Chine : le putsch monétaire numérique
La bataille technologique qui se joue sous nos yeux risque de redéfinir les enjeux géopolitiques de demain. Et pour cause, les gouvernements des grandes puissances sont entrés dans une course effrénée à la transition monétaire numérique. La Chine et son projet DC/EP (Digital Currency / Electronic Payment) semble avoir pris une longueur d’avance grâce à la clairvoyance de sa banque centrale et son objectif de mise en demeure du système dollar.
Comme à son habitude, le gouvernement de Xi Jinping se montre évasif sur le dévoilement des propriétés techniques de cette nouvelle monnaie numérique. Même si à première vue, la DC/EP (Digital Currency/Electronic Payment) s’inspire des fondamentaux de la blockchain, elle n’en est pas réellement une. Elle s’apparente à une fusion d’un système DLT et d’une plateforme centralisée à l’image de Wechat ou Alipay (Equivalent d’Apple Pay).
Les programmes de monnaies numériques étatiques promettent de devenir un enjeu économique et géopolitique majeur : l’exemple chinois va nous permettre d’analyser les implications de ces nouveaux outils, tant au niveau des conséquences sur les libertés individuelles que sur les nouveaux pouvoirs conférés aux Etats.
Des sociétés privées devenues trop encombrantes
En un temps record, les citoyens chinois ont adopté le paiement mobile comme une nouvelle norme et des entreprises telles que Tencent ou Alibaba (Wechat et Alipay) ont prospéré grâce à la construction d’outils fusionnant messagerie, plateforme e-commerce et services financiers accessibles via smartphone. Ce changement radical n’est pas du goût de Pékin, qui souhaite reprendre la main sur le contrôle des transactions et parer toute tentative d’évasion monétaire.
En effet, c’est aujourd’hui plus de 54% des transactions financières du pays qui sont matérialisées via des entités privées, complexifiant l’accès de Pékin aux flux monétaires. Même si ces entreprises sont toutes dans l’obligation de coopérer avec l’Etat si le besoin s’imposait – elles ont d’ailleurs plusieurs membres du Parti Communiste Chinois qui siègent en leur sein – la fluidité d’accès aux informations financières est insuffisante pour assouvir les besoins croissants de contrôles gouvernementaux et l’heure de la riposte a sonné.
Malgré la possible obsolescence de ces chiffres observés lors du Q4 2018, les citoyens chinois ont massivement épousé les systèmes de paiements mobiles, qui représentent 54% des transactions globales. De plus, la crise du COVID a radicalement changé la perception des individus vis-à-vis du cash, synonyme d’exposition au virus.
L’objectif de Pékin est donc clair et chiffrable: numériser les 21% des transactions liées à la monnaie physique, mais aussi grappiller des parts de marché allouées aux tiers intermédiaires. Ces derniers, majoritairement représentés par Tencent et Alibaba (94%) savent pertinemment qu’ils ne pourront rivaliser sur le long terme avec leur propre État et que s’ils s’y risquaient, les conséquences s’avéraient dramatiques.
Même si le gouvernement chinois se veut rassurant en signifiant vouloir établir une transition graduelle pour éviter tout risque de perturbation systémique, il va de soi que tout connaisseur du fonctionnement des banques centrales peut comprendre les avantages majeurs dont la DC/EP sera naturellement dotée.
Wechat et Alipay sont voués à rivaliser avec un nouvel entrant aux pouvoirs monétaires illimités et juridiquement intouchable, ayant le luxe de multiplier les initiatives d’incitation à l’utilisation de son système sans impératifs financiers. Le gouvernement chinois se voit entamer une démarche de reprise du contrôle monétaire qui lui permettra d’écarter progressivement les acteurs privés du marché fiduciaire local.
Entre contrôle des capitaux et variables économiques
Le peuple chinois, ayant connu une croissance économique historique depuis les années 1980, est réputé pour sa propension à l’épargne, mais aussi pour sa soif d’investissements. Sentant le contexte géopolitique se tendre et la croissance économique globale s’essouffler, les chinois ont entamé une démarche diversificatrice qui a précipité un afflux de capital hors des frontières.
Cette tendance est tout sauf du goût de Pékin qui a pour objectif économique d’établir une transition entre l’économie d’hier – basée sur les exportations – et l’économie de demain s’appuyant sur une croissance de la consommation intérieure, exigeant la sauvegarde des capitaux disponibles localement.
Pour rappel, si la valeur maximale d’un billet de banque chinois est de 100 yuans (13 euros environ), c’est pour rendre les transactions litigieuses et la traversée des frontières avec des sommes importantes hautement contraignante. Le gouvernement a aussi instauré un plafond de 50.000 dollars par an et par citoyen en guise de montant maximum pouvant être transféré à l’étranger.
Cela n’a pas empêché la plupart des individus concernés de contourner le système en utilisant des prête-noms afin de s’exonérer des limites imposées. De plus, il existe pléthore de services exploitant les zones grises de la législation chinoise, rendant accessible le transit de sommes importantes via Hong Kong et son système “indépendant”.
La DCEP va donc permettre au gouvernement de tracer en temps réel tous les flux qui étaient précédemment liés aux devises physiques et donc d’améliorer son contrôle sur l’évasion fiscale.
Même si le tableau orwellien dépeint ici paraît inconcevable pour les chantres de l’anonymat, l’immense accumulation de données rendue possible par la DC/EP va aussi permettre au parti communiste une efficacité grandissante dans sa gouvernance économique.
La collecte permanente des transactions se présente comme un appui décisionnel clef, permettant au pouvoir le calcul des indices comme l’inflation en temps réel. Par conséquent, Pékin se verra doter d’un nouvel outil précieux lui conférant une meilleure efficacité dans la mise en place de réformes économiques et monétaires.
La transformation numérique au cœur des problématiques intérieures
Si le statut de pays en voie de développement colle à la peau de la Chine, c’est que malgré une croissance effrénée de plus de quarante années, l’écart de richesse entre les citadins et ruraux est resté l’un des plus prononcés au monde.
Différentiel des revenus entre citadins et ruraux en Chine
Le problème qu’essaye de résoudre Pékin est la garantie d’un accès plus large aux prestations bancaires et une nouvelle capacité de financement pour les populations les plus désavantagées. La Chine est la nation comptant le plus de citoyens non bancarisés avec un étonnant total de 200 millions d’habitants.
Carte mondiale des populations non bancarisées
Dans les zones rurales, l’accès à Internet est loin de s’être démocratisé du fait de l’absence de couvertures mobiles. Les créateurs de la DC/EP souhaitent y remédier avec l’introduction de la technologie NFC qui permettra aux utilisateurs d’effectuer des transactions sans connexion internet.
Cette technologie NFC et son application revêt une importance majeure : elle permet par un simple contact de téléphone à téléphone d’échanger de la valeur, sans pour autant la nécessité d’être connecté au réseau: L’image du cash numérique prend ici tout son sens.
À l’image d’Ethereum et des applications décentralisées, la banque centrale chinoise pourra intégrer des smart contracts permettant l’intégration de services nouveaux liés au Yuan numérique. Il va de soi que la création de ces programmes ne sera accessible qu’à des autorités privilégiées triées sur le volet.
L’équilibre devra cependant être trouvé pour ne pas voir les smart contracts intégrés impacter le rôle purement monétaire qu’est supposé assumer cette nouvelle monnaie numérique.
La nouvelle inclusion financière aura cependant un coût pour ses bénéficiaires, puisqu’ils devront troquer la liberté de leurs flux monétaires contre l’accès à un système financier qui leur était autrefois impossible. Le gouvernement a tout de même insisté sur le fait qu’il souhaitait incorporer une option garantissant l’anonymat des transactions, sauf que celle ci sera disponible uniquement pour des sommes n’excédant pas une certaine valeur (encore non définie).
L’internationalisation du Yuan et ses enjeux
En tant que second pôle d’influence, la Chine doit absolument placer l’internationalisation du Yuan en tant que priorité si elle veut servir d’équilibre à l’influence américaine et proposer une alternative au dollar. Aujourd’hui, plus de 63% des réserves des banques centrales sont détenues en dollars, et c’est bien ce que semble vouloir combattre le parti communiste de Xi Jinping.
Pékin compte proposer des alternatives de financement et d’échange via la DC/EP aux nations qui se sont vues exclure du système SWIFT pour cause de conflit avec le géant américain.
Carte des pays sous sanctions américaines
Malgré les tensions liées aux enjeux territoriaux d’Asie du Sud Est, la Chine reste le moteur économique de la région et porte la croissance économique de la zone ASEAN. Ce groupement économique a cette année supplanté l’Europe en tant que principal partenaire commercial avec une croissance de 6.1% au premier semestre 2020,représentant 15.1% du volume total chinois.
Il y a fort à parier que dans l’optique de conserver des relations mercantiles nécessaires à leur développement, les pays membres de l’ASEAN seront incités à considérer l’utilisation de la DC/EP comme nouveau moyen d’échange dans un futur proche.
L’utilisation de cette monnaie numérique dans un contexte international n’a pas pour unique but de faciliter les transactions inter-nations, elle peut aussi servir à lever des fonds de manière plus accommodante.
Cet accès facilité au prêt fait écho au projet géopolitique majeur du 21ème siècle: la nouvelle route de la soie.
Aperçu du projet de la nouvelle route de la soie
Ce projet considérable reliant 65 pays va permettre la construction de nouvelles infrastructures facilitant l’échange de biens et d’investissements entre les pays participants.
Les nations ayant donné leur aval pour faire partie de ce programme devront participer à son bon déroulement sous forme de financement des infrastructures et verront l’accès aux liquidités assuré par Pékin grâce à l’octroi de prêts spécifiques. Le timing de sortie de la DC/EP semble en concordance parfaite avec cette initiative et risque d’être une condition sine qua non à l’accès de prêts avantageux.
Il existe cependant une nuance à apporter : la crise du COVID a fortement entamé l’image de Pékin à l’international. Ses intentions, jugées comme belliqueuses en Occident, ont fait grandir la méfiance des partenaires commerciaux impliqués dans la construction de la route de la soie. L’enthousiasme si palpable des années précédentes pourraient faire place à une défiance accrue sur la scène internationale.
De plus, les conditions liées aux prêts de l’état chinois font souvent débat pour cause d’iniquités. Le gouvernement introduit dans la grande majorité des contrats une clause dans laquelle les pays emprunteurs, s’ils venaient à ne pas être en capacité de rembourser leurs dettes en temps voulu, verraient leurs infrastructures passer sous giron chinois.
Les enjeux liés à la DC/EP sont donc multiples : entre accroissement du contrôle monétaire intérieur, facilitation de l’accès à l’économie pour les plus démunis et désir d’affirmation international; le parti communiste semble avoir compris avant tout le monde les implications qui pouvaient découler d’une monnaie numérique étatique.
Sa mise en place sera scrutée avec attention par les puissances occidentales qui devront faire preuve d’ingéniosité pour adapter ce nouveau système à des populations plus difficile à manœuvrer, et où les libertés individuelles sont défendues avec véhémence.
Dans un jeu géopolitique bouleversé par la crise du COVID, la Chine devra cependant renouer avec une intelligence diplomatique qui lui a fait défaut, afin d’étendre son influence et assouvir ses ambitions mondiales.