Bitcoin : argent du jeu, jeu de l’argent
Avec le don, qu’il soit inscrit dans le cycle de Mauss (donner, recevoir, rendre) ou dans le cadre d’un don gratuit, on a vu dans un précédent article qu’on pouvait critiquer le discours très économiciste d’un argent « inventé » au commencement de l’histoire pour remplacer le troc, vision épouvantable assignant à l’humanité comme premier destin l’échange continuel des services et des biens produits par un travail individuel, spécialisé et divisé. Ce que j’appelle le « trading desk préhistorique : mammouth contre flèches ».
Restons en cette période de fête dans le monde de l’enfance, avec ou sans argent de poche. Il y a l’argent-douceur évoqué à Noël, la monnaie en chocolat, mais il y a aussi l’argent du jeu que je souhaite aborder tout en distinguant deux usages.
Il existe un argent pour jouer à payer, l’argent du « jeu de la marchande ». Les petits étals de marchandises en plastique, que l’on achète avec des pièces en plastique pour les donner à manger à sa poupée n’amusent que les plus jeunes. C’est une phase de transition permettant de comprendre que rien n’est gratuit. En toute logique, il ne faudrait offrir cela qu’aux enfants qui ne croient déjà plus au Père Noël. Mais c’est une sottise, car chacun sait que tout le monde aime acquérir, mais que nul n’aime payer. Jouer à payer, c’est ce que proposent les monnaies locales complémentaires, si bien tolérées par le système parce qu’elles le remettent en question de façon purement formelle, et qui prétendent créer du lien alors même que la monnaie fut justement inventée pour solder les comptes…
Ce qui me paraît plus intéressant que de jouer à payer, c’est de payer pour jouer. C’est ce qui se passe dans ce qu’on appelle à juste titre des jeux de société. Ici les frontières entre l’innocence enfantine, l’insouciance adolescente et la conduite du bon père de famille sont singulièrement poreuses. Pour le dire autrement, qu’est-ce qui distingue une roulette pour gosses d’une roulette de casino ? Pas grand’ chose. Au besoin l’une pourrait remplacer l’autre. Qu’est-ce qui distingue un jeton de poker pour ados, voire un haricot, d’un jeton de cercle ? Rien. Mais alors qu’est-ce qui distingue l’argent du Monopoly de celui du notaire ?
C’est que l’argent du Monopoly n’est pas vrai nous dira-t-on. C’est souvent une figure imposée dans les discours anti-Bitcoin, entre coquillages et tulipes. Mais si cet argent est vain, la partie est-elle gratuite, c’est à dire sans intérêt ? N’est-elle qu’une perte de temps, un divertissement pascalien ou une courte hallucination ?
Dans un gros livre que l’historien Jean-Michel Mehl avait consacré en 1990 aux jeux de jadis, le chapitre consacré aux « enjeux », c’est à dire à ce qui fait entrer en-jeu, donnait là-dessus un éclairage en postulant qu’il est exceptionnel que le jeu soit gratuit. L’hypothèse niaise de l’innocence enfantine y était évacuée :
« même dans le jeu enfantin, il est facile de déceler, sous les apparences de la gratuité, l’espérance d’une victoire comme la crainte d’une perte ou d’une défaite, définitive et humiliante ».
L’argent « en jeu » rend seul le jeu véritablement initiatique, au sens où sont initiatiques les jeux de l’amour et ceux qui miment la guerre. Il faut du risque ; il faut que ça saigne.
Cherchant un sujet sur lequel faire plancher mes étudiants de l’ESILV, je me suis avisé de leur soumettre un billet publié par Patrice Bernard sur son blog « c’est pas mon idée » dans lequel il examinait de quelle façon la dématérialisation de l’argent affecte notre comportement. Sujet un peu bateau traité sur la base d’une étude de la banque luxembourgeoise BIL rappelant entre autres choses que notre rapport à l’argent est marqué par des biais cognitifs dont la « douleur de la dépense », une souffrance plus ou moins intense ressentie au moment de régler un achat.
Ceci nous viendrait d’un réflexe primitif d’aversion à la perte, qui permet à l’être humain d’être attentif à la conservation de ses moyens de survie. C’est une manie, la préhistoire, chez les économistes ! En matière de difficulté « à les lâcher » je suivrais plutôt les hypothèses de Serge Viderman qui posait en 1993, dans De l’argent en psychanalyse et au-delà, une certaine symétrie entre le comportement du prodigue et celui de l’avare, un semblable blocage à un stade fondamental pour employer des mots choisis. Passons…
Mais si le lieu commun déjà rappelé (on aime acquérir, on déteste payer) s’applique à la « vraie vie » à raison de la seule nature matérielle des espèces mises en jeu, la même chose s’observe-t-elle dans l’expérience ludique ?
Patrice Bernard citait à ce sujet quelque chose d’amusant : une conférence TEDx d’Adam Carroll relatant une expérience, menée sur ses enfants jouant au Monopoly, pour étayer sa conviction que le fait de manipuler des billets factices déterminait des stratégies financières peu réfléchies. Désireux de vérifier son hypothèse, il avait organisé une partie dans laquelle il avait remplacé les faux dollars par leur équivalent réel, chacun démarrant ainsi avec 1 500$ sonnants et trébuchants… et la promesse d’une récompense de 20$ au gagnant. Chose que je ne m’explique pas, puisqu’il me semble que ces 20 dollars auraient tout aussi bien pu être promis au terme d’une partie en billets de Monopoly, et qu’il devient incertain d’attribuer les modifications de comportements (plus responsables, pour faire court) à la « réalité » des instruments utilisés ou à l’existence d’une prime au demeurant modeste en regard des sommes brassées. J’ai envie de dire qu’il a surtout inculqué à ses petits-enfants le type de sérieux qu’on attend d’une caissière de supermarché, pas d’un investisseur en capital. La vraie expérience eût été de leur laisser tous les dollars à la fin !
La vérité est que je trouvais l’expérience d’Adam Carroll absurde, et en réalité sans rapport avec le sujet de la dématérialisation, mais que seuls 2 étudiants sur 24 eurent assez de sens critique, ou de franchise, pour me l’écrire. Ce qui est en soi inquiétant.
Ces jeunes gens étant d’excellents élèves à Bac+mention+5, suivant un cursus d’informatique appliquée à la finance, l’histoire de la monnaie à laquelle je tente de les intéresser (sur la demande de Cyril Grunspan, par ailleurs animateur du Paris Cryptofinance Seminar ) n’est pas focalisée sur Bitcoin – ils ont par ailleurs une formation pratique aux blockchains – mais doit leur permettre de considérer cette disruption technologique comme s’inscrivant dans une perspective historique large. En outre, ils me paraissent d’âge à sentir l’enjeu de Bitcoin.
J’ai donc été un peu étonné de leurs commentaires très « vieux » : une micro-économie restreinte à la description complaisante et moralisatrice de l’irresponsabilité des jeunes flambeurs ou des acheteurs compulsifs, avec très peu de remarques formulées sur les dépenses contraintes ou pré-engagées, ou sur le poids de la dépense faite pour se loger ailleurs que chez ses parents. Quitte à parler de la compulsion d’achat qu’encouragerait la monnaie-signe ou le paiement sans-contact, j’aurais préféré qu’on me parlât de cette réalité anthropologique innommée qu’est l’instinct de pillage et de cette forme de « butin payant » qui distingue le vertueux shoping avec passage en caisse du répréhensible looting consécutif à la destruction de vitrines un jour de manif.
Le concept simplet de douleur de la perte m’a donc été ressassé sans lien ni avec la « préférence pour la liquidité » ni surtout avec la douleur du gain que suggère le terme américain de compensation pour désigner les salaires. Un seul élève a opportunément évoqué Jérôme Kerviel brassant sans la moindre douleur de la perte un argent intangible et alloué de façon indépendante de toute douleur du gain. Aucun n’a évoqué non plus les cas, pourtant médiatisés, de millionnaires du loto dilapidant insensiblement (c’est le mot) un argent gagné sans douleur du gain.
Ces considérations ne pouvaient hélas tenir lieu d’une réflexion macro-économique qui aurait dû leur faire prendre conscience, au-delà de la dette étudiante, de ce que c’est toute la gestion de la société (partage de la valeur ajoutée, pression sur les rémunérations, injection de liquidités sans autre résultat que de rendre inaccessible l’immobilier) qui est désormais fondée, pour emprunter le titre de l’excellent ouvrage de Maurizio Lazzarato, sur un art de gouverner par la dette puisque notre monnaie légale, derrière une apparence de papier, n’est faite que de dette, quand la proposition de Bitcoin est d’en revenir à une monnaie valeur. Gouverner par la dette est un projet politique finalement cohérent avec celui de société sans cash, auquel Bitcoin ne s’oppose pas moins. Or une partie de Monopoly se mène en cash et commence sans dette. Bien des Altcoins commencent par des air drops plus ou moins louables d’ailleurs. Mais ça marche.
J’ai trouvé chez mes élèves beaucoup de confusion entre la dématérialisation et la numérisation de la monnaie. Sans doute manque-t-il complètement à leur génération l’expérience du chèque, support sur lequel la pénible effusion d’encre (peu user friendly !) symbolisait encore celle du sang monétaire. Ces jeunes gens voient la monnaie passer directement des pièces (d’or, je suppose) à la carte à puce. Un changement bien net, irréversible et donc largement intériorisé.
La dématérialisation, malgré mon sage enseignement, reste pour eux un état de fait purement contemporain permettant de se distinguer eux-mêmes de leurs ancêtres, lesquels n’avaient pas de smartphone. Qu’une promesse de payer, même rédigée en cunéiformes, ait toujours été sacrée, que les marchés de pro (poissons ou bourse) se soient toujours faits par cris ou sur parole, donc de façon immatérielle, ne semble pas entrer dans leur champ de réflexion. De ce fait la numérisation ne semble pas faire l’objet d’une réflexion spécifique qui leur permettrait, par exemple, de distinguer la monnaie électronique de la monnaie cryptographique et donc la monnaie IOU de la monnaie pleine.
Quant à la spécificité du billet de Monopoly, elle est pourtant évidente : c’est une monnaie de jeu. C’est de cela qu’il fallait partir, car les billets de Monopoly ne sont peut-être pas « vrais » mais ils sont tout à fait tangibles. Or un grand nombre de mes élèves les ont considérés comme une sorte de monnaie dématérialisée, moins tangible que les billets légaux. Et ceci malgré l’histoire récente du plaisantin qui a réussi à se les faire créditer par sa banque !
Trop peu ont réellement exploré la nature de la monnaie du jeu. Pas un n’a passé au crible aristotélicien, pourtant sans cesse brandi, ce billet de Monopoly qui assume cependant les trois fonctions, du moins dans l’espace et durant le temps de la partie. Est-ce à dire qu’une famille qui jouerait tous les dimanches pourrait s’en servir « entre-temps » ? Probablement pas, parce que le vrai problème du billet de Monopoly c’est qu’il est faiblement arbitrable alors que le billet de banque est arbitrable contre tous les plaisirs de la vie. Ce n’est pas pour rien que l’on parle d’équivalent général.
Si les enfants d’Adam Carroll jouent mieux avec (ou pour) de « vrais » billets c’est que ceux-ci sont arbitrables contre d’autres plaisirs que la détention de cubes en bois figurant des maisons dans lesquels on ne peut pas vivre « pour de vrai ».
De ce fait – et il eût été intéressant d’explorer cette dimension des choses – ces enfants ont retrouvé la loi qui régit (bien plus que l’aléa des dés) le succès au Monopoly : la gestion du cash. On trouve en ligne tout un tas de conseil, assez triviaux d’ailleurs, sur les probabilités simples et conditionnelles à l’œuvre dans une partie, sur la rentabilité des terrains (choisissez les oranges, et pas seulement parce que c’est la couleur du bitcoin !) ou sur l’opportunité de séjourner plus ou moins longtemps en prison. Pourtant, les joueurs de Monopoly finissent, comme les nouveaux startupers et les anciens entrepreneurs, KO par manquer de liquidités dans 90% des cas, tandis que les champions jouent l’œil rivé sur les paquets de cash des uns et des autres.
Que Bitcoin soit à l’origine quelque chose comme un argent du jeu est pour moi assez clair. Je suis toujours étonné de ce que sa période infantile occupe si peu de place dans les analyses qui lui sont consacrées. Durant des mois il n’eut guère eu plus de valeur qu’un billet de banque comme ceux que l’on imprimait encore dans mon enfance, à l’encre et à l’alcool, pour jouer à la marchande, plus ou moins chacun pour soi. Progressivement (le nombre de joueurs augmentant) il est devenu l’argent d’un jeu de société. Et puis un miracle s’est produit, la monnaie ludique a muté en monnaie solide.
Ce miracle n’est pas advenu sans bonnes raisons. Imaginez seulement que les frères Parker aient décidé d’offrir la boîte de jeu, avec son plateau et les dés, mais de vendre les billets, et de fabriquer de plus en plus de boîtes et de moins en moins de billets… Mais c’est également que la nature du « jeu » proposé par Satoshi Nakamoto n’est pas de l’ordre de la distraction épisodique, comme une partie dominicale de Monopoly. C’est un jeu de (changement de) société. Un jeu de rôle coopératif et révolutionnaire.
Le vrai jeu, c’est le pair à pair. La partie continue.