Bitcoin, l’anarchisme et le crypto-anarchisme
Pour ce troisième article de ma chronique “Philosophie & Blockchain”, une série dont l’objectif est d’analyser la blockchain à travers le prisme des classiques de la philosophie, je vais revenir sur le cadre idéologique dont est issu Bitcoin (BTC). Sacrifiée sur l’autel de la rentabilité, cette histoire semble aujourd’hui peu connue bien qu’elle ait déterminé l’existence et les caractéristiques de Bitcoin. Compte tenu de la profondeur du sujet, plusieurs articles seront consacrés à la mouvance anarchiste.
Nous ne disposons que de peu de traces de la pensée réelle de Satoshi Nakamoto. Lui-même avouait volontiers être “un bien meilleur programmeur qu’écrivain” [1]. Toutefois, il ne fait aucun doute que Satoshi était proche ou issu du milieu cypherpunk. Le milieu cypherpunk étant lui-même alors confondu avec celui du crypto-anarchisme, sorte de mise-à-jour de l’anarchisme à l’ère numérique. Que se cache-t-il derrière ces noms d’apparence barbare ? C’est ce que nous nous apprêtons à découvrir.
25 years ago this month the original #cypherpunks made the cover of Wired. #Decentralization is not a new idea. It's an idea whose time has come.
Check out the original cypherpunk manifesto and weigh in. https://t.co/80ph5juvUQ pic.twitter.com/CCEy2PJO7a— Status (@ethstatus) June 13, 2018
Tim May (auteur du Manifeste Crypto-Anarchiste), Eric Hugues (auteur du Manifeste Cypherpunk) et John Gilmore en 1993.
Retour aux racines
Pour comprendre les idéaux ainsi que les objectifs des crypto-anarchistes, déjà faut-il savoir qu’est-ce que l’anarchisme ? Le mieux, est semble-t-il de laisser le principal intéressé l’expliquer lui-même. C’est donc l’occasion de laisser la parole (le clavier ?) à celui que l’on qualifie souvent de père de l’anarchisme, Pierre-Joseph Proudhon (*). Dans « Qu’est-ce que la propriété ? », publié en 1840, Proudhon explique :
« Anarchie, absence de maître, de souverain(**), telle est la forme de gouvernement dont nous approchons tous les jours, et que l’habitude invétérée de prendre l’homme pour règle et sa volonté pour loi nous fait regarder comme le comble du désordre et l’expression du chaos. On raconte qu’un bourgeois de Paris du dix-septième siècle ayant entendu dire qu’à Venise il n’y avait point de roi, ce bon homme ne pouvait revenir de son étonnement, et pensa mourir de rire à la première nouvelle d’une chose si ridicule.
Tel est notre préjugé : tous tant que nous sommes nous voulons un chef ou des chefs ; et je tiens en ce moment une brochure dont l’auteur, zélé communiste, rêve comme un autre Marat de la dictature. Les plus avancés parmi nous sont ceux qui veulent le plus grand nombre possible de souverains […] bientôt sans doute quelqu’un, jaloux de la milice citoyenne, dira : Tout le monde est roi ; mais quand ce quelqu’un aura parlé, je dirai, moi : Personne n’est roi ; nous sommes, bon gré malgré nous, associés » [2].
Pour Proudhon, c’est dans l’association et le mutuellisme que réside le salut. Sa “solution du problème social”, c’est “l’association mutuelle, ce qu’on appelle aujourd’hui autogestion” [3]. D’après lui :
« La politique est la science de liberté : le gouvernement de l’homme par l’homme, sous quelque nom qu’il se déguise, est oppression ; la plus haute perfection de la société se trouve dans l’union de l’ordre et de l’anarchie » [4].
Cette union de l’ordre et de l’anarchie s’incarne dans une seule loi, capable de remplacer toutes les autres :
« Ne faites pas à autrui ce que vous ne voulez pas qu’on vous fasse ; faites à autrui comme vous désirez qu’il vous soit fait. Voilà la loi et les prophètes. Mais il est évident que ce n’est plus une loi ; c’est la formule élémentaire de la justice, la règle de toutes les transactions » [5] Toutefois, ces idéaux vont rapidement se heurter à la réalité.
Pour comprendre les ambitions des crypto-anarchistes, il est nécessaire de comprendre l’échec de l’anarchisme. Les tentatives d’autogestion inspirées (notamment) par l’anarchisme sont souvent violemment réprimées par le gouvernement en place. La Commune de Paris en 1871 représente à l’époque non seulement une défaite cuisante, mais surtout un avertissement pour tous les socialistes du monde entier. À l’avenir, les idées anarchistes vont peu à peu s’effacer devant deux autres courants dont les objectifs semblent plus “réalistes” [***]. Tous deux considèrent désormais qu’il est nécessaire de prendre le pouvoir, par la révolution pour les communistes, par les urnes pour les sociaux-démocrates [****].
Près d’un siècle et demi plus tard, les avancées dans le domaine de la cryptographie laissent entrevoir de nouvelles possibilités pour les anarchistes. Les ambitions ont été largement revues à la baisse ; il ne s’agit plus d’abolir l’Etat, mais de s’en protéger grâce aux chiffrements. Bien avant Snowden et les nombreux scandales récents, ils avaient compris que l’avènement de l’ère numérique donnerait un pouvoir considérable aux gouvernements. Ces petits groupes marginaux vont lancer un mouvement qui aboutit, 15 ans plus tard, à la création de Bitcoin. Avec le Bitcoin (BTC), cette mouvance issue de l’anarchisme reprend l’initiative au niveau mondial.
Le manifeste crypto-anarchiste écrit par Tim May en 1992 déclare qu’ “un spectre hante le monde moderne, le spectre du crypto-anarchisme”, et que ses développements “altéreront complètement la nature de la régulation gouvernementale, sa capacité à taxer, à contrôler les interactions économiques et à garder les informations secrètes et pourront peut-être même modifier les fondements de la confiance et de la réputation”.
Dès lors :
« les méthodes cryptographiques vont affecter fondamentalement la nature de l’influence des gouvernements et des corporations sur les transactions économiques. Combiné à l’émergence de bourses de l’information, le crypto-anarchisme va créer un marché liquide pour toutes les matières qui peuvent être mises en mots et en images.
Et à l’instar de l’invention, en apparence mineure, des fils barbelés qui ont permis l’apparition de vastes ranchs et fermes, ce qui a modifié à jamais les concepts de terres et de droits de propriété aux frontières de l’Ouest, la découverte d’une branche obscure des mathématiques sera la pince qui coupera les barbelés autour de la propriété intellectuelle » [6].
A l’époque, les Cypherpunks ne sont que trois : Timothy May, Eric Hugues et John Gilmore, mais ils sont déjà à l’offensive.
Dès l’année suivante, en 1993, Eric Hughes publie le manifeste cypherpunk. Celui-ci ouvre la voie pour Satoshi et on y retrouve un attachement renforcé pour la vie privée, ainsi qu’une référence à la monnaie électronique :
« La vie privée est nécessaire pour une société ouverte dans l’ère électronique. (…) Nous ne pouvons attendre des gouvernements, des entreprises et des autres organisations majeures sans visage de nous accorder une vie privée par acte de bienveillance. (…) Nous devons défendre notre vie privée par nous-mêmes si nous nous attendons à en avoir une. (…) Nous défendons notre vie privée avec la cryptographie, avec des systèmes de renvoi anonymes, avec des signatures digitales, et avec une monnaie électronique. (…). Nous savons qu’un logiciel ne peut être détruit et qu’un système largement répandu ne peut être arrêté. » [7]
Une liste de diffusion cypherpunk (composée d’adresses e-mail) est créée, et elle va rapidement connaître un succès. Dès 1994, plus de 700 individus – majoritairement des universitaires, informaticiens et mathématiciens y participent. En 1997, Adam Back utilise cette liste de diffusion cypherpunk pour promouvoir son invention : le hashcash :
« Ce que nous voulons, c’est un système entièrement anonyme, des coûts de transaction ultra bas et des unités d’échange transférables. Si nous y parvenons, les banques deviendront les dinosaures obsolètes qu’elles méritent de devenir” [8]. »
Hashcash est l’un des précurseurs directs de Bitcoin; il intègre déjà certains des piliers au coeur du fonctionnement de Bitcoin : les fonctions de hachage cryptographiques ainsi que la proof of work (preuve de travail). D’autres tentatives suivront, BitGold en 1998, créé par un autre cypherpunk, Nick Szabo, ainsi que RPOWS de Wei Dai – Satoshi y fait directement référence dans le livre blanc du Bitcoin.
Le simple fait que Satoshi fut au courant de ces tentatives prouve sa proximité avec le milieu cypherpunk. En août 2008, la première personne que contacte Satoshi est Adam Back, le créateur de Hashcash. Lorsque Satoshi Nakamoto constate le manque d’intérêt d’Adam Back pour Bitcoin, il décide de diffuser son article de recherche devenu depuis célèbre : Bitcoin : A Peer-to-Peer Electronic Cash System à une liste de diffusion qui est “l’un des principales successeurs” de la liste cypherpunk[9]. Dans la période qui le séparait des premières tentatives d’argent numérique, il s’est avéré que les défis principaux étaient ceux de la confiance et de la décentralisation. En lisant le livre blanc de Bitcoin, on s’aperçoit qu’il revient davantage sur la question de la confiance que sur celle de la vie privée. C’est notamment ce que nous indique sa première phrase de conclusion : “Nous avons proposé un système de transactions électroniques se passant de confiance” [*****].
Paradoxalement, le principal atout mis en avant par les crypto-anarchistes, à savoir la possibilité de protéger sa vie privée, est sans doute le domaine où le Bitcoin a le moins réussi étant donné l’immuabilité des transactions[******]. Toutefois, en ayant résolu la question de la confiance dans un environnement décentralisé, il rend sans doute envisageable des projets encore plus ambitieux que ceux formulés par les premiers crypto-anarchistes.
Grâce à ce court “résumé” des différentes périodes de l’anarchisme, on comprend mieux les fondements ainsi que l’évolution de cette matrice philosophique. Il s’agit en quelques sortes d’une introduction aux deux épisodes à venir, qui sont consacrés à Pierre-Joseph Proudhon. Dans le premier épisode, on découvrira pourquoi Proudhon est véritablement le Satoshi Nakamoto du XIXème siècle. Dans le second, on se penchera sur l’un des enjeux voué à devenir majeur si la blockchain est amenée à jouer un grand rôle dans nos sociétés : le problème de La propriété sur la blockchain.
Lire la suite : Proudhon, Bitcoin & Satoshi Nakamoto
Notes
[*] Il est vrai qu’en de nombreuses périodes et sur de nombreux continents, on a vu des groupes s’auto-organiser sur un modèle que l’on pourrait caractériser comme proche de l’anarchisme (Pour aller plus loin, voir GRAEBER David, Fragments of an anarchist anthropology, Prickly Paradigm Press). Il est également vrai que Max Stirner peut, d’un point de vue chronologique, disputer ce titre à Proudhon puisque leurs premiers écrits datent de la même période. Toutefois, c’est bien Proudhon qui est majoritairement considéré comme le père de l’anarchisme principalement en raison de l’étendue de son oeuvre ainsi que de la période sur laquelle elle s’étend. De plus, il est le premier à se réclamer anarchiste (voir extrait).
[**] Note de Proudhon : Le sens ordinairement attribué au mot anarchie est absence de principe, absence de règle : d’où vient qu’on l’a fait synonyme de désordre.
[***] Il s’agit évidemment d’un résumé simplifié voir simpliste des événements. Des tentatives au Mexique, en Russie ou en Espagne témoignent de l’existence de groupes anarchistes. Toutefois, l’échec de la Commune de Paris ainsi que la violente réaction qui a suivi a mis du plomb dans l’aile de l’idée d’autogestion et imprégné durablement les mémoires.
[****] Pour ceux qui souhaitent en savoir plus, on recommande l’excellent documentaire d’Arte sur l’anarchisme en deux parties, lui-aussi intitulé Ni Dieu ni maître.
[*****] On note par exemple que c’est la 11ème “partie” du document qui est dédiée à la vie privée. Voir : Bitcoin : A Peer-to-Peer Electronic Cash System. De plus selon Satoshi : “Je pense que beaucoup plus de gens s’intéressaient [aux monnaies digitales] dans les années 90. Mais après plus d’une décennie de systèmes basés sur des tiers de confiance ayant échoués (DigiCash, etc.), ils y voient une cause perdue. J’espère qu’ils pourront faire la distinction : à ma connaissance, c’est la première fois que nous essayons un système non basé sur la confiance”. Tiré de POPPER, Nathaniel, “Digital Gold : the Untold Story of Bitcoin”, Penguin Books, p.20, traduction de l’auteur.
[******] La NSA souhaite au moins depuis 2013 pouvoir pister les expéditeurs et destinataires de Bitcoins. Contrairement à une opinion encore assez répandue dans le grand public, faire des achats de biens illégaux (drogues, armes etc) avec des Bitcoins est une très mauvaise idée. Pour en savoir plus sur la façon dont la NSA traque les utilisateurs du Bitcoin, voir le deuxième article, ainsi que les liens suivants :
Sources :
[1] Voir l’excellent ouvrage que l’on recommande à tous ceux qui sont intéressés par le
Bitcoin :
POPPER, Nathaniel, “Digital Gold : the Untold Story of Bitcoin”, Penguin Books, p.33,
traduction par l’auteur.
[2] PROUDHON, Qu’est-ce que la propriété ? , Les Classiques de la Philosophie, Le Livre de
Poche, p.427-429.
[3] GUERIN, Daniel, “Ni Dieu ni Maître : Anthologie de l’anarchisme” , Édition La
Découverte/Poche, p.64.
[4] PROUDHON, Qu’est-ce que la propriété ? , Les Classiques de la Philosophie, Le Livre de
Poche, p.427-429.
[5] Extrait de Idée générale de la révolution XIXe siècle, 1851, tiré de GUERIN, Daniel, “Ni
Dieu ni Maître : Anthologie de l’anarchisme” , Edition La Découverte/Poche, p.100, 101.
[6] Manifeste Crypto-anarchiste en version originale (anglais) :
https://www.activism.net/cypherpunk/crypto-anarchy.html, traduit en français :
https://www.larevuedesressources.org/manifeste-crypto-anarchiste2316.html
[7] Manifeste Cypherpunk en version originale (anglais) :
https://www.activism.net/cypherpunk/manifesto.html , traduit en français :
https://activisme.fr/cypherpunk/manifesto.html
[8] POPPER, Nathaniel, “Digital Gold : the Untold Story of Bitcoin”, Penguin Books, p.18,
traduction par l’auteur.
[9] Ibid, p.17 & p.20.
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Sources : Télérama ; Bitcoin.org ; La Revue des Ressources ; Activism.net lien 1 ; lien 2 & lien 3 || Images from Shutterstock