La spirale de la mort de Bitcoin, le serpent de mer aussi probable que le monstre du Loch Ness
Un débat agite régulièrement la cryptosphère : Bitcoin pourra-t-il survivre une fois que son bloc reward se sera tari ? Les frais de transaction suffiront-ils – seuls – à compenser la disparition de cette manne pour les mineurs ? Régulièrement, la crainte d’un désintérêt massif des mineurs – et d’une moindre sécurisation du réseau Bitcoin – refont surface.
Pour nous aider à y voir plus clair, Sébastien Gouspillou, fondateur de l’entreprise de minage nantaise BigBlock Datacenter, a accepté de rentrer dans le vif du sujet et nous proposer son analyse de la situation.
Cette tribune vous est proposée en collaboration avec Bitcoin.fr.
En cette fin d’été, un sujet technique s’invite à la table de la communauté bitcoin française : la perte supposée de la rentabilité du minage halving après halving, supposée conduire à une « spirale de la mort ». Il est clair que les mécanismes de la Preuve de Travail (ou PoW, pour Proof-of-Work) restent mal compris, parfois jusqu’au sein même de la communauté.
Confusion ambiante
Boursorama recevait ainsi début juillet un intervenant présenté comme un spécialiste du bitcoin, Philippe Béchade. Ce dernier ouvrait l’interview avec une prise de position jubilatoire :
« Pourquoi la chute du BTC s’est miraculeusement arrêtée à 3100 dollars ? Parce que c’est le coût de production chinois d’un bitcoin, ça ne pouvait pas descendre plus bas. »
Que Béchade ne saisisse pas toutes les nuances de la PoW est anecdotique. Pas question d’ailleurs de le contredire, car certaines de ses prises de position peuvent prêter à sourire, et il serait dommage de s’en priver. En revanche, quand Sisyphe, un bitcoiner respectable sévissant sur Twitter, s’interroge sur les dangers possibles des halvings successifs et évoque à ce propos « sa propre mort dans son code », ça secoue jusqu’au sein du Cercle du Coin, l’association francophone de référence sur Bitcoin et les cryptos. L’idée a donc émergé d’un article de mise au point, que j’espère définitif. Je m’y colle, donc…
Cette théorie, « la spirale de la mort », est un véritable serpent de mer. On la croirait définitivement noyée dans les hauts fonds qu’elle réapparaît, toujours aussi tordue. Ce sujet a été débattu dès fin 2011, est revenu en 2014-2015, puis a été remis à la mode en 2017 par Roger Ver. Encore parti dans une de ses envolées lyriques déjantées, il imaginait provoquer une spirale de la mort sur le réseau Bitcoin grâce à l’adoption de son Bitcoin Cash.
La version la plus croquignolesque de cette histoire fût formalisée par Atulya Sarin, professeur de finance à l’Université de Santa Clara, dans un édito intitulé « Bitcoin est sur le point de perdre toute valeur ». J’avais réagi abruptement à l’époque, me contentant de déclarer que ce professeur de finances peu au fait de Bitcoin aurait mieux fait de rester couché plutôt que de se sentir pousser des ailes pour attaquer les fondements d’une architecture informatique géniale à laquelle il ne comprenait pas grand chose. Si la suite lui a bien évidemment donné tort, je ne vais pas cette fois faire l’économie d’expliquer comment tout cela fonctionne, en vrai.
Spirale, vous avez dit spirale ?
L’idée soulevée par Sisyphe est la suivante : à force de halvings, les mineurs ne seront plus rentables car la diminution du bloc reward ne sera pas compensée par une augmentation concomitante des frais de transaction et/ou de sa valeur propre. Cette situation remettrait ainsi en question l’avenir-même de Bitcoin.
https://twitter.com/dareal_sisyphe/status/1166074213805035520?s=20
Dans ce scénario, un grand nombre de mineurs décideraient d’arrêter leur exploitation bitcoinesque simultanément, l’activité n’étant plus rentable pour eux.
Les règles de protocole de Bitcoin sont structurées de manière à ce qu’un nouveau bloc de transactions soit extrait toutes les dix minutes environ. Les blocs seront trouvés plus rapidement si plus de mineurs créent de la puissance de calcul sur le réseau et moins fréquemment lorsque les mineurs commencent à quitter le réseau.
L’idée fondatrice de cette « spirale de la mort » est qu’il suffit que beaucoup de mineurs décident de débrancher après une forte baisse de prix – par exemple – pour que le réseau soit paralysé et qu’aucune nouvelle transaction ne puisse être effectuée.
Logique ? Oui, tout à fait, du moins si l’on ignore qu’il existe un mécanisme d’ajustement de la difficulté. De fait, tous les 2016 blocs, soit environ tous les 15 jours à son rythme de croisière, cet ajustement rendra plus facile la recherche de blocs en cas de chute du taux de hash par rapport aux 2016 blocs précédents. Cela signifie que cette bougre de spirale de la mort hypothétique n’a que ce court laps de temps, soit celui d’ajouter 2016 blocs à la chaîne, pour se développer et pour tenter de tuer Bitcoin.
Un air de fin du monde
Alors, bien sûr, si la hashrate baisse drastiquement sur quelques jours, le délai pour ajouter des blocs s’allonge : en ce cas, il est vrai que les deux semaines pourraient vite en devenir quatre, six ou pourquoi pas huit. On sait que la correction à la baisse la plus brutale pour la difficulté d’exploitation minière de l’ère des ASIC fut de 15%, et qu’elle eut lieu en décembre 2018. Cela montre que même en plein bear market, la chute du hashrate reste lente.
Mais admettons pour la beauté de l’exercice stylistique une chute dopée à la potion magique, admettons que survienne une véritable chute surnaturelle, supposons encore un scénario extrême : imaginons un jour prochain où nous assisterions à une chute du hashrate de 75% entre deux ajustements de difficulté. Alors, nous pourrions nous trouver dans une situation où un bloc serait extrait toutes les 40 minutes plutôt que toutes les dix minutes. Si la baisse se produisait au début de la nouvelle période de difficulté, il faudrait alors six à sept semaines à partir du dernier ajustement de la difficulté pour qu’elle change à nouveau. Ce laps de temps n’est cependant pas suffisant pour entraîner la mort du réseau : les mineurs payent leur électricité en avance, un mois pour les mieux lotis, trois mois pour d’autres. Donc, pendant 90 jours pour nombre de mineurs, quelle que soit la récompense, le travail continuera. Pour ceux qui produisent eux-mêmes leur jus, et pour ceux qui le volent, c’est encore autre chose, puisque le jeu peut alors continuer indéfiniment. De là, il semble assez amusant de même considérer comme possible l’existence d’une telle « spirale ».
De plus, dans un tel scénario, les frais de transaction auraient mécaniquement grimpé en flèche tout au long de la baisse en raison de l’ajout plus lent des blocs. Cela signifie que la baisse de la rentabilité de l’exploitation minière pourrait être compensée par une augmentation des frais de transaction, entraînant le retour sur le ring de nombre de mineurs qui auraient hypothétiquement débranché.
D’autres facteurs à prendre en compte
Ce mécanisme est fort bien résumé par LUDOM, membre de l’association du Cercle du Coin lors de certaines discussions informelles :
« Pour moi, le halving n’est pas un problème. La difficulté s’adaptera progressivement. Même si la puissance de calcul diminue de moitié d’un seul coup, ça signifie seulement que la fréquence des blocs sera de 20 minutes le temps que la difficulté s’adapte. Cela signifie qu’il y aura dans le pire des cas un petit engorgement des transactions momentané. Et les gens devront [payer des frais plus élevés] pour faire passer leurs transactions le temps des embouteillages (ce qui augmentera la rentabilité de miner ces blocs). »
Par le passé, il est déjà arrivé ponctuellement que les frais de transaction représentent une part plus importante dans la récompense globale que la subvention (le bitcoin nouvellement créé). Les quatre dernières fois que c’est arrivé, c’était au cours du dégonflement de la bulle fin 2017. Là, les conditions étaient potentiellement réunies pour une spirale de la mort, d’après les partisans de cette théorie… or, rien de tout cela ne s’est produit.
Pour les plus pessimistes, une augmentation considérable, mondiale et simultanée des prix du KWh pourrait créer les conditions d’une telle spirale. Pourtant, même dans ce cas, il y aurait une solution : le problème pourrait être résolu en modifiant l’algorithme d’ajustement de la difficulté de Bitcoin via un hard fork. Cela ne causerait pas de scission, tout le monde passerait sur le nouveau réseau avec sa méthode d’ajustement de difficulté revue, tandis que miner sur l’ancienne chaîne n’aurait plus aucun intérêt.
Je précise qu’on entre là dans la plus complète science-fiction, puisque ce fork n’arrivera pas… Mais il s’agit ici d’envisager le pire, notre communauté aimant se faire peur, ce qui en soi est sain.
Il faut aussi rappeler que lorsque certaines mines cessent leurs activités, celles qui perdurent deviennent plus rentables dès qu’advient le prochain ajustement de la difficulté. En d’autres termes, le seuil de rentabilité d’un mineur passe de 6 000 dollars à 3 000 dollars si la moitié du hashrate s’évanouit. Puis de 3000 à 1500, sans problème aucun.
Il convient également de noter, comme le rappelle Julien Guitton (Weedcoder) que :
« Le minage est un activité qui demande énormément d’infrastructure. On ne met pas ça en place rapidement. les mineurs essaient de faire assez de revenus pendant les bull markets pour survivre aux bear markets. Les moins préparés disparaissent ou se font racheter. De plus, même s’il est assez calcifié, le protocole Bitcoin reste sujet à évolution.Que ce soit Segwit, Schnorr ou d’autres optimisations de la taille des blocs, le but reste une optimisation du nombre de transaction par bloc et donc une augmentation à terme des frais de transaction. »
Sollicité, Jean-Luc de Bitcoin.fr expliquait d’ailleurs que, « malgré les optimisations », la montée en charge supportée on-chain ne serait pas forcément suffisante en tant que telle, ce qui impliquerait peut-être que le « Lightning Network devienne incontournable ».
Même si le Lightning Network ne devenait pas indispensable dès le prochain halving prévu en 2020, il n’en reste pas moins que le réseau existe et fonctionne. Il nous apporte la certitude qu’à moyenne échéance chaque bloc pourra recevoir beaucoup, beaucoup plus de transactions, garantissant à terme un revenu aux mineurs via les frais de transaction.
Ainsi, lorsque viendra le moment fatidique de l’année 2140 et qu’on ne générera plus de nouveaux jetons, le mining ne sera pas ruiné et Bitcoin ne disparaîtra pas. Selon André Stilman, administrateur du Cercle du Coin, Satoshi avait d’ailleurs déjà évoqué le sujet dans ses rares écrits :
« Il faut lire entre les lignes, mais c’est au point 6 du White Paper de Nakamoto : « distribution initiale de monnaie » puis « pourra passer sur (…) les frais de transaction ». Ça marche comme ça depuis dix ans et deux halvings. Je pense que le plus gros risque était dans le premier halving. Maintenant que la machine est enclenchée, ce n’est plus vraiment de l’excès d’optimisme. »
Evidemment, nous ne serons pas là pour vérifier que Bitcoin performe en 2140, mais il est important de comprendre que nous, mineurs, construisons un réseau que nous savons bâti pour le long terme. Peu d’entre nous mettraient autant d’énergie dans cette compétition en imaginant qu’elle puisse s’arrêter faute de cohérence du modèle. Nous avons définitivement exclu cette hypothèse de la liste des menaces qui pèsent sur nos exploitations.
Satoshi a extrêmement bien travaillé, son protocole résiste au temps : bitcoiners, n’ayez pas peur du monstre du Loch Ness, ce n’est rien de plus que du vent.