraineté, comme l’État a la souveraineté du domaine public. Cette condition est remplie par la propriété”.[ertho_popover_note placement= »top » number= »9″]Ibid[/ertho_popover_note]

À la lueur de cette explication, il apparaît clairement que le Bitcoin correspond bien davantage à la conception de la propriété comme un instrument de liberté face à la puissance de l’État, et non à celle où la propriété c’est le vol. Satoshi Nakamoto lui-même le déclarait implicitement en 2010 : “Je ne veux pas avoir l’air d’un socialiste, je m’en fiche que la richesse soit concentrée”[ertho_popover_note placement= »top » number= »10″]“I don’t mean to sound like a socialist, I don’t care if wealth is concentrated…”, voir : https://nakamotostudies.org/emails/satoshi-and-laszlo-hanec-correspondence/ , consulté le lundi 29 octobre 2018. Je remercie Jean-Luc de Bitcoin.fr d’avoir attiré mon attention sur cette importante citation.[/ertho_popover_note]. De fait, la grande majorité des candidats politiques ayant proposé les dons de bitcoins pendant leurs campagnes sont bien des (républicains) libertariens. Certes, certains démocrates, bien que moins nombreux, s’y sont également essayés, mais aucun d’entre eux – à ma connaissance – ne s’est réclamé du libertarianisme ou du socialisme libertaire[ertho_popover_note placement= »top » number= »k »]L’occasion tout de même de parler de Jared Polis (D), qui devient en novembre 2018 le premier gouverneur d’Etat (Colorado) ouvertement pro-Bitcoin. En 2014, il déclarait qu’il “utiliserait ses pouvoirs au Congrès pour lutter contre toute tentative du gouvernement d’adopter des politiques qui restreignent la croissance du Bitcoin”. Voir : https://www.coindesk.com/jared-polis-will-protect-bitcoin-us-congress/. C’est également le cas de Gavin Newsom (D). Voir : https://journalducoin.com/regulation/etats-unis-election-mi-mandat-2018-cryptomonnaies/. A propos des candidats libertariens (R) , voir : https://www.cnbc.com/2018/03/01/cryptocurrency-candidates-politicians-embrace-bitcoin.ht ml A propos des candidats démocrates, voir : https://cointelegraph.com/news/bitcoin-for-america-cryptocurrencies-in-campaign-finance.[/ertho_popover_note].

En vérité, le Bitcoin semble même constituer le paroxysme de la victoire de la propriété sur la possession. Or, cette conception de la propriété risque de soulever à terme bien des contradictions, et même de poser le problème de sa gouvernance.

Le Bitcoin, paroxysme de la victoire de la propriété sur la possession.

Le Bitcoin incarne en quelque sorte l’essence même de la propriété ; immuable, valorisé et utilisable par son seul propriétaire. C’est ce qui fait sa force, mais également ce qui peut, à terme, devenir son fossoyeur.

En effet, la question de l’héritage et de la transmission se pose bien vite. Une question bien plus importante qu’il n’y paraît puisqu’une bonne partie de l’histoire des lois au sein des sociétés concerne justement la codification et la régulation de la transmission des biens. D’ailleurs, selon Proudhon, “l’histoire des nations […] n’est bien souvent que celle de la propriété.”[ertho_popover_note placement= »top » number= »11″]PROUDHON, Théorie de la propriété, Chapitre VI, voir : https://fr.wikisource.org/wiki/Th%C3%A9orie_de_la_propri%C3%A9t%C3%A9.[/ertho_popover_note]. De là à dire qu’avec le Bitcoin nous arrivons à la fin de l’histoire il n’y a qu’un pas, que je ne franchirai pas.

Car la question de l’héritage est plus épineuse qu’il n’y paraît. Intangible, le Bitcoin a la particularité de n’être utile qu’à son propriétaire. Si ce dernier meurt sans prévenir, il n’est pas possible de léguer des Bitcoins à sa descendance, à moins d’avoir eu recours à un service tiers, ce qui représente l’antithèse de ce qu’est le Bitcoin. Le problème peut sembler secondaire, à l’heure où le Bitcoin souffle seulement sa dixième bougie, mais sa prégnance est vouée à grandir. Peu à peu, les jeunes générations d’early adopters vont vieillir et les décès s’accumuler. Déjà 4 millions de Bitcoins, soit près de 20% de la quantité totale de Bitcoin qui existeront, seraient perdus à tout jamais[ertho_popover_note placement= »top » number= »12″]La%20totalit%C3%A9%20des%20sites%20li%C3%A9s%20%C3%A0%20la%20Blockchain%20ont%20relay%C3%A9s%20l%E2%80%99article.%20Voir%20%3A%20https%3A%2F%2Fbitcoinist.com%2Festimated-4-million-bitcoin-lost-forever-by-users-forgetfulness%2F%2C%20consult%C3%A9%20le%2029%20octobre%202018.[/ertho_popover_note]. Le phénomène est d’autant plus important que la nature déflationniste du Bitcoin pousse ceux qui les possèdent à les garder plutôt que de les vendre. Dans le même temps, les mesures de sécurité visent à en restreindre l’accès (la connaissance de la clé privée) au plus grand nombre. Cette conjonction de facteurs est vouée à faire augmenter sans cesse le nombre de Bitcoins perdus. Des solutions basées sur le Dead Man Switch[ertho_popover_note placement= »top » number= »l »]Le dead man switch, que l’on pourrait traduire par dispositif de l’homme mort, est un dispositif qui s’enclenche de façon autonome si l’utilisateur ne donne pas de signe de vie. Conçu à l’origine pour les trains de façon à ce que la locomotive s’arrête automatiquement en cas de décès ou de malaise du conducteur (c’est-à-dire dès que le conducteur cessait de maintenir appuyée la pédale de l’homme mort), ce concept connaît une seconde vie dans l’ère numérique. Surtout utilisé par les lanceurs d’alertes, il peut permettre par exemple que des documents sensibles soient automatiquement envoyés à diverses adresses emails (médias, journaux…) dès que le lanceur d’alerte n’a pas donné de signe de vie durant une période choisie – notamment par l’envoi d’un email envoyé tous les jours (/semaines/mois) à une adresse spécifique. Dès lors, assassiner celui qui dispose des documents sensibles devient contre-productif.[/ertho_popover_note] commencent certes à être proposées, et – preuve de l’importance de la question – gagnent des prix[ertho_popover_note placement= »top » number= »13″]Notons les deux projets suivants : https://news.bitcoin.com/dead-mans-switch-app-wins-tokyo-hackathon-for-bitcoin-cash-gran d-prize/ & https://bitcoinmagazine.com/articles/hackathon-winner-can-help-pass-your-bitcoins-after-you-die/.[/ertho_popover_note], mais il s’agit là d’une solution complexe à mettre en place, permettant seulement de limiter l’hémorragie et non de soigner la cause des maux.

Ainsi, contrairement à l’or, le Bitcoin est potentiellement périssable. L’une des caractéristiques de l’or, c’est bien sa durabilité qui permet des siècles après la mort de son ancien propriétaire de l’utiliser à nouveau. Un Bitcoin dont le propriétaire est mort est la chose la plus inutile qui soit. Sa production a pourtant nécessité une grande quantité d’énergie, des ressources utilisées pour produire un bien non recyclable. Dans le contexte de crise écologique actuelle, de nombreux observateurs s’empressent d’ailleurs de le souligner. Ce raccourci est infondé, puisque le Bitcoin est potentiellement divisible à l’infini, contrairement à l’or. D’ailleurs, la création de Bitcoin n’est que la récompense, une ‘simple ’ incitation pour sécuriser le réseau qui constitue bien l’objectif premier. De fait, la disparition de nombreux Bitcoins n’entrave donc pas pour autant son bon fonctionnement.

En revanche, la disparition de nombreux Bitcoins augmente davantage la disparité de sa répartition déjà très inégale[ertho_popover_note placement= »top » number= »m »]Puisque le prix est défini par l’offre et la demande, un nombre de tokens moins élevé entraîne une rareté supérieure, et donc un prix supérieur. Toutefois, dans un contexte où la plupart des cryptomonnaies ont déjà une répartition hyper-centralisée, on ne fait que renforcer davantage ce phénomène d’hyper-concentration.[/ertho_popover_note]. Ainsi, Manas & Party Gupta expliquaient dans une étude sur la répartition de la richesse et le coefficient de Gini du réseau Bitcoin que “Les riches sont en fait devenus plus riches et des mesures devraient être prises pour limiter un tel modèle d’accumulation de la richesse dans le réseau”[ertho_popover_note placement= »top » number= »14″]Traduction de l’auteur, voir : Gupta M., Gupta P. (2018) Gini Coefficient Based Wealth Distribution in the Bitcoin Network: A Case Study. In: Sharma R., Mantri A., Dua S. (eds) Computing, Analytics and Networks. ICAN 2017. Communications in Computer and Information Science, vol 805. Springer, Singapore.[/ertho_popover_note]. D’après une étude du Crédit Suisse, 4% des adresses détiendraient 97% des Bitcoins. Pour Diar, 0,7 % des adresses posséderaient 87 % des Bitcoins – et 0,03% des adresses Ethereum posséderaient 83 % des ETH minés[ertho_popover_note placement= »top » number= »15″]De même, l’article a été relayé partout. Voir : http://www.businessinsider.fr/us/bitcoin-97-are-held-by-4-of-addresses-2018-1, consulté le 29 octobre 2018. Pour l’étude Diar, voir : https://journalducoin.com/bitcoin/bitcoin-majorite-des-btc-hodl-sous-sequestre/, consulté le 13 novembre 2018.[/ertho_popover_note]. Une nouvelle fois, la prudence est de rigueur, puisqu’on retrouve non seulement les Bitcoins perdus dans ces adresses, mais également les plus gros exchanges de cryptomonnaies – qui les stockent, mais n’en sont pas (en théorie) les propriétaires. Nul doute que la répartition du Bitcoin demeure cependant très inégalitaire – pour les plus curieux, vous faites partie des 30% de possesseurs de Bitcoins les plus riches à partir de 0,153 Bitcoins d’après cet article.

De bons arguments existent défendant l’idée que cette inégale répartition est “un mal nécessaire”, car constituant tout de même une avancée. Andreas M. Antonopoulos expliquait assez justement qu’il s’agissait d’ “un système de richesse dans lequel des personnes qui ont pris des risques énormes avec une nouvelle technologie non testée – parce qu’ils croyaient en son potentiel – vont devenir riches. C’est un bien meilleur principe que celui qui constitue la base de la richesse que nous possédons actuellement, à savoir : ‘mes grands-parents ont tué un plus grand nombre de personnes que vos grands-parents’“[ertho_popover_note placement= »top » number= »16″]Andreas M. Antonopoulos, Q&A, How long until mainstream adoption ?, traduction de l’auteur. Voir : https://www.youtube.com/watch?v=y3cKBDBabt A, consulté le 7 novembre 2018.[/ertho_popover_note]. Mais il est légitime de se demander si cela ne pourra pas constituer un frein à son adoption à l’avenir : une partie de la population pourrait être récalcitrante à rejoindre un système dont l’adoption pourrait accroître davantage les inégalités.

Il est vrai qu’en de nombreuses périodes de l’histoire, l’or s’est trouvé hautement concentré – notamment dans les lieux de cultes religieux, avant d’être réadopté par la population. Mais la comparaison est faussée, car l’or n’a eu qu’un nombre de concurrents limité et aux caractéristiques à peu près similaires. La concurrence du Bitcoin, que le Bitcoin écrase pour le moment, augmente chaque jour avec parfois des caractéristiques – notamment du point de vue de la gouvernance, très différentes. Il n’est pas là question de diminuer la révolution que constitue le Bitcoin, ni de s’avancer à lui prédire l’échec, mais davantage de souligner l’existence d’obstacles. D’autant plus qu’il ne résout pas le problème de la responsabilité collective.

Revenons à Proudhon. Pour lui, “L’être est un groupe” et dès lors chaque individu “avait la faculté de devenir, la société l’a fait être”. L’homme a donc une sorte de dette envers la société, et c’est pourquoi “le produit de chacun est limité par le droit de tous”[ertho_popover_note placement= »top » number= »n »]Il est possible de compléter ce passage avec les citations suivantes : “L’homme isolé ne peut subvenir qu’à une très petite partie de ses besoins ; toute sa puissance est dans la société et dans la combinaison intelligente de l’effort universel. La division et la simultanéité du travail multiplient la quantité et la variété des produits ; la spécialité des fonctions augmente la qualité des choses consommables” [Ibid, p.281] et “lorsque vous avez payé toutes les forces individuelles, vous n’avez pas payé la force collective ; par conséquent, il reste toujours un droit de propriété collective que vous n’avez point acquis, et dont vous jouissez injustement” [Ibid, p.251]. Source de la citation du texte : Ibid, p.247.[/ertho_popover_note]. C’est ce qui justifie la limitation d’un accaparement ‘abusif’ des ressources. Dans notre société interconnectée et interdépendante, placée sous le spectre de la crise écologique, cette vision trouve de nombreux échos, à contre-pied du Bitcoin. En effet, le Bitcoin constitue une alternative potentiellement supérieure à l’or sur certains points, notamment en termes de dualité protection de valeur face à l’État/mobilité. Il place une épée de Damoclès au-dessus de la tête des dirigeants de ce monde, puisqu’il propose une alternative de plus en plus crédible au système traditionnel et que dès lors, une mauvaise gestion d’une prochaine crise financière pourrait gonfler drastiquement son nombre d’utilisateurs. Les propos d’Andreas M. Antonopoulos le confirme : “Le marché nous dit que la préférence actuelle pour [le Bitcoin] dans ce pays et dans les autres pays développés est d’en faire un avantage politique en termes de stockage de valeur contre l’inflation et d’autres effets politiques”[ertho_popover_note placement= »top » number= »17″]Andreas M. Antonopoulos, Q&A, Does the Price matter for adoption ?, traduction de l’auteur. Voir : https://www.youtube.com/watch?v=dF0Fgh5w6jQ, consulté le 13 novembre 2018.[/ertho_popover_note]. En revanche, il semble insuffisant lorsqu’il s’agit d’être un instrument d’organisation collective performant. En bref, si le Bitcoin peut constituer – notamment en période de crise – une meilleure solution que les monnaies traditionnelles, il ne semble pas être LA solution.

C’est ce que confirme la question de la force collective, à laquelle Proudhon attache également une grande importance. C’est d’ailleurs le sens de sa célèbre métaphore à propos de l’obélisque de Luqsor qui trône au milieu de la place de la Concorde :

“Le capitaliste, dit-on, a payé les journées des ouvriers ; pour être exact, il faut dire que le capitaliste a payé autant de fois une journée qu’il a employé d’ouvriers chaque jour, ce qui n’est point du tout la même chose. Car, cette force immense qui résulte de l’union et de l’harmonie des travailleurs, de la convergence et de la simultanéité de leurs efforts, il ne l’a point payée. Deux cents grenadiers ont en quelques heures dressé l’obélisque de Luqsor sur sa base ; suppose-t-on qu’un seul homme, en deux cents jours, en serait venu à bout[ertho_popover_note placement= »top » number= »o »]Note de Proudhon : Don du vice-roi d’Egypte, l’obélisque a été érigé place de la Concorde le 25 octobre 1836, précisément pour effacer la mémoire de l’importance que ce lieu avait eue pendant la Révolution. C’est là que furent guillotinés Louis XVI, Marie-Antoinette, Charlotte Corday, Danton, Camille Desmoulins, Robespierre, Saint-Just… parmi les plus célèbres.[/ertho_popover_note] ? Cependant, au compte du capitaliste, la somme des salaires eut été la même.”[ertho_popover_note placement= »top » number= »p »]C’est la raison pour laquelle les ouvriers qui travaillent sont des “gens qui creusent une fosse pour eux et leurs enfants” (GUERIN, Daniel, “Ni Dieu ni Maître : Anthologie de l’anarchisme”, Edition La Découverte/Poche, p.89). L’ouvrier perd le surplus de son travail qui va au main du capitaliste, et perd ainsi sa chance de s’élever au sein de la société. Ce raisonnement est encore très contemporain. Une grande partie des conseils de Robert Kiyosaki (entre autres) auteur du Bestseller Père riche, Père pauvre repose sur ce postulat de départ. Source de la citation du texte : PROUDHON, Qu’est-ce que la propriété ?, ibid, p.247.[/ertho_popover_note]

En effet :

“La plus petite fortune, le plus mince établissement, la mise en train de la plus chétive industrie, exige un concours de travaux et de talents si divers, que le même homme n’y suffirait jamais”.

Le Bitcoin est bien issu d’un travail collectif. Outre le fait qu’il se base sur de nombreuses découvertes antérieures, c’est bien l’ensemble d’ordinateurs travaillant à résoudre l’algorithme qui confère une sécurité à la monnaie, et donc une valeur. Il est vrai que le travail collectif est déjà payé à travers un service, à savoir la sécurisation du réseau. De plus, le travail collectif est rémunéré équitablement puisque les chances d’obtenir la récompense (les Bitcoins créés) sont proportionnelles à la puissance de calcul ajouté au réseau[ertho_popover_note placement= »top » number= »q »]On atteint ici la limite du rapprochement possible avec Proudhon. Pour Proudhon, seul le travail justifie un revenu, d’où sa formule “je demande à vivre en travaillant, sinon je mourrai en combattant.” [Ibid, p.232] Il expliquera d’ailleurs que c’était le sens réel de sa formule : “la propriété, c’est le vol”. Celle-ci désignait “les seuls propriétaires terriens oisifs qui, d’après lui, volent les profits aux travailleurs” [Wikipédia]. C’est pourquoi “La quantité limitée de la matière exploitable démontre la nécessité de diviser le travail par le nombre des travailleurs” [p.260] et, “si le travail était réparti selon le nombre des individus valides, la durée moyenne de la tâche journalière, en France, ne dépasserait pas 5 heures” [p.258]. Ce raisonnement ne peut pas être appliqué à la Blockchain où le travail collectif est celui d’ordinateurs, et donc indirectement lié au capital plutôt qu’à la force humaine. Sources des trois citations du texte : Ibid, p.24, p.277, p.257.[/ertho_popover_note]. Mais on en revient au même problème, un nombre extrêmement restreint d’individus disposent du capital nécessaire pour participer à ce travail collectif. L’absence de tout mécanisme de gouvernance pouvant permettre une redistribution entérine donc cette inégalité de fait.

Si l’on veut qu’il soit possible à l’avenir que les biens soient identifiés sur la Blockchain, la question se pose également. Il est certes possible de copier les actes de propriétés sur une Blockchain, mais la révolution apportée par la Blockchain ne resterait qu’un voeu pieux. Pour véritablement révolutionner les façons de faire, il faut construire un système à partir de la Blockchain. Et pour construire un système à partir des Blockchains, il faut se pencher sur la question de leur mode de gouvernance. Comment empêcher qu’un hardfork conduise à deux Blockchains chacune attribuant la propriété d’un même objet matériel unique à deux personnes différentes ? Les solutions actuellement envisagées par les entreprises, les “Blockchains privées” sont une solution insuffisante : elles n’ont de Blockchains que le nom (voir l’article “Montesquieu, De l’Esprit de la Blockchain”).

Il en est de même si l’on souhaite limiter une trop forte concentration des cryptomonnaies. Dans un monde où les interdépendances sont de plus en plus nombreuses, il paraît illusoire de vouloir s’isoler sur son bout de paradis, ou en tout cas de vouloir présenter ce modèle comme solution aux problèmes contemporains.

En résumé, le Bitcoin est bien construit sur un présupposé philosophique selon lequel la propriété c’est la liberté. Il constitue bien une révolution et un instrument de libération face à l’État. Mais dans le même temps, il est l’antithèse de la responsabilité collective et s’oppose donc à tout un pan non seulement de l’anarchisme, mais également de la philosophie politique traditionnelle.

Pour conclure cette série sur Proudhon – et c’est sur ce point précis que je souhaite attirer l’attention du lecteur, il faut bien comprendre que la Blockchain a la capacité de résoudre cette contradiction fondamentale au cœur de la propriété. La Blockchain peut simultanément être mise au bénéfice de la société et défendre l’individu face à la puissance de l’État. Pour ce faire, il faut sortir des sentiers battus, et s’intéresser à d’autres modes de gouvernance que celui du Bitcoin (ils sont nombreux, Decred par exemple). Je me pencherai sur cette question dans le prochain article : Tocqueville, de la Démocratie sur la Blockchain.

Retrouvez les deux premiers épisodes de cette série : Bitcoin, l’anarchisme et le crypto-anarchisme, et Proudhon, Bitcoin & Satoshi Nakamoto. Si vous les avez manqués, vous pouvez également lire le premier article de cette chronique ; “Machiavel, Le Prince de la Blockchain”, ainsi que le second ; “Montesquieu, De l’Esprit de la Blockchain”.

Janin Grandne

Janin est auteur du <a href="https://www.amazon.fr/Manifeste-Commune-Blockchain-avenir-d%C3%A9mocratie-ebook/dp/B07H9F856G/">Manifeste de la Commune Blockchain</a> et président de l'association de la Commune Blockchain. Il s'occupe de la rubrique Philosophie &amp; Blockchain pour le Journal du Coin. Suivez-le sur Twitter : <a href="https://twitter.com/JaninGrandne">@JaninGrandne</a>