La France, une cryptonation involontaire ? – Fiscalité des crypto-actifs #1

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Après d’intenses travaux avec les acteurs de l’écosystème blockchain français et des débats parlementaires bien en deçà du niveau attendu pour une telle réforme, le régime fiscal des crypto-actifs des particuliers a été largement modifié par la loi de finances pour 2019. Au-delà des mesures spécifiques, le champ d’application de ce régime permet-il à la France de s’afficher au rang des cryptonations ?

Malgré certaines dispositions conformes aux attentes du secteur, la loi de finances pour 2019 est loin de créer un régime totalement attractif pour les crypto-actifs.

C’est pourquoi le qualificatif de “cryptonation” ne sera pas ici abordé sous l’angle de l’attractivité, mais uniquement sur la capacité à faire prévaloir les cryptos en tant que tels sur les sous-jacents qu’ils représentent.

Dans cette acception, une cryptonation serait celle qui se focaliserait sur le crypto-actif lui-même pour déterminer son régime juridique et fiscal, tandis qu’une nation traditionnelle considérerait que le crypto-actif ne serait qu’un support technologique, neutre, représentant certains droits, ces droits devant déterminer le régime pertinent.

L’article 150 VH bis nouveau prévoit que, sous réserve des dispositions propres aux bénéfices professionnels, le nouveau régime s’applique “aux cessions à titre onéreux d’actifs numériques”.

L’article vise deux catégories différentes de crypto-actifs : les crypto-monnaies et les tokens.

La définition des crypto-monnaies

Le nouveau régime s’applique à ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler les crypto-monnaies, c’est-à-dire toute représentation numérique d’une valeur qui n’est pas émise ou garantie par une banque centrale ou par une autorité publique, qui n’est pas nécessairement attachée à une monnaie ayant cours légal et qui ne possède pas le statut juridique d’une monnaie, mais qui est acceptée par des personnes physiques ou morales comme un moyen d’échange et qui peut être transférée, stockée ou échangée électroniquement”.

Cette définition a notamment vocation à s’appliquer aux crypto-actifs tels que le bitcoin et ses dérivés, l’ether, le litecoin, etc.

Une question peut se poser concernant les stablecoins, pour lesquels deux interprétations du texte sont possibles : soit le critère du lien avec une monnaie légale est indifférent (les crypto-monnaies ne sont “pas nécessairement attachée à une monnaie ayant cours légal”), soit il est exclusif (les crypto-monnaies “nécessairement attachées à une monnaie ayant cours légal” sont exclues du dispositif).

Il est difficile, à ce stade, d’affirmer quelle interprétation doit prévaloir sur l’autre. Néanmoins, au vu des discussions au cours des mois ayant précédé l’adoption de la loi de finances, il semble que le critère soit indifférent, et que les stablecoins soient bien inclus dans la liste des crypto-actifs.

En revanche, les actifs numériques représentant une monnaie ayant cours légal ou une monnaie locale (qui possède le statut juridique d’une monnaie) ne sont pas visés. Par conséquent, un crypto-euro émis par la BCE ou un crypto-dollar émis par la Fed ne seraient pas considérés comme des crypto-actifs. Egalement, les projets (finalisés ou en développement) de monnaie légale principale ou alternative, tels que le Petro au Vénézuela ou le Sovereign aux Iles Marshall, ne semblent pas pouvoir être considérés comme des crypto-actifs.

Hormis ces exceptions, la loi est extrêmement large sur les qualités possibles d’un crypto-actif, dans la mesure où elle vise “toute représentation numérique d’une valeur”.

Ce terme neutre de “valeur” peut très bien représenter une unité monétaire, une créance, un titre de propriété incorporel, etc.

La seule condition réside dans le fait que ce crypto-actif doit être “accepté par des personnes physiques ou morales comme un moyen d’échange et qui peut être transféré, stocké ou échangé électroniquement”. Nous passerons sur la seconde partie de la phrase, qui renvoie uniquement aux modalités d’inscription ou de transfert sur une blockchain, pour se concentrer sur le moyen d’échange.

Retenons qu’en droit français, seule la monnaie ayant cours légal (l’euro) est obligatoirement acceptée comme moyen de paiement.

L’euro étant exclu de la définition des crypto-actifs, la condition posée par l’article 150 VH bis fait nécessairement référence à une conception contractuelle, et non à une conception légale, de l’acceptation comme moyen d’échange.

Il suffit donc, en pratique, que des commerçants ou des particuliers acceptent une valeur tokenisée non représentative d’une monnaie pour que cet actif soit classé parmi les crypto-actifs.

On voit ainsi un premier pas vers un régime unique des cessions d’actifs “tokenisés”, sans que l’actif sous-jacent soit pris en compte pour déterminer l’application du régime fiscal idoine.

Loin du concept de neutralité technologique prôné par certains, selon lesquels le droit existant suffisait à régler toutes les problématiques pouvant se poser sur les crypto-actifs, le législateur semble ici consacrer un effacement du sous-jacent au profit de la seule technologie utilisée pour représenter un actif.

Cette conclusion doit cependant être prise avec beaucoup de prudence, notamment en raison de la possibilité que la tokenisation ne soit en réalité considérée comme un simple instrumentum ne donnant pas de priorité au support technologique (cf. infra).

En effet, au vu des débats ayant précédé l’adoption de la loi, on peut noter que la rédaction actuelle reflète une certaine maladresse, dans la mesure où elle contredit l’intention du législateur, qui ne semblait pas consacrer un effacement des sous-jacents.

La deuxième catégorie d’actifs visés par le nouveau régime fiscal regroupe l’ensemble des tokens.

La définition des tokens

Les tokens sont définis comme tout bien incorporel représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits, pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d’un dispositif d’enregistrement électronique partagé permettant d’identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien”, sauf s’il s’agit de bons de caisse ou d’instruments financiers (c’est-à-dire, selon l’article L.211-1 du Code monétaire et financier, des actions, des titres de créance, des parts ou actions d’organismes de placement collectif et des contrats financiers).

La définition du token est, à l’image de la définition des crypto-monnaies, extrêmement large, dans la mesure où peuvent être considérés comme des tokens tout bien représentant des droits pouvant être inscrits sur une blockchain, sauf s’il s’agit d’instruments financiers.

En retenant une interprétation littérale de cette disposition, il est donc possible de considérer que tous les types de droits sous-jacents non expressément exclus, que ce soit des droits de propriété sur des parts de sociétés, des biens immobiliers, mais aussi des droits à l’image, des brevets, etc. sont susceptibles d’être assujettis à ce nouveau régime, pour peu que ces droits soient tokenisés.

Une autre interprétation pourrait consister à considérer en revanche que la tokenisation n’est constitutive que d’un simple instrumentum, qui ne serait pas susceptible d’avoir la moindre influence sur la catégorie d’imposition.

Cependant, cette seconde interprétation serait contraire à la formulation du texte, qui apparaît claire, peut-être en raison d’une erreur de plume de Bercy (les députés ayant validé le texte soumis par le cabinet de Bruno Le Maire), mais néanmoins explicite.

Par ailleurs, en suivant l’analyse du Conseil d’Etat dans son arrêt du 26 avril 2018, le bitcoin (notamment) ne semble pas considéré comme un simple support représentant un droit sous-jacent, mais comme un bien meuble à part entière.

Les technologies utilisées dans le cadre des blockchains et le fonctionnement des tokens permettent d’ailleurs de leur donner différentes fonctions (caractéristiques de titres de capital + moyen de paiement + titre de créance, etc.).

Prendre en considération les droits sous-jacents impliquerait donc un cumul de régimes applicables, ce qui est impossible en pratique. Il conviendrait alors soit de laisser au contribuable le choix du régime pertinent, soit de déterminer le type de droit “prépondérant”, soit de ventiler la valeur des différents droits pour appliquer à chacune des valeurs le bon régime.

L’interprétation en faveur d’un simple instrument serait logique si l’on considérait que le nouveau régime n’a pas vocation à bouleverser la fiscalité en général.

Cependant, il convient de noter d’une part que les députés entendaient mettre en place une véritable réforme de simplification, d’autre part que la faisabilité juridique des opérations de tokenisation, notamment en matière immobilière, est loin d’être claire ou actée.

Seuls certains actifs sont expressément visés par la tokenisation, notamment grâce à la possibilité d’inscrire des titres de société sur une blockchain. Les autres types d’actifs sont toujours baignés dans le flou, voire exclus. En matière immobilière par exemple, le titre de propriété ne résulte pas de la possession, mais de l’inscription au registre de la publicité foncière, qui n’est pas tokenisable par des entreprises, seul l’Etat ayant la charge de ce registre.

Dès lors, s’il n’est pas possible d’exclure une potentielle maladresse des rédacteurs de la loi, qui ont retenu des définitions peut-être un peu trop larges des crypto-monnaies et des tokens, on ne peut s’empêcher de se demander si le droit fiscal n’a pas en réalité ouvert totalement les vannes de la tokenisation, grâce à une unification du régime applicable aux crypto-actifs, quel que soit le bien sous-jacent, tout en renvoyant la révolution blockchain à ses aspects juridiques.

Enfin, une interrogation demeure pour les shadow coins, à l’image du Monero, qui pourraient être exclus de la réforme, la loi prévoyant que les tokens doivent permettre l’identification du propriétaire.

Actuellement, les shadow coins sont néanmoins susceptibles d’être qualifiés de crypto-actifs grâce à la définition des crypto-monnaies vue précédemment, mais il est possible qu’un crypto-actif anonyme n’ayant pas vocation à devenir un moyen d’échange, mais à représenter un véritable actif sous-jacent, soit exclus de la réforme.

La France ne s’est peut-être pas dotée d’un régime particulièrement attractif pour les crypto-actifs, mais en semblant gommer les caractéristiques des biens sous-jacents sur la plupart des crypto-actifs existant aujourd’hui, pour ne retenir que le support technologique “crypto”, la France pourrait s’être doté d’un outil de simplification incroyable de la fiscalité par la seule opération de tokenisation du bien.

En l’état, la règlementation fiscale, du moins pour partie, semble prête à accueillir une économie tokenisée. Reste à savoir si cette maladresse rédactionnelle sera rectifiée ou maintenue… L’avenir de la “cryptonation” voulue par Bruno Le Maire en dépend.

Axel Sabban

Avocat au Barreau de Paris, mon but est de rendre accessible la fiscalité des cryptomonnaies tant aux passionnés de trading qu’aux investisseurs néophytes.

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