France : l’éducation nationale nous parle… de Bitcoin !

Ouvrez les yeux, bouchez vous les oreilles – Je découvre dans un papier de Jezabel Couppey – Soubeyran écrit pour « Le Monde » que l’éducation nationale donne désormais un vernis de culture monétaire aux élèves de 1ere, suivant l’enseignement de spécialité SES. Je ne peux que saluer cette initiative, tant nous sommes tous ignares en cette matière pourtant si importante pour comprendre le monde qui nous entoure.

Nos enfants sauront-ils enfin comment on crée la monnaie ?

L’auteure pointe quelques insuffisances sur cette introduction à la monnaie :

« On dit à quoi elle sert, mais pas ce qu’elle est (…) La fiche Eduscol du ministère stipule que la monnaie scripturale est « principalement » émise par les banques commerciales… elle ne l’est pas « principalement », mais tout entière. Ce ne sont plus les États qui frappent la monnaie autre que les pièces, ni même les banques centrales … mais bien les banques commerciales » Jezabel Couppey

Ah, on ouvre donc le sujet monétaire, mais on biaise quelque peu la réalité. C’est pourtant cette idée que les banques privées créent la monnaie qui a du mal à faire son chemin dans l’imaginaire des Français.

Dans le documentaire « demain » de Cyril Dion, on voit le journaliste tomber des nues quand un économiste britannique lui explique cet état de fait. À chaque confrontation avec un public, je réalise que, quel que soit le niveau d’études et les spécialités de mes interlocuteurs, très peu savent comment est créée la monnaie. Désormais, s’ils ont fait ES, ils sauront « à peu près », c’est déjà mieux que rien.

Bitcoin entre dans la salle de classe

Évidemment, ce qui m’a le plus interpellé dans cette fiche Eduscol sur la monnaie, c’est la référence à bitcoin :

« Activité pédagogique 2 : Monnaie et confiance, l’exemple d’une cryptomonnaie Finalité : à partir de l’exemple du Bitcoin faire réfléchir les élèves sur les propriétés de la monnaie. Ressources et activités proposées :

• Proposer aux élèves trois vidéos issues du site euro vidéo challenge 2017 : (www.ecb. europa.eu) : « le bitcoin peut-il remplacer l’euro ? » « Le Bitcoin est-il la monnaie du futur ? [En anglais] » « faut-il avoir confiance dans sa monnaie ? » Ainsi qu’une vidéo issue du site Dessine-moi l’éco : « le Bitcoin est-il une monnaie comme les autres ? » (dessinemoileco.com/bitcoin-il-monnaie-les-autres/)

• Demander aux élèves de lister les fonctions de la monnaie évoquées et montrer comment les appliquer au Bitcoin ;

• Dissocier euro et Bitcoin, du point de vue de la confiance »

Je trouve particulièrement saisissant que bitcoin soit ainsi le sujet d’une activité pédagogique visant à questionner la monnaie. Il y a encore 2 ou 3 ans, c’était inimaginable. Cela donne une certaine idée de la puissance de bitcoin, qui malgré le bashing permanent d’une grande partie de la presse arrive à s’immiscer dans les programmes scolaires.

Cependant, là aussi, les bases de connaissance proposées aux élèves sont faussées. Le document de référence donné aux enseignants est donc une vidéo, retranscrite en une fiche dont voici copie :

« Le bitcoin est-il une monnaie comme les autres ?
Dessine-moi l’éco, en partenariat avec Le Monde.fr, juin 2014 Le bitcoin est une monnaie virtuelle circulant sur Internet depuis 2009. Qu’est-ce qu’un bitcoin ? A-t-il toutes les qualités d’une monnaie ? Quel avenir pour cette monnaie controversée ?

Exploitation pédagogique:
1. Pourquoi le bitcoin peut-il être considéré comme une monnaie ?
2. Quelle est la limite de l’usage du bitcoin comme moyen de paiement ?
3. Quelles sont les caractéristiques d’un système centralisé de monnaie ?
4. Quels sont les risques associés au caractère décentralisé du bitcoin ?

Corrigé
1. Parce qu’il remplit les trois fonctions économiques de la monnaie : Unité de compte, il permet de mesurer les valeurs (prix affichés en bitcoins, sur certains sites d’e-commerce) ; intermédiaire dans les échanges, il permet de régler des transactions ; réserve de valeur, il peut être stocké (sur un portefeuille numérique hébergé sur un ordinateur, une tablette ou un smartphone) en vue d’un achat futur.
2. Le bitcoin, à la différence de l’euro par exemple, n’a pas cours légal, c’est-à-dire que nul n’est tenu de l’accepter comme moyen de paiement. « Aujourd’hui, les sites (légaux) répertoriés par bitcoin.fr ne dépassent pas une petite centaine : principalement des sites de jeux en ligne, de vente de matériel informatique et de services Internet, tel que l’hébergeur de blogs World Press. En pratique, on enregistre 40 transactions en bitcoins par minute en moyenne pour le monde entier, contre 200 000 pour la carte Visa » (Sandra Moatti, « Internet : quel avenir pour le bitcoin ? », Alternatives économiques, n° 330, décembre 2013).
3. Un système centralisé est un système supervisé par une Banque centrale : la valeur de l’euro par exemple est surveillée par la BCE qui intervient pour réguler la masse monétaire en fonction des objectifs fixés à la politique monétaire. Dans ce système, l’utilisation de la monnaie est soumise à des règles : les banques assurent la sécurité des avoirs et des transactions.
4. C’est un actif à haut risque, spéculatif, sa valeur est extrêmement volatile, les variations de sa demande faisant varier son cours dans des proportions considérables. Les bitcoins n’ont de la valeur que parce que certains croient qu’ils en ont en les acceptant comme moyens de paiement, en dehors de tout contrôle ou garantie institutionnels. Cette monnaie échappant encore largement au contrôle des États n’offre pas non plus de protection aux usagers floués par une cyberattaque vidant leur compte par exemple ou par des transactions frauduleuses. Elle est aussi accusée de servir au blanchiment de l’argent des trafics étant donné l’anonymat permis par le cryptage. »

Bitcoin a de la valeur, car « certains » y croient & autres poncifs

Pour tout connaisseur de bitcoin, cette fiche fait bondir tant elle fait appel aux poncifs antibitcoin. Tout d’abord, notons le terme « monnaie virtuelle », totalement inapproprié. On devrait évoquer une « monnaie numérique », comme l’euro ou le dollar sont numériques quand ils ne sont pas sous forme de billets ou pièces. Notons également que ce document fourni par l’éducation nationale aux enseignants et aux élèves pour les aider à appréhender bitcoin date de… 2014 !

Cela a ses avantages, ce document reconnaît à bitcoin les vertus d’une monnaie (point 1), sans tenir compte des charges récentes de la Banque de France qui répète comme un mantra et malgré l’évidence « ça n’est pas une monnaie, ça n’est pas une monnaie ». En revanche, le point deux qui évoque une centaine de sites marchands acceptant BTC est risible parce que très daté.

Le point 4 « risques associés au caractère décentralisé de BTC » aurait pu lui en revanche être écrit cette année, il reflète la pensée intemporelle et dominante des acteurs de la finance mondiale, qui se résume à ceci :

  • bitcoin n’a aucune valeur intrinsèque, à part pour « certains » (pour ne pas écrire « certains illuminés »)
  • les états ne garantissent pas les vols de bitcoin
  • bitcoin sert aux activités illégales

Si effectivement, Bitcoin voit son cours fluctuer fortement au rythme de l’offre et de la demande, affirmer que ses jetons n’ont de valeur que parce que « certains croient qu’ils en ont en les acceptant comme moyens de paiement, en dehors de tout contrôle ou garantie institutionnels » est un raccourci pénalisant la compréhension du phénomène.

  1. Tout d’abord, cette phrase tend à oblitérer le fait que Bitcoin a une valeur considérable en tant que protocole monétaire novateur et à nier la révolution technologique (création du premier objet numérique unique, non duplicable et infalsifiable, donc) qui a permis la révolution monétaire en cours. Cette assertion nie le fait que chaque bitcoin a été « échangé » contre des KWh, qui eux-mêmes ont une valeur indéniable. De plus, la structure même de la phrase tend à décrédibiliser les « certains » qui croient en sa valeur, alors qu’ils l’acceptent « en dehors de tout contrôle institutionnel ». Ainsi, on comprend qu’un contrôle institutionnel serait nécessaire pour qu’une monnaie ait une valeur, ce qui est historiquement contestable et contesté. Le général de Gaulle ne disait-il pas “Parier contre l’Or revient à parier sur les gouvernements. Celui qui parie sur les gouvernements et leur papier-monnaie parie contre 6000 ans d’histoire de l’humanité.” Or c’est implicitement ce que cette fiche nous encourage à faire, n’avoir confiance dans une monnaie que si elle subit un contrôle institutionnel.
  2. Le second argument anti-bitcoin relevé dans ce point 4 est le fait que si vous vous faites voler vos bitcoins, personne ne vous les rembourse. C’est vrai ; mais alors, pourquoi ne lit-on nulle part dans la fiche Eduscol que si vous vous faites voler vos billets, ni banque ni gouvernement ne vous offre de garantie ? Imaginez un conseil qui vous dirait : « gaffe à l’Euro, si tu te fais voler tes biftons, c’est pour ta pomme » ; avertissement inutile, voire ridicule, non ? Il est tout aussi inapproprié avec le mot « bitcoin » à la place de « biftons », nous savons que si on se les fait voler, ils sont perdus pour nous… enfin, cette blague !
  3. Le troisième argument antibitcoin est tout aussi intemporel et ridicule que celui qui touche au vol : « (cette monnaie) est aussi accusée de servir au blanchiment de l’argent des trafics étant donné l’anonymat permis par le cryptage ». On passera sur l’erreur technique qui consiste à dire que le bitcoin est anonyme (pseudonyme en réalité), on passera également sur l’affirmation que cet anonymat est permis par le « cryptage » (comme si la cryptographie asymétrique utilisée par bitcoin l’était à cette fin). Mais on ne peut passer sur le principal, à savoir que cette monnaie servirait au blanchiment d’argent des trafics. Cet argument est totalement malhonnête ; comme si le blanchiment, ou les trafics avaient attendu bitcoin pour exister et prospérer (voir les amendes pour blanchiment, en milliards, payées par les banques depuis 10 ans) ! Comme si le dollar US n’était pas la principale monnaie du trafic de drogues ; comme si les billets euros ou USD n’étaient pas tachés de cocaïne… comme si les spécialistes français de la cybercriminalité n’avaient pas à plusieurs reprises affirmé que l’implication de bitcoin restait anecdotique dans les trafics mondiaux. Comme si une bonne monnaie, par définition, ne servait pas à échanger tout ce qui échangeable…

Considérons ces défauts de la fiche Eduscol comme des erreurs de jeunesse et saluons l’initiative. Henry Ford disait que si les peuples savaient comment marchaient les banques, cela entrainerait une révolution immédiate. A-t-on depuis sciemment tenu les gens dans une ignorance monétaire totale, ou a-t-on juste estimé que cette matière ne les intéressait pas ? En ouvrant ce module sur la monnaie, l’éducation nationale amorce un pas démocratique de géant : cette connaissance essentielle à la compréhension de la marche du monde est désormais accessible à nos enfants. Gageons que ce module de 1ére ES s’améliore et leur donne à terme une connaissance non biaisée, tant sur la monnaie en général que sur bitcoin.

C’est le sens de cette tribune, faire bouger les esprits pour que ce cours de 3 heures devienne techniquement indiscutable à défaut d’être pléthorique.

Sébastien Gouspillou

Co-fondateur de BigBlock Datacenter, Sébastien Gouspillou est un des spécialistes francophones du minage de Bitcoin.