Bitcoin à 55 000 $ en 2021, une histoire de maths ? Les inconstances du modèle Stock-to-Flow

Paru en mars 2019, le modèle Stock-to-Flow, proposé par le bitcoiner pseudonyme PlanB, a depuis fait couler beaucoup d’encre. Il faut dire que ce dernier prédit, sur la base d’observations de données passées, une valeur de marché du bitcoin aux alentours des 55 000 dollars dans les quelques mois suivant le dernier halving, qui a eu lieu le 11 mai 2020. Dans cet article, nous tâcherons d’analyser le fameux modèle statistique proposé par PlanB afin de déterminer quelles conclusions peuvent en être tirées.

Avant de commencer, si vous n’êtes pas très à l’aise avec la notion de modèle statistique, ou qu’un petit rappel s’impose, nous revenons dans cet article sur les principaux éléments à avoir en tête pour aborder sereinement le modèle Stock-to-Flow.

Le ratio Stock-to-Flow

Prenons d’abord le temps de discuter un peu du Stock-to-Flow et de ce qu’il représente. Ce ratio, qui correspond tout simplement à la division du stock existant d’un bien par la quantité de ce bien nouvellement créée chaque année, est notamment introduit par Saifedean Ammous très tôt dans son ouvrage « The Bitcoin Standard », où il aborde la question de la monnaie et de ses formes.

Stock-to-Flow = stock existant / quantité nouvelle émise

Le Stock-to-Flow, on le comprend, est une certaine mesure de la rareté d’un bien. Il exprime combien il faudrait d’années, avec la production actuelle, pour doubler le stock existant de la commodité en question. L’or, par exemple, avec un stock d’environ 185 000 tonnes et une production annuelle de 3000 tonnes, a un Stock-to-Flow de 62 (ces données sont celles présentes dans le papier publié par PlanB).

Bitcoin a une propriété très intéressante comparé à l’or. Pour ce dernier, consciencieux que je suis, j’ai tenté de recouper les diverses sources disponibles pour corroborer les données utilisées par Ammous dans son livre, ce qui ne fut pas une tâche si aisée, car certaines estimations semblent ignorer certains stocks. Pour Bitcoin, la quantité totale de pièces en circulation est très facilement connaissable pour qui possède un nœud du réseau (qui, rappelons-le, tourne sans problème sur un simple laptop), de même que la quantité nouvellement émise par intervalle de temps donné. Là où le Stock-to-Flow de l’or ne peut être déterminé qu’en recoupant des sources de confiance, celui du Bitcoin est librement et indépendamment calculable par n’importe qui, n’importe quand, n’importe où dans le monde.

Ce qu’Ammous explique dans son livre, c’est que le Stock-to-Flow, parce qu’il est une certaine mesure de la rareté, est très utile pour distinguer la hard money de la soft money. L’exemple d’Ammous est le suivant : imaginons un homme très riche, qui cherche dans quel métal stocker une partie de sa richesse. Il décide de convertir 10 % de sa fortune en cuivre, car il est persuadé que ce métal peut devenir une réserve de valeur. Ses banquiers s’affairent donc de par le monde, et achètent du cuivre à tout va. Ce faisant, ils déséquilibrent le marché du cuivre et en augmentent brusquement la demande. Les prix montent mécaniquement, d’autres investisseurs le remarquent et décident, eux aussi, de considérer le cuivre comme une réserve de valeur et de conserver une partie de leur capital sous cette forme, ce qui contribue encore plus à la hausse du prix. Il semble alors que le plan de notre milliardaire fonctionne à merveille et que, par une sorte de prophétie auto-réalisatrice, le cuivre soit devenu une réserve de valeur.

Seulement, voilà ! Le cuivre est très abondant dans la croûte terrestre, environ 50 000 fois plus que l’or par exemple. Sitôt que les prix commencent à grimper, les producteurs de cuivre de par le monde sont capables d’augmenter facilement leur production, accroissant ainsi leurs bénéfices. L’offre augmente, s’équilibre avec la demande et, très vite, le prix revient à son niveau initial, voire plus bas. Ammous parle pour ce phénomène d’easy money trap : si l’offre d’un bien peut facilement être augmentée par ses producteurs, alors ce dernier ne peut pas constituer une bonne réserve de valeur.

A l’inverse, pour un bien comme l’or, qui est assez rare, difficile à produire, et dont il est encore plus complexe d’augmenter significativement la production. La décision de nombreux acteurs de l’utiliser comme réserve de valeur n’engendrera qu’une augmentation de l’offre marginale (on dit que l’élasticité de l’offre est faible). On parle alors de hard money.

Quel rapport avec le Stock-to-Flow ? Disons simplement qu’un Stock-to-Flow élevé est en général l’apanage d’un bien que l’on peut qualifier de hard money. A l’opposé, un Stock-to-Flow bas est plutôt propre à des biens de consommation qui ne peuvent guère faire office de réserve de valeur. Le Stock-to-Flow est donc une certaine mesure de la rareté d’un bien et, dans le même temps, de sa propension à servir de monnaie dure, comme l’or par exemple. Ce n’est donc pas un hasard si PlanB a eu l’idée de chercher de ce côté un moteur, une cause prépondérante, à la valeur de marché de Bitcoin.

Le modèle Stock-to-Flow de PlanB

On le sait : Bitcoin n’est pas qu’une « technologie ». C’est peut-être avant tout une proposition économique, monétaire et sociale. Cette proposition tient notamment à la quantité finale limitée de jetons, puisqu’il n’y aura jamais plus de 21 millions de bitcoins en circulation, avec une réduction régulière de l’émission monétaire, ce qui crée une certaine notion de rareté. D’où l’idée du bitcoiner PlanB d’étudier le rapport entre la rareté du Bitcoin, mesurée par son Stock-to-Flow, et sa valeur de marché.

Pour commencer, notons bien que le Stock-to-Flow d’un bien n’est pas une constante. Si la production d’un bien augmente significativement d’une année à l’autre, alors son Stock-to-Flow diminue. De plus, la période à considérer pour le calcul de ce ratio n’est pas nécessairement une année, et l’on peut tout à fait calculer un Stock-to-Flow mensuel, en divisant les stocks existants par la quantité nouvellement émise en un mois.

C’est d’ailleurs précisément l’exercice auquel s’est livré PlanB afin de tester son hypothèse. Il a en effet collecté les données, directement sur la blockchain, lui permettant de calculer pour chaque mois la valeur du Stock-to-Flow de Bitcoin depuis sa création, en allant chercher, pour chaque période, le nombre de blocs trouvés (et donc le nombre de nouveaux bitcoins minés) ainsi que la quantité de pièces en circulation. Il ne lui restait plus ensuite qu’à mettre en regard le ratio ainsi calculé avec le prix moyen du bitcoin pour chaque mois. Il obtient ainsi le graphique suivant avec, en abscisse, le ratio Stock-to-Flow et, en ordonnée, la valeur de marché totale du bitcoin (c’est à dire combien valent l’ensemble des bitcoins en circulation). On prendra également soin de noter que les axes sont gradués suivant une échelle logarithmique (autrement dit, il y autant d’espace entre 1 et 10 qu’entre 10 et 100, et ainsi de suite).

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Avant d’analyser ce graphique plus avant, prenons le temps de le décrire. Les points correspondant à la capitalisation deBitcoin en fonction de son Stock-to-Flow sont représentés par de petits cercles colorés, la couleur de ces cercles représentant le nombre de blocs avant un halving. Ainsi, les points rouges sont situés juste après un halving (ou juste après la création du protocole pour les tous premiers), alors que les points bleus correspondent aux dernières semaines avant un halving. C’est d’ailleurs pour cela qu’il y a toujours un important écart entre un point bleu et le point rouge qui le suit. Entre les 2, un halving est survenu et le Stock-to-Flow a été brutalement multuplié par 2, alors que le « prix » du bitcoin n’a pas bougé.

On remarque assez vite une chose : les points semblent plus ou moins alignés sur une même droite. L’œil humain étant naturellement assez bon pour déceler les lignes, cela constitue une première indication concernant une corrélation entre le Stock-to-Flow et la valeur de Bitcoin. Ce premier aperçu est renforcé lorsqu’on applique une régression linéaire sur les données. On obtient alors une régression avec un coefficient de détermination R² de presque 95 %, ce qui est très satisfaisant. De plus, PlanB a pris la peine de calculer la p-value associée, extrêmement faible (0,000000000000000023). Comme nous l’avons vu dans notre précédent article sur le sujet. Cela signifie 2 choses. D’une part, il y a eu par le passé une importante corrélation entre le Stock-to-Flow de Bitcoin et sa valeur D’autre part, la probabilité d’observer de telles données en l’absence de corrélation est très faible (autrement dit, il est très peu probable que les résultats obtenus ici soient dus au hasard plutôt qu’à une corrélation réelle).

Autre argument en faveur du modèle : l’alignement des points correspondant aux Stock-to-Flows respectifs de l’or et de l’argent avec la droite de régression obtenue suggère que Bitcoin se comporte bien de la même façon que les 2 métaux précieux. Or, ce n’est pas par hasard si PlanB a pris la peine de placer ces 2 points sur le graphe. En effet, ces 2 éléments, en particulier l’or, ont un passif établi de réserve de valeur tout au long de l’histoire.

Une conclusion impressionnante

Le but d’un modèle, outre de trouver une explication à un phénomène, est aussi de tenter de prédire le futur avec exactitude. Or, on remarque en extrapolant la courbe que celle-ci prédit une valeur de marché d’environ mille milliards de dollars en 2020/2021, ce qui se traduirait par un bitcoin s’échangeant autour des 55 000 dollars. De quoi faire miroiter des promesses de richesse à court terme pour les détenteurs de bitcoins. Mais le modèle proposé par PlanB permet-il vraiment de faire cette conclusion ?

Des problèmes de méthodologie

Jusqu’à présent, nous avons fait le choix délibéré de présenter le modèle Stock-to-Flow de la manière dont il a été publié initialement, en 2019. Or, cette première mouture contenait quelques inexactitudes méthodologiques qui ont pu faire tiquer les plus statisticiens d’entre vous. En effet, le modèle de PlanB a la particularité d’étudier l’évolution de deux variables au cours du temps. On parle alors de séries temporelles. Or, dès lors qu’on pénètre dans ce domaine, il y a un écueil duquel il faut se prémunir : celui de la régression fallacieuse.

La régression fallacieuse est un problème qui touche les séries temporelles où les grandeurs considérées sont non-stationnaires, c’est-à-dire où le processus sous-jacent n’est pas constant au cours du temps (autrement dit, ses caractéristiques varient). Nous n’entrerons pas dans les détails mathématiques ici, et il suffit au lecteur de savoir que la stationnarité d’une variable peut-être déterminée par certains outils statistiques.

Ce piège de la régression fallacieuse peut nous pousser à surestimer le lien entre deux variables non-stationnaires lors d’une régression linéaire. En d’autres termes, on peut être amené à voir une relation là où il n’y en a aucune, et où ce qu’on observe (ou croit observer) n’est en fait qu’une coïncidence. Cependant, si les variables considérées ne sont effectivement pas stationnaires, la partie n’est pas perdue pour autant. On peut en effet faire appel à une autre notion, celle de cointégration, qui témoigne (si elle est vérifiée) d’une relation sur le long terme entre les deux grandeurs.

Le prix et le stock-to-flow sont-ils cointégrés ?

Voyons maintenant ce qu’il en est pour les deux grandeurs qui nous intéressent ici : le prix du Bitcoin et son stock-to-flow.

Assez rapidement après la publication du modèle par PlanB, de nombreuses personnes ont pointé du doigt et démontré la non-stationnarité aussi bien du prix que du stock-to-flow de Bitcoin. La question était dès lors de savoir si on pouvait malgré tout parler de cointégration, et la plupart des études menées concluaient quant à l’existence d’une cointégration entre ces deux grandeurs. Le modèle, malgré la non-stationnarité des grandeurs qu’il étudie, était statistiquement correct.

Cependant, beaucoup ont oublié ce faisant un point essentiel, souligné par des spécialistes comme Sebastian Kripfganz : avant de trancher quant à la stationnarité d’une série temporelle, il faut d’abord la dépouiller de ses composantes déterministes. Or, le stock-to-flow de Bitcoin est par définition déterministe par rapport au bloc reward, lui-même déterministe par rapport au numéro de bloc (bloc height). Le caractère stochastique, “aléatoire”, du stock-to-flow tient seulement au fait que les blocs n’arrivent pas précisément toutes les 10 minutes, mais bien suivant un processus aléatoire. Tel bloc peut être découvert au bout de 3 minutes, quant un autre nécessitera 30 minutes de calculs avant qu’un mineur trouve par hasard la réponse à l’énigme cryptographique de la preuve de travail. Avant de statuer sur la stationnarité ou non du stock-to-flow, il faut donc l’ajuster pour le soulager de sa composante déterministe.

C’est ce que firent, entre autres, Kripfganz et Burger, parvenant tous deux à la conclusion que le stock-to-flow ajusté est bien une variable stationnaire, contrairement à ce qui avait été avancé jusqu’alors. Le prix demeurant non-stationnaire, on se retrouve alors avec deux variables au comportements bien différents (on parle d’ordres d’intégration différents) et qui ni peuvent donc pas, par définition-même de la cointégration, être cointégrés.

Que peut-on en déduire ?

Tout d’abord, et cela a d’ailleurs été souligné par beaucoup de personnes, y compris PlanB, un tel modèle, basé uniquement sur des observations et sans réelle possibilité de contrôler l’ensemble des paramètres, est essentiellement bon pour “prédire le passé”. Autrement dit, ce que l’étude menée ici démontre, c’est qu’il y a effectivement eu par le passé une relation forte entre le stock-to-flow et le prix du Bitcoin. Mais de tels modèles, qui collaient très bien avec les données passées mais qui finissaient par s’avérer incapable de prédire l’avenir au bout de quelques mois ou années, il y en a eu beaucoup par le passé. La prudence est donc de mise.

Par ailleurs, le modèle Stock-to-Flow étant un modèle statistique, il est important qu’il puisse être considéré comme valide du point de vue du statisticien. Or, comme on l’a vu plus haut, la question de la validité de la relation mise en avant, au sens mathématique, est sujette à caution.

Là ou le modèle Stock-to-Flow se démarque quelque peu des statistiques pures, c’est qu’il peut s’appuyer sur un véritable raisonnement praxéologique, tel que celui mené par Saifedean Ammous et que nous avons résumé dans la première partie de cette article. Autrement dit, par un raisonnement basé sur l’analyse et la compréhension des comportements des acteurs économiques individuels, on peut proposer un mécanisme raisonnable expliquant pourquoi et comment le stock-to-flow pourrait avoir une contribution importante, voire prépondérante, dans l’établissement de la valeur de marché du Bitcoin. Si l’homme riche de l’histoire d’Ammous décidait de placer 10% de son capital faramineux en Bitcoin, les mineurs seraient incapables d’augmenter leur production, grâce au mécanisme d’ajustement de la difficulté de minage, qui rend justement le rythme de création de nouveaux bitcoins très peu réactif face à une augmentation de la demande. Cette augmentation de la demande, et cette incapacité de l’offre à s’y ajuster, entraîneraient donc une hausse mécanique du prix, amenant de nouveaux épargnants à conserver une part de leur capital en bitcoins, accroissant encore la demande et donc le prix.

Bien sûr, tout cela n’est vrai qu’un temps. Il existe des effets de bord et de plateau évidents, ne serait-ce que lorsque le dernier bitcoin aura été miné et que le stock-to-flow prendra une valeur infinie. De plus, le modèle de PlanB souffre de problèmes méthodologiques, d’autant plus importants qu’il prétend modéliser de manière statistiquement correcte l’idée intuitive que, toutes choses égales par ailleurs, si la demande augmente (ou reste constante) et que l’offre se réduit, le prix monte mécaniquement. C’est d’ailleurs en partie pour répondre à ces problèmes que PlanB a proposé depuis un nouveau modèle, baptisé S2FX (pour Stock-to-Flow Cross Asset) qui tient notamment mieux compte de la brutalité et de la soudaineté des halvings. Son analyse dans un prochain article conclura ce cycle consacré au modèle Stock-to-Flow de PlanB.

Fanis Michalakis

Étudiant ingénieur à l’École Centrale de Marseille, membre de KryptoSphere et crypto-enthousiaste à tendance maximaliste. Éternel curieux, j’aime apprendre et partager. Tombé dans le trou du lapin courant 2017, j’en poursuis depuis l’exploration avec passion.