Face à la Preuve de Travail de Bitcoin, la Preuve d’Espace, une fausse solution écologique
La question de la consommation d’énergie de Bitcoin et de son impact sur l’environnement est un sujet qui apparaît de manière récurrente dans les médias et sur les réseaux sociaux. La première cryptomonnaie se base en effet sur la preuve de travail, ce qui fait que des quantités énormes d’électricité sont dissipées pour sécuriser le système. C’est pourquoi plusieurs alternatives tentent de tirer leur épingle du jeu en se présentant comme économe en énergie, ce qui est le cas de la preuve d’espace.
Qu’est-ce que la preuve d’espace ?
La preuve d’espace, de l’anglais proof-of-space, parfois aussi appelée preuve de capacité ou preuve de stockage, est une alternative à la preuve de travail qui se base, non pas sur la dépense énergétique pure, mais sur la capacité à garder des données en mémoire. Ce procédé est, comme la preuve de travail, un mécanisme de sélection des machines dans le cadre de l’accès à un service ou à un privilège. Dans le cas des cryptomonnaies, il s’agit de déterminer les validateurs, c’est-à-dire les personnes qui confirment les transactions et qui sont récompensées pour cela.
Le concept de la preuve d’espace a été formalisé en novembre 2013 par des chercheurs européens qui souhaitaient réduire le « gigantesque gaspillage d’énergie » de Bitcoin. Il a été par la suite appliqué aux cryptomonnaies au travers de Burstcoin (2014) ou de SpaceMint (2015).
Plus récemment, la preuve d’espace a été remise au goût du jour avec le lancement de Chia Network, une nouvelle plateforme de smart contracts basé sur une variante appelée la preuve d’espace et de temps (proof of space and time). Le réseau gère une unité native, nommée le chia (XCH), qui sert à payer les frais de transaction et à récompenser les validateurs. Démarré en 2019 et lancé le 19 mars 2021, le projet a généré un certain engouement, puisqu’il a été co-développé par Bram Cohen, le créateur du protocole BitTorrent.
Dans Chia, la ressource principale est l’espace disque. Ce qu’on appelle des « cultivateurs » (farmers) réservent une partie de leur espace disponible en stockant des donnés dans des « parcelles » (plots), dans le but d’être sélectionnés pour valider un bloc de transactions. Au moment de la validation, le cultivateur relève un défi aléatoire généré par le protocole, ce qui permet de prouver avec une forte probabilité qu’il utilise bien la mémoire en question. La vérification de la preuve, qui est réalisée par tous les nœuds du réseau, est facile et peu coûteuse en ressources. Ce procédé de preuve d’espace est obtenu grâce des algorithmes complexes dont nous ne parlerons pas ici.
Tout comme la preuve d’enjeu, une implémentation naïve de cette preuve mène à des problèmes qui ne se posent pas pour la preuve de travail, comme la possibilité de valider plusieurs branches à la fois ou les attaques de longue portée. En effet, l’espace disponible peut être utilisé pour calculer de multiples preuves d’espace, contrairement au minage qui ne produit qu’une seule preuve de travail.
C’est pour cela que le protocole fait intervenir ce qu’on appelle des « seigneurs du temps » (time lords), qui sont des nœuds spécialisés du réseau qui valident des blocs intermédiaires dépourvus de transactions à intervalles de temps réguliers. Cette tâche est réalisée par l’utilisation de fonctions à délai vérifiable (verifiable delay function), fonctions qui demande un temps de résolution déterminé et qui sont facilement vérifiables. Les blocs intermédiaires permettent ainsi de finaliser les blocs validés par preuve d’espace.
Chia utilise donc une preuve hybride : la preuve d’espace et de temps. Cependant, la ressource principale reste l’espace disque et c’est sur quoi on va se concentrer ici.
La particularité de la preuve d’espace est qu’elle est très souvent présentée comme une alternative à la preuve de travail qui est moins énergivore et par là, plus respectueuse de l’environnement. Cet aspect écologique est mis en avant par Chia, dont le livre blanc est appelé « green paper » et dont le logo fait apparaître une feuille d’arbre. Voici comment la différence entre le minage et l’« agriculture » (farming) est présentée sur le site officiel :
Le minage nécessite un matériel coûteux à usage unique qui consomme des quantités exorbitantes d’électricité. Nous remédions à ce problème grâce à une blockchain meilleure, écologique et équitable qui utilise l’agriculture pour exploiter l’espace disque vide existant distribué sur les nœuds du monde entier. L’agriculture reste décentralisée car toute personne ayant installé notre logiciel et possédant des parcelles peut remporter le prochain bloc. Le minage nécessite un matériel coûteux, personnalisé et à usage unique, ainsi qu’un accès à l’électricité vendue à un meilleur prix ou à un prix de gros, que seules les sociétés spécialisées peuvent se permettre de payer. L’agriculture est plus décentralisée parce qu’elle repose sur de l’espace vide de disque dur et que toute personne disposant d’un téléphone mobile, d’un ordinateur portable ou d’un réseau d’entreprise a tendance à avoir de l’espace supplémentaire qui n’est pas utilisé actuellement. Contrairement au minage, une fois que vous avez fini de cultiver votre espace de stockage, vous pouvez le réutiliser, par exemple, pour stocker vos photos de famille.
Chia Network FAQ, 2021
Chia Network se présente ainsi comme une alternative qui apporte non seulement une meilleure décentralisation, mais aussi une consommation moindre d’énergie. Néanmoins, il s’avère qu’il ne s’agit que d’un argument marketing qui n’a aucune base fondamentale comme on va le voir.
Comment fonctionne économiquement la preuve d’espace ?
Toute cryptomonnaie est sécurisée de manière économique, et non pas de manière purement technique. Les protocoles de consensus décentralisés fonctionnent de manière robuste parce qu’ils reposent sur les incitations économiques des acteurs impliqués. Les algorithmes fondés sur la preuve d’espace n’y font pas exception.
Pour arriver à un consensus, Bitcoin se fonde sur le principe de la chaîne la plus longue : les nœuds du réseau considèrent que la chaîne de blocs ayant le plus de preuve de travail accumulée est la chaîne valide. Ce principe permet de se mettre d’accord sur le contenu du registre des transactions, c’est-à-dire sur qui possède quoi, de façon décentralisée et graduelle : en effet modifier la chaîne de blocs en profondeur demande de recalculer la preuve de travail correspondante. La sécurité est donc basée sur l’énergie investie dans le réseau, et tout fonctionne bien tant que plus de 50 % de la puissance de calcul reste honnête.
Puisqu’il s’agit d’un système économique, les mineurs sont incités à sécuriser le réseau en recevant une récompense à chaque bloc miné, provenant de la création monétaire (qui est actuellement de 6,25 bitcoins toutes les 10 minutes) et des frais de transaction. Le minage est probabilistique par conception : plus un mineur possède de puissance de calcul, plus il a de chances de trouver un bloc. Du fait de la concurrence entre les mineurs, le coût total de l’énergie dépensée pour le minage tend à s’approcher de la valeur de récompense globale, ce qui donne la dépense énergétique que l’on connaît aujourd’hui.
De son côté, Chia Network fonctionne sur les mêmes principes que Bitcoin, à l’exception que c’est l’espace et non le travail qui est la variable centrale. Il utilise ainsi un « nouvel algorithme de consensus de Nakamoto » qui se fonde sur le principe de la chaîne « la plus lourde » en matière de preuve de d’espace et de temps. Pour que le système fonctionne bien, le seuil d’espace utilisé par les cultivateurs honnêtes doit être de 63,7 % de l’espace total alloué pour l’agriculture, ce qui contraste avec les 50 % de puissance de calcul requis par Bitcoin.
Les cultivateurs sont incités à réserver leur espace disque et sécuriser le réseau en étant récompensés par la création de nouveaux chias (qui est actuellement de 64 XCH) et des frais de transactions. De même que pour Bitcoin, les cultivateurs sont récompensés en proportion de l’espace réservé.
Chia est donc un système économique soumis aux mêmes forces que Bitcoin. Les entrepreneurs qui « cultivent » du chia le font pour faire un profit, pour gagner de l’argent, et ils prennent la décision de le faire selon l’estimation des coûts et du montant futur de la récompense. Si la récompense reste sensiblement inférieure au coût, alors cela attirera les individus en recherche de profit et la quantité d’espace dédiée au réseau augmentera naturellement. Cet effet sera encore plus grand si l’on considère que les cultivateurs actuels sont des particuliers utilisant des disques durs inutilisés en leur possession (coût très faible).
Aujourd’hui, l’espace utilisé par Chia Network dépasse les 5000 téraoctets, comme on peut le voir sur le graphique ci-dessous.
De manière semblable à Bitcoin, Chia fait en sorte de maintenir un rythme moyen de production des blocs constant (32 blocs toutes les 10 minutes) en mettant en place un ajustement de la difficulté qui intervient chaque jour. C’est ce qui permet de réguler graduellement l’accroissement de la production, en rendant l’extraction de chia plus dure, c’est-à-dire moins rentable pour la même quantité d’espace utilisée.
Au bout d’un moment, le système s’équilibre. Lorsqu’il n’y a plus assez de revenu pour compenser le coût du capital (lorsque l’écart entre les recettes et les dépenses descend en-dessous du taux d’intérêt moyen du marché), alors l’accroissement s’arrête. L’espace alloué suit logiquement le niveau de récompense du réseau, qui dépend du prix du chia et des frais payés par les utilisateurs.
La preuve d’espace est-elle réellement moins énergivore ?
Même si la preuve d’espace apparaît être peu coûteuse en énergie de prime abord, elle ne l’est pas moins que la preuve de travail dans sa globalité.
On a vu que la ressource principale utilisée était l’espace disque et qu’elle servait à sélectionner les validateurs, qui étaient récompensés en conséquence. Cela crée, comme dans tout protocole cryptoéconomique, un équilibre entre la récompense du réseau et le capital investi, qui est principalement constitué de l’espace de stockage, mais aussi des ordinateurs, des appareils de refroidissement, de la bande passante, etc.
Tant qu’il y a un avantage à mettre à disposition de l’espace disque pour récupérer du chia, alors il y a une forte demande pour cet espace disque. Il est aujourd’hui possible de réutiliser l’offre existante inutilisée, mais cela ne durera pas. C’est pourquoi, à l’instar des cartes graphiques pour Ethereum, on a déjà vu survenir une pénurie de disques de stockage attribuée à Chia.
Au fur et à mesure que le réseau grandira et que ses revenus se stabiliseront, la validation par preuve d’espace se spécialisera en devenant de plus en plus efficace. Cela demandera des disques (HDD et SSD) plus efficaces pour conserver de grandes quantités de données, matériel qui sera probablement rassemblé dans de grands entrepôts très bien raccordés à internet. Les gestionnaires de data centers déjà implantés y participeront s’ils considèrent que cela est rentable.
Ainsi, si Chia devait avoir autant de succès que Bitcoin, l’agriculture par preuve d’espace deviendrait une industrie aussi développée que le minage par preuve de travail.
Les partisans de la preuve d’espace rétorqueront que cette situation serait avantageuse car la validation demanderait alors moins d’énergie électrique pour la sécurisation du réseau. Cela est vrai : les disques de stockage consomment beaucoup moins d’électricité que les ASIC dédiés au hachage par SHA-256. Néanmoins, c’est ignorer un aspect économique crucial, qui est que le matériel demande lui aussi de l’énergie pour être fabriqué et exploité. De cette manière, le coût énergétique majeur de Chia ne se trouve pas dans la dépense d’électricité comme pour Bitcoin, mais dans le coût du matériel lui-même !
De plus, contrairement à la preuve de travail qui peut consommer de l’énergie pure (hors matériel de minage) et même de l’énergie de récupération, la preuve d’espace utilise de l’énergie combinée aux métaux nécessaires à la fabrication les disques. On pourrait par conséquent arguer que la preuve d’espace est moins écologique car elle consomme plus de ressources naturelles que la preuve de travail.
À l’échelle, si Chia atteignait le même niveau de récompense que Bitcoin, alors cela aurait un impact tout aussi (sinon plus) important que le minage par ASIC. Si l’on considère la dépense d’énergie annuelle dédiée au hachage brut sur Bitcoin qui est estimée à 110 TWh en mai 2021, et un prix moyen de l’électricité qui avoisine les 0,05 € par kWh, alors cela représente 5,5 milliards d’euros de revenus annuels pour les mineurs (il s’agit d’une estimation basse car elle exclut le coût du matériel et les autres coûts). Si l’on transposait ce niveau indstriel dans Chia, pour un prix moyen du téraoctet de 25 € et pour une durée de vie moyenne des disques de 5 ans, cela mènerait à l’allocation d’un espace total de 1,1 exaoctet, soit 1 100 000 téraoctets ! À titre de comparaison, la capacité de stockage mondiale en 2020 était de 6800 exaoctets en 2020.
Conclusion
Tout comme la preuve de travail, la preuve d’espace représente une preuve externe fondée sur l’énergie qu’elle consomme dans la validation. Puisque les validateurs sont en concurrence, il n’y a aucun moyen technique de les empêcher de consommer de l’espace disque tant que cela est rentable pour eux. L’affirmation selon laquelle la preuve d’espace consommerait moins d’énergie et serait plus respectueuse de l’environnement est par conséquent erronée.
Il existe une autre preuve qui est bel et bien plus efficace sur le plan énergétique : c’est la preuve d’enjeu, appelée proof-of-stake en anglais. Par le biais de son caractère interne, elle permet en effet de remplacer l’énergie du monde extérieur par la possession de jetons sur le registre dans le cadre de la sélection des validateurs. Ainsi, si l’on souhaite réellement réduire la consommation énergétique intervenant dans la sécurisation de la chaîne (ce que je ne considère pas être une bonne chose), il vaut mieux se tourner vers ce type de preuve.