Sera-t-il bientôt illégal de posséder de la cryptomonnaie en France ? Quand l’AMF enterre la « Crypto-Nation »

Il y a maintenant deux ans, le Journal du Coin titrait « La France, une cryptonation involontaire ? » à l’occasion de l’adoption du cadre fiscal dédié aux actifs numériques. À ce moment-là, Bruno Le Maire professait son désir de voir la France émerger comme une cryptonation. Cet article intervient suite à l’adoption de la loi PACTE, qui instaure un cadre juridique pour les acteurs français qui souhaitent proposer des services relatifs aux actifs numériques. Malgré tous les efforts de l’écosystème français, la loi PACTE demeure une déception pour nombre d’entre nous. La loi PACTE a institué le statut de prestataire de service sur actifs numériques (PSAN), un sésame réglementaire pour les cryptobusiness opérants en France. Depuis quelques semaines, une mise à jour du statut de PSAN cristallise les inquiétudes des crypto-enthousiastes français.

La loi PACTE et le statut de prestataire de service sur actifs numériques

Lors de son entrée en vigueur le 22 mai 2019, la loi PACTE a donc instauré un cadre juridique pour les Initial Coin Offerings (ICO) et les entreprises souhaitant proposer des services relatifs aux actifs numériques. La pierre angulaire de ce cadre est le statut de PSAN, délivré par l’Autorité des Marchés Financier (AMF).

En 2019, l’obtention de ce statut était obligatoire pour les entreprises qui proposent des services de conservation d’actifs numériques, ainsi que pour celles qui proposent la négociation de crypto-actifs contre des monnaies fiat. Afin d’obtenir l’enregistrement auprès de l’AMF, les entreprises doivent déposer un dossier détaillant leurs procédures de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.

La mise à jour du statut de prestataire de service sur actifs numériques

Depuis l’ordonnance du 9 décembre 2020, complétée d’un décret d’application en date du 2 avril 2021, la situation a quelque peu évolué. Dorénavant, les PSAN basés en France ou ciblant le public français doivent obligatoirement s’enregistrer auprès de l’AMF s’ils proposent des services de conservation ou de négociation d’actifs numériques. Il n’existe donc plus de distinction entre la négociation contre des devises fiduciaires et la négociation contre des actifs numériques. L’ensemble de ces acteurs ont l’obligation de s’enregistrer s’ils sont basés en France ou qu’ils ciblent le public français.

Par ailleurs, les PSAN ont aussi l’obligation d’identifier leurs clients dès le premier euro de transaction. Cette obligation s’applique aussi aux plateformes ne proposant que des opérations crypto à crypto. Initialement, l’identification des clients n’était pas obligatoire pour les clients occasionnels négociant de faibles volumes.

Enfin, les PSAN proposant des opérations crypto à crypto bénéficient d’un délai de grâce de 6 mois après la publication de l’ordonnance pour s’enregistrer, la date limite étant fixée au 10 juin. Au-delà de ce délai, les entreprises concernées par le statut ciblant le public français s’exposent à des poursuites pénales si elles ne sont pas enregistrées.

La pratique impraticable

Maintenant que nous avons posé le cadre juridique, venons-en à la réalité des faits. Pour cela, effectuons un léger retour en arrière. Nous l’avons évoqué en introduction, le cadre juridique de la loi PACTE est une déception pour les acteurs de l’écosystème crypto. En effet, cette loi a été dépouillée d’une partie de ses dispositions lors de la navette parlementaire entre l’Assemblée nationale et le Sénat. Parmi les dispositions retirées qui manquent cruellement, nous avons notamment l’obligation ferme pour la Caisse des dépôts et consignations de servir de guichet bancaire aux acteurs ayant obtenu le statut de PSAN.

L’absence de cette disposition conduit à une situation assez paradoxale. Le cadre juridique établit que les PSAN enregistrés auprès de l’AMF bénéficient d’une procédure spécifique de droit au compte. Dans l’éventualité ou une entreprise se voit refuser l’ouverture d’un compte bancaire elle peut engager une procédure auprès de l’AMF pour que la Banque de France désigne un organisme bancaire qui sera dans l’obligation d’ouvrir un compte. Sauf que, pour avoir accès à cette procédure il faut que l’entreprise soit enregistrée comme PSAN. Et, pour être agréée, l’entreprise… doit avoir un compte bancaire !

Par conséquent, les entreprises qui se voient refuser l’ouverture d’un compte, du fait de la nature de leur activité, sont dans l’incapacité d’accéder au statut de PSAN. Nous sommes donc dans une situation de blocage, celle du serpent réglementaire qui se mord la queue.

Quelles sont les implications de ce blocage pour les acteurs crypto ?

Pour répondre à cette question, il convient de revenir sur les critères qui rendent l’enregistrement obligatoire. Au-delà de la nature de l’activité, il existe une notion de territorialité du statut de PSAN. Logiquement, seules les entreprises qui entretiennent un lien avec la France et les citoyens français peuvent se voir imposer ces règles. Le décret du 2 avril 2021 précise la territorialité du statut en établissant que sont concernés les PSAN fournissant des services à des clients basés en France. Pour déterminer si le service cible des clients français, l’AMF se réfère à un faisceau d’indices qui comprend notamment les critères suivants :

  • Disposer d’un local commercial ou d’une antenne en France
  • Adresser une communication à caractère promotionnel à des clients résidents ou établis en France (publicité en ligne, programme d’affiliation, marketing d’influence, etc.)
  • Détenir un nom de domaine en .fr
  • Utiliser un réseau de distribution des produits et service à destination de clients établis en France

Lorsqu’un acteur exerce une activité concernée par le statut et remplit l’une des conditions de territorialité, il a donc l’obligation de s’enregistrer auprès de l’AMF. S’il ne le fait, il s’expose à des poursuites pénales qui peuvent amener a des peines d’emprisonnement et des amendes allant jusqu’à 5 millions d’euros.

Le cas de Crypto.com

Il semblerait que ce soit ce pan de la législation qui a amené l’AMF à inscrire la plateforme Crypto.com sur sa liste noire. De fait, Crypto.com s’est livré à de nombreuses actions de communication ciblant spécifiquement le public français. Crypto.com a notamment eu recours à des partenariats avec des médias et influenceurs français afin d’élargir sa base de clients en France (parmi lesquels nous-même, comme vous le savez).

Selon les propos de Mariana Gospodinova, responsable Europe de Crypto.com, l’ajout de la plateforme sur la liste noire serait lié à la commercialisation de produits dérivés auprès du public français. Cela sous-entend que lors de ses actions ciblant le public français, l’entreprise a inclus une communication relative à des produits dérivés. Il existe encore de nombreuses zones d’ombres sur cette affaire, ni l’AMF ni la plateforme n’a fourni d’explications exhaustives.

Fondamentalement, l’ajout sur la liste noire n’a aucune conséquence sur les utilisateurs. Et, pour le moment, il n’a pas non plus de conséquences pour l’exchange, qui a deux options. Crypto.com a jusqu’au 10 juin pour s’enregistrer comme PSAN auprès de l’AMF ou mettre fin à l’intégralité de ses actions ciblant le public français et lui interdire la négociation de produits dérivés. L’ajout sur liste noire s’apparente donc à une mise en garde à destination des particuliers et à un avertissement pour l’entreprise.

Les exchanges internationaux ne devraient pas avoir à se conformer à la réglementation française tant qu’ils ne communiquent pas directement auprès du public français. Toutefois, Changpeng Zhao, le CEO de Binance, a révélé en décembre 2020 que Binance a déposé un dossier auprès de l’AMF, pour obtenir un enregistrement en tant que PSAN.

L’avènement d’un statut européen pour les prestataires de service sur actifs numériques

Bien que la France mette en place une réglementation particulièrement restrictive pour les entreprises de l’écosystème crypto, cela ne traduit pas une volonté d’interdire la négociation d’actifs numériques en France. Il semble que les autorités soient en train de préparer l’arrivée du cadre européen sur les actifs numériques, le règlement Markets in Crypto-Assets ou MiCA. Au vu des travaux de la Commission européenne, nous devrions voir émerger l’équivalent européen du statut de PSAN d’ici 2 ans. Ce règlement en cours d’étude par la Commission depuis le milieu de l’année comprend un ensemble exhaustif de mesures visant à réguler l’intégralité de l’écosystème crypto. Malheureusement, le règlement MiCA devrait s’avérer particulièrement restrictif pour les projets de DeFi et favoriser les acteurs en place, telles que les institutions bancaires.

Le cadre juridique français actuel, et le cadre européen à venir sont manifestement nuisibles à l’innovation et à la compétitivité de nos économies. De plus, la problématique des comptes bancaires crée un cercle vicieux au sein duquel les acteurs vertueux ont des difficultés pour obtenir le statut de PSAN. Notons que cette situation est rendue possible par l’inaction des autorités face à l’attitude indigne des banques qui refusent d’ouvrir des comptes aux acteurs crypto, afin de conserver leur monopole. Tout cela ne présage rien de bon pour l’innovation qui se voit une fois de plus entravée par le manque de compréhension des autorités face aux enjeux de notre monde.

Vous le savez, en outre-Atlantique, l’innovation est inarrêtable. Le monde entier à assisté impuissant à l’émergence des géants du web qui a conduit a des situations monopolistiques particulièrement inquiétantes. Il y a plusieurs raisons à cela, la culture entrepreneuriale marquée du pays induit que les autorités sont souvent prises de cours par l’innovation. Ce foisonnement d’innovation amène les autorités à réguler les secteurs émergents a posteriori, afin d’éviter de juguler l’innovation du fait d’une réglementation trop restrictive. Pour autant, les acteurs US sont étroitement encadrés. Si l’on prend l’exemple de Coinbase, l’entreprise communique régulièrement l’identité de ses clients au fisc, elle réalise des contrôles KYC très stricts et elle est en contact permanent avec la Security and Exchange Commission (SEC). La compliance est un enjeu tellement important pour Coinbase que plus de la moitié de son service juridique a déjà travaillé pour la SEC.

Une question demeure donc en suspend : Brian Amstrong serait-il parvenu à sortir de son garage, s’il avait dû passer sa vie au téléphone avec l’AMF ?

Thomas G.

Financier et juriste, je suis passionné par les cryptomonnaies depuis leur apparition sur le Deepweb. Fervent supporter du Bitcoin, je suis convaincu que les devises numériques joueront un rôle déterminant dans l'avenir de nos sociétés. Je m'intéresse tout particulièrement aux aspects financiers et législatifs des cryptomonnaies.