Série Silk Road 1/6 – Scout, Bitcoin et champignons, l’émergence de l’Amazon de la drogue de Ross Ulbricht
Silk Road était une place de marché du dark web qui permettait de se procurer des produits illicites, dont principalement de la drogue. Active entre 2011 et 2013, la plateforme a marqué l’histoire de Bitcoin en participant à l’amorçage de la cryptomonnaie par l’utilité unique qu’elle offrait. Revenons sur sa création par Ross Ulbricht, un jeune idéaliste américain de 26 ans.
Cet article fait partie d’une série. Vous trouverez les épisodes suivants :
- Série Silk Road 2/6 : SILK ROAD, LES PREMIERS SUCCÈS ET LES PREMIERS ENNUIS DE L’AMAZON DE LA DROGUE
- Série Silk Road 3/6 : SILK ROAD ET LE PERSONNAGE DE DREAD PIRATE ROBERTS
- Série Silk Road 4/6 : SILK ROAD, L’ENTREPRISE QUI BRASSAIT DES MILLIERS DE BITCOINS
- Série Silk Road 5/6 : MEURTRES, ESCROQUERIES ET VOL DE BITCOINS – LE CÔTÉ OBSCUR DE SILK ROAD
- Série Silk Road 6/6 : LA CHUTE DE SILK ROAD, EMPIRE DU BITCOIN : LA TRAQUE ET L’ARRESTATION DE ROSS ULBRICHT
Ross Ulbricht, l’idéaliste libertarien
Ross William Ulbricht naît le 27 mars 1984 à Austin, dans l’État du Texas aux États-Unis. Il y grandit en compagnie de sa mère, Lyn, de son père, Kirk, et de sa grande sœur, Cally. Il y passe une enfance et une adolescence sans histoire : bon élève, il a aussi beaucoup d’amis.
Il est scout durant de nombreuses années, ce qui lui donne goût pour les activités en extérieur, notamment la randonnée et le camping, et pour le sport. À 17 ans, il obtient le grade d’Eagle Scout, le grade le plus élevé de l’organisation des boy scouts d’amérique.
Ross est brillant. Il obtient un score élevé au SAT Reasoning Test, ce qui lui permet d’obtenir une bourse d’études complète pour aller à l’université. Il se rend par la suite à l’université du Texas à Dallas où il obtient une licence de physique en 2006. Durant cette période il fait l’expérience de différentes drogues, notamment psychédéliques, et s’intéresse à la philosophie orientale.
Après sa licence il se rend à l’université d’État de Pennsylvanie (Penn State) pour obtenir un master de science et ingénierie des matériaux spécialisé en cristallographie. Il réussit avec brio et travaille pour l’université. Sa thèse de master est finalisée en mai 2009.
Durant cette période, il s’intéresse profondément aux idées libertariennes et à l’école autrichienne. Il lit notamment Ludwig von Mises et Murray Rothbard qui influenceront profondément sa vision du monde. Par le biais du club des College Libertarians, il participe à des débats dans lesquels il défend la libéralisation du système de santé et la légalisation des drogues. Enfin, en 2008, il soutient la campagne de Ron Paul pour les élections primaires du Parti républicain.
Il fait également partie d’un club de percussions africaines appelé « NOMMO Performing Arts Company » et axé généralement autour la culture africaine. Au cours l’automne 2008, c’est là qu’il rencontre Julia Vie, une jeune étudiante en droit de 18 ans. Ils tombent rapidement amoureux l’un de l’autre, malgré le style de vie minimaliste et les idées excentriques de Ross.
Alors passionné plus que de raison par les idées libertariennes, Ross rechigne à travailler sur ses recherches, ce qui lui vaut de se faire refuser son poste en doctorat. À l’été 2009, il retourne donc à Austin. Julia abandonne ses études quelques mois plus tard pour le suivre.
Pour gagner sa vie, il tente de lancer quelques projets en tant qu’entrepreneur, gère une société d’investissement et s’essaie au daytrading. Cependant, cela ne fonctionne pas. À la fin de l’année 2009, son voisin et ami Donny Palmertree lui propose de travailler avec lui pour Good Wagon Books, une entreprise de revente de livres d’occasion, notamment sous forme numérique. Il occupe également quelques emplois alimentaires obtenus via Craig’s List et travaille en particulier pour une revue scientifique en tant qu’éditeur durant 6 mois.
Au cours de l’année 2010, Donny propose à Ross de reprendre Good Wagon Books : il propose de lui céder 50 % de l’entreprise et de lui payer un salaire mensuel de 3000 $. Ross accepte et développe le commerce comme il le peut. En décembre 2010, l’entreprise réalise son meilleur mois avec 10 000 $ de chiffre d’affaires.
Dans le même temps, Ross réfléchit sur ce qui lui tient réellement à cœur, c’est-à-dire ses idées politiques. Travailler dans le monde scientifique et gérer Good Wagon Books ne l’intéresse que peu. Le 9 mars 2010, on peut ainsi lire sur son profil Linkedin :
« J’aime apprendre et utiliser des constructions théoriques pour mieux comprendre le monde qui m’entoure. J’ai donc naturellement étudié la physique à l’université et travaillé comme chercheur scientifique pendant cinq ans. J’ai publié mes résultats dans des revues à comité de lecture à cinq reprises au cours de cette période, d’abord sur les cellules solaires organiques, puis sur les cristaux en couche mince d’oxyde d’europium. Pendant cette période de ma vie, mon objectif était simplement de repousser les limites de la connaissance humaine.
Aujourd’hui, mes objectifs ont changé. Je veux utiliser la théorie économique comme un moyen d’abolir l’utilisation de la coercition et de l’agression au sein de l’humanité. Tout comme l’esclavage a été aboli presque partout, je crois que la violence, la coercition et toutes les formes de force exercées par une personne sur une autre peuvent prendre fin. L’utilisation la plus répandue et la plus systémique de la force se fait au sein des institutions et des gouvernements, c’est donc là que se situe mon point d’effort actuel. La meilleure façon de changer un gouvernement est de changer l’esprit des gouvernés, en revanche. À cette fin, je suis en train de créer une simulation économique pour donner aux gens une expérience directe de ce que serait la vie dans un monde sans usage systémique de la force. »
Ross Ulbricht, LinkedIn
À sa mère, il dit qu’il développe un jeu vidéo ayant pour but d’« offrir l’expérience du marché libre » aux joueurs. Néanmoins, ce projet (s’il a existé) n’ira jamais au bout, et deviendra une expérimentation autrement plus réaliste : j’ai nommé Silk Road.
Silk Road, la cyber-route de la soie
Le nom Silk Road fait référence à la Route de la Soie, un réseau ancien de routes commerciales qui reliait l’Europe à l’Asie jusqu’au XVème siècle. C’était par là que transitaient les marchandises, mais aussi les idées et les techniques, entre l’Occident et l’Orient.
L’idée d’une place de marché en ligne germe dans l’esprit de Ross Ulbricht à partir de 2009. Après avoir voulu l’appeler « Underground Brokers », il se tourne vers le nom Silk Road qui semble plus accrocheur. Dans le passage de son journal où il résume l’année 2010, il écrit :
« J’ai commencé à travailler sur un projet qui était dans mon esprit depuis plus d’un an. Je l’appelais Underground Brokers, mais j’ai finalement opté pour Silk Road. L’idée était de créer un site web où les gens pouvaient acheter n’importe quoi de manière anonyme, sans aucune trace qui puisse les mener à eux. »
Ross Ulbricht, « 2010 », 27 février 2011
À l’époque, l’idée derrière Silk Road n’est pas une idée nouvelle. Elle s’inscrit en effet dans la démarche agoriste développé par Samuel Edward Konkin III dans les années 1970, à laquelle Ross souscrit totalement, ayant notamment lu le roman agoriste Alongside Night. Elle se retrouve également dans l’idée des « marchés noirs » développée par les cypherpunks et résumée par Timothy May dans son Cyphernomicon de 1994.
De plus, l’idée est déjà appliquée au travers des marchés noirs en ligne rudimentaires qui existent déjà, mais qui souffrent de défauts inhérents. Silk Road va se démarquer de ces plateformes non seulement par sa philosophie, mais aussi grâce à deux innovations techniques : Tor et Bitcoin.
Tor est un réseau superposé confidentiel (aussi appelé darknet) basé sur le routage en ognon (d’où son nom The Onion Router) qui permet de naviguer sur le web et de communiquer de façon anonyme et relativement intraçable. Développé dans les années 2000 et devenu assez populaire en 2010, l’outil se prête donc bien au développement d’un marché noir en ligne.
Bitcoin est un système de monnaie numérique dont les paiements sont théoriquement incensurables. Alors qu’en 2009, Ross réfléchit à son idée, il envisage d’utiliser Pecunix, un système de devise en or numérique à la e-gold. Mais il tombe finalement sur Bitcoin qui, bien que très jeune, semble être tout à fait fonctionnel.
Bitcoin est en effet l’outil adapté pour ce cas d’usage : contrairement aux systèmes centralisés, Bitcoin ne peut pas être arrêté du jour au lendemain par les autorités et les transactions transitant par le réseau ne sont pas soumises à l’arbitraire d’un tiers de confiance.
L’idée est même abordée sur le forum Bitcointalk par une personne utilisant le pseudonyme teppy
, qui écrit en juin 2010 :
« En tant que Libertarien, ce que j’aime le plus dans le projet Bitcoin, c’est la possibilité qu’il soit réellement perturbateur. Je pense que la prohibition des drogues est l’une des choses les plus néfastes pour la société que les États-Unis ont jamais faites, et j’aimerais donc faire une expérience de pensée sur la façon dont un magasin d’héroïne pourrait fonctionner, en acceptant les bitcoins, et mettre fin à la prohibition des drogues dans le processus. »
teppy
, A Heroin Store, 9 juin 2010
Ce fil de discussion reçoit des réponses de personnes comme Laszlo Hanyecz, de Martti Malmi (sirius
) et Michael Marquart (theymos
) à propos des tenants et des aboutissants d’une telle plateforme. Néanmoins, personne ne passera de la théorie à la pratique avant Ross Ulbricht et sa plateforme Silk Road.
Le lancement
Le 17 juillet 2010 marque le début comptable de Silk Road. Ross décide de cultiver des champignons hallucinogènes dans le but d’en faire le premier produit vendu sur son site web. Il loue pour cela un local à Bastrop, près d’Austin, lit l’ouvrage The Construction and Operation of Clandestine Drug Laboratories qui explique comment monter un laboratoire clandestin, et se procure l’équipement nécessaire. À l’instar de Walter White dans la série télévisée Breaking Bad (que Ross regarde), il se transforme de passionné de chimie à producteur et trafiquant de drogue. Ross écrit dans son journal :
« J’ai finalement décidé de cultiver des champignons et de les mettre en vente sur le site pour pas cher afin d’intéresser les gens. J’ai travaillé comme un fou pour installer un laboratoire dans une cabane près de Bastrop, de façon confidentielle. Avec le recul, je me rends compte que c’était une mauvaise idée et que je ne la répéterai jamais, mais je l’ai fait et j’ai produit plusieurs kilos de champignons de haute qualité. »
Ross Ulbricht, « 2010 », 27 février 2011
Il montre le laboratoire à sa petite amie, à laquelle il révèlera également son projet de place de marché. Julia est néanmoins partagée et craint l’intervention des autorités.
Pour construire le site, il demande de l’aide à Richard Bates, un ami d’université qui est développeur pour Paypal. Ross ne lui dit pas quelle est la nature de son projet, mais Richard accepte de lui donner quelques conseils en informatique.
Le site est finalement mis en ligne à la fin du mois de janvier 2011, sous l’URL tydgccykixpbu6uz.onion
. Ross crée également en place un site WordPress simple consacré à faire la passerelle entre le clear web et le darknet : silkroad420.wordpress.com
. Le 27 janvier (CST), afin de faire la promotion de son site, Ross crée un compte sous le pseudonyme d’altoid
sur le forum de Shroomery.org, un site consacré aux champignons hallucinogènes, et y poste le message suivant :
« Je suis tombé sur ce site appelé Silk Road. Il s’agit d’un service caché Tor qui prétend vous permettre d’acheter et de vendre n’importe quoi en ligne de manière anonyme. J’envisage d’en acheter, mais je voulais savoir si quelqu’un ici en avait entendu parler et pouvait le recommander. »
Ross Ulbricht, anonymous market online?
Deux jours plus tard, le 29 janvier, il s’incrit également sur le forum Bitcointalk en utilisant le pseudonyme altoid
. Il y écrit un message dans le fil du « magasin d’héroïne » :
« Quel fil de discussion génial ! Vous avez une tonne de bonnes idées. Quelqu’un a déjà vu Silk Road ? C’est un peu comme un amazon.com anonyme. Je ne pense pas qu’il y ait de l’héroïne sur ce site, mais ils vendent d’autres choses. Ils utilisent essentiellement bitcoin et tor pour négocier des transactions anonymes. »
Ross Ulbricht, Re: A Heroin Store
L’utilisateur ShadowOfHarbringer
lui répond :
« Donc nous y voilà, le premier magasin de drogue utilisant Bitcoin. Nous nous rendons en eau profonde plus vite que je ne le pensais. Je me demande combien de temps il faudra pour que les gouvernements commencent à enquêter sur Bitcoin. »
ShadowOfHarbringer
, Re: A Heroin Store
Pendant le mois de février, Ross rencontre des ennuis techniques avec le site et demande des conseils techniques à son ami Richard Bates. Ce dernier veut savoir sur quel projet « top secret » il travaille, et lui dit qu’il ne l’aidera pas tant qu’il ne lui aura pas dit. Ross révèle finalement son secret à Richard « fin février / début mars » dans une conversation en personne à Austin. Avec Julia, Richard sera la seule personne à qui Ross dira vraiment ce qu’il fait.
Le 1er mars, Ross crée un sujet sur Bitcointalk demandant des retours avec un compte silkroad
nouvellement créé, compte qui servira d’identité officielle. Cela marque proprement le lancement de Silk Road.
Silk Road est une place de marché, c’est-à-dire qu’elle sert d’intermédiaire entre des acheteurs et des vendeurs, un peu à la manière d’un Amazon ou d’un eBay. Un système de réputation est mis en place pour éviter les escroqueries.
Les échanges se font en bitcoins, et le bitcoin sert d’ailleurs d’unité de compte plutôt que le dollar ! De plus, Silk Road utilise un système de dépôt fiduciaire qui permet aux administrateurs (seul Ross au début) d’arbitrer la situation en cas de dispute entre un vendeur et un acheteur.
Conformément à la philosophie de Ross, les produits listables sur le site doivent ne pas avoir été obtenus en faisant du mal à autrui, c’est-à-dire par l’agression et le vol. Silk Road exclut des produits comme la pédopornographie ou les marchandises volées. En réalité, on y trouve principalement de la drogue illicite (la majorité des ventes concerne de petites quantités de cannabis), chose pour laquelle la plateforme deviendra célèbre. On y trouve également des produits légaux, comme des livres, de l’art, des composants électroniques, de l’or, etc. mais ceux-ci forment une part infime du commerce effectué.
Après des débuts difficiles, la plateforme va connaître un succès tonitruant dès juin 2011. Mais ceci est une autre histoire.
Les informations présentes dans cet article proviennent de multiples sources, dont l’ouvrage American Kingpin écrit par Nick Bilton et les archives recueillies par Moustache.
Cet article fait partie d’une série. Vous trouverez les épisodes suivants :
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