La gentrification des cryptomonnaies

La gentrification des cryptomonnaies

« J’aime vivre là où se trouvent un tas de musiciens, d’artistes. J’aime vivre dans les quartiers où se trouvent d’obscurs petits cafés… Vous pouvez y entendre de la musique, il y a des graffitis sur les murs… Des endroits qu’on peut – peut être – considérer comme  » pas si sûrs « … » Andreas Antonopoulos

Vous l’avez compris, Andreas Antonopoulos aime les quartiers populaires. C’est d’ailleurs par un beau plaidoyer au nom de toutes les « bizarreries » de ce genre de quartiers qu’il a choisi de commencer cette conférence. À ses yeux, dans ces environnements peu contrôlés et souvent mis à l’écart par les masses, se trouvent une foule de gens créatifs; étranges, mais créatifs.

Mais tout cela ne dure qu’un temps.

« Inévitablement, les gens finissent par s’apercevoir de l’existence de ce quartier. Et ça devient un quartier « cool ». Des gens de plus en plus riches viennent s’y installer. Un an ou deux plus tard, on trouvera un Starbucks au coin de la rue… » Andreas Antonopoulos

Le parallèle se poursuit, et Andreas évoque ensuite le début des communautés en ligne du milieu des années 1980. Andreas faisait en effet partie des premiers participants aux fameux Bulletin Boards. À l’époque, le réseau était maintenu par une poignée d’acteurs (« tous aussi bizarres que je l’étais », commente Andreas.)

« Puis, vers la fin des années 90, de grandes entreprises sont arrivées et ont acheté les petits opérateurs. Ils ont commencé à faire de la publicité, à faire payer des frais d’adhésion…. Ils ont commencé à « polir », à « améliorer » le contenu, à le rendre un peu plus digestible pour le grand public… » Andreas Antonopoulos

Et la gentrification était de nouveau en marche. À ce moment, Andreas était déjà parti vers Usenet , un réseau de forums qui gagnait en popularité à l’époque. Sur ce réseau de forums, (« Un réseau bizarre… Très, TRÈS bizarre ») on retrouvait enfin toute la bizarrerie qui plaît tant à Antonopoulos.

« Dans la section  » alt » , c’est là où on retrouvait tous les fans de Donjons & Dragons, les fans de comics, de sci-fi et … Et un tas de sexe et de passe-temps bizarres. En général, ceux qui s’intégraient mal aux autres groupes étaient dans la section  » alt ». Puis, les grandes entreprises sont arrivées… » Andreas Antonopoulos

Rebelotte, la gentrification a fait son travail. Le réseau fut épuré, policé, supprimant d’entrée de jeu les sections « alt ».

« Ils ont pris Usenet dans toute sa bizarrerie et son excentricité, ils lui ont mis un costard, ont coupé ses cheveux et… Usenet est devenu ennuyeux. » Andreas Antonopoulos

La même histoire, encore et encore. Puis, le web est arrivé. Nouvelle explosion créatrice, nouvelle dose de bizarrerie incontrôlée et incontrôlable. Des sites aux couleurs criardes apparaissaient un peu partout, des sites étranges, mais intéressants. Vous devriez commencer à sentir une certaine récurrence si on vous dit que tout cela a vite changé ? AOL, CompuServe, bref, de grosses entreprises se sont penchés sur ce nouveau secteur. Ils en ont exclu tous les comportements trop marginaux, éliminant au passage toute la bizarrerie qui faisait l’intérêt de cet espace.

C’est alors que le Web 2.0 est apparu, avec son lot de Myspace, Facebook, et leurs contenus « propres », lissés pour une ingestion facile de la part du grand public.
Mais pourquoi ce long laïus sur les dommages de la gentrification ? C’est plutôt simple en fait, pour Andreas : Bitcoin était bizarre.

« Bitcoin était bizarre. J’aimais beaucoup Bitcoin quand il était bizarre. Pour certaines personnes, il l’était un petit peu trop. Trop compliqué à comprendre, et il y avait une probabilité qu’il soit utilisé pour acheter de la drogue. Mais attention, pas les bonnes drogues. Pas le Fentanyl – qui est de l’héroïne – pas de l’Aderall – des métamphétamines – , non, non, les « mauvaises drogues »Comme (air choqué) de la marijuana ! » Andreas Antonopoulos

La question qui se posait alors pour les grosses entreprises, c’était « comment gentrifier une devise ? »

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A.M. Antonopoulos Source : Wikipedia

« Blockchain is bullshit. Bitcoin is the future. »

« Je me souviens, les premières années où je devais aller voir des entreprises, on me demander de venir faire des présentations, et on me disait : «  On veut que vous parliez à nos dirigeants. Mais quand vous leur parlez, est-ce que vous pourriez dire  » blockchain »  ? Ne dites pas  » Bitcoin » , parce que Bitcoin est bizarre, et que la blockchain c’est le futur. » Andreas Antonopoulos

Un postulat que l’on n’a que trop entendu. Mais Antonopoulos ne l’a jamais entendu de cette oreille.

« J’ai répondu « Non. Je ne dirai pas « Blockchain » , je dirai « Bitcoin », parce que Bitcoin c’est le futur, la blockchain est une connerie. D’ailleurs, je vais aussi dire « connerie » à vos dirigeants, parce que vous m’avez payé pour venir ici et vous dire la vérité comme je la vois » Andreas Antonopoulos

« La raison pour laquelle les cryptos et Bitcoin sont intéressants, c’est parce qu’il n’y a pas de contrôle dessus. On ne peut pas le censurer, et un bon lot de gens impliqués sont bizarres. Des geeks informatiques bizarres, des cryptographes bizarres, qui ont des idées bizarres à propos de la vie privée et de la liberté. Si vous enlevez tout ça, vous vous retrouvez avec une blockchain, un environnement stérile, inexpressif, sans innovations. Un jouet pour les entreprises qui a été assaini de tout ce qui était intéressant, et laissé là comme une coquille vide. En gros, il s’agit d’une base de données excessivement lente » Andreas Antonopoulos

La blockchain, une base de données inefficace. Voilà donc l’avis d’Andreas. Ce qui fait la force des cryptomonnaies, ce n’est pas, comme on le répète souvent, la technologie innovante qui les sous-tend, mais bien la communauté qui lui a donné naissance. Ce sont les velléités de souveraineté sur les données et la monnaie, de liberté, d’indépendance qui font la force de notre planète crypto.

« Si quelqu’un vient vous voir, et vous demande « Est-ce que j’ai besoin d’une blockchain pour mon business ? », demandez leur : « Est-ce que vous avez besoin de quelque chose d’ouvert, neutre, sans frontières, que personne ne contrôle et qui résiste à la censure ? Si oui, alors vous avez besoin de Bitcoin, d’Ethereum, Monero, ou Zcash.[…] Si non, si vous n’avez pas besoin de tout cela, ce que vous demandez, c’est une base de données. Installez-en une, vous n’avez pas besoin de blockchain. » Andreas Antonopoulos

Andreas a ensuite rappelé que la bizarrerie inhérente à notre univers est loin d’avoir disparu. Les grandes banques semblent intéressées par Ethereum – par exemple – mais Andreas argue que ces dernières ne comprennent pas les implications de la crypto et ses DApps.

« Le but même d’Ethereum, c’est de créer des codes inarrêtables, des applications que vous ne pouvez pas éteindre – et la raison pour laquelle vous ne pouvez pas les éteindre, c’est parce que ce sont des applications décentralisées – DApps. Pourquoi à quoi sert une DApp si ce n’est pour en créer une que certaines personnes veulent arrêter, et que vous voulez continuer à travailler dessus ? » Andreas Antonopoulos

On parle souvent de 2018 comme l’année de l’institutionnalisation du monde crypto. Mais la problématique soulevée par Andreas s’étend plus loin. Cette année, la neutralité du net est remise en question, l’acte ultime d’une gentrification instiguée dans les années 90. Nous vivons dans des zones de plus en plus épurées, des zones ou les écarts et la bizarrerie sont bannies, par la manipulation, parfois par la force. Il ne s’agit pas que du monde en ligne, mais également des rues que vous traversez chaque jour.

Alors, et je vous parlerai directement cette fois : soyez bizarres !

« Il s’avère que tout ce qui fait qu’un quartier soit intéressant, tous les gens excentriques et bizarres, ne reste pas bien longtemps. Si vous aimez vivre dans cet environnement, un environnement emplit de créativité et d’expression, la pire chose qui puisse arriver, c’est la marchandisation, la corporatisation, et le marketing… » Andreas Antonopoulos

Julien C.

Tombé dans le domaine des cryptomonnaies durant l’été 2017, je m’intéresse particulièrement aux projets novateurs et aux relations dans la communauté. Chasseur de scam à mes heures perdues, vous pouvez me retrouver tous les matins dans notre newsletter !