J’ai discuté avec le « stratège » de Binance
Lors de mon passage au WebSummit, une conférence massive sur les technologies se tenant à Lisbonne chaque année, j’ai eu l’occasion de discuter avec Gin Chao, un grand lieutenant de la plateforme Binance. L’exchange compte de nombreux utilisateurs en France et suscite un minimum de curiosité, ainsi j’ai pris une pause dans ma collecte de tote-bags et de stylos brandés, pour adresser quelques questions à Gin sur les activités du géant du crypto-trading. C’est parti !
Alors Gin, vous êtes « Chief Strategy Officer », ça veut dire quoi ? Que faites-vous ? Quand avez-vous démarré votre aventure avec Binance ?
J’ai rejoint Binance il y a un an. À ce moment là, l’exchange était déjà vieux de plus de 18 mois et employait près 300 personnes. Cependant, je connais l’équipe exécutive de Binance depuis quelques années, nous avions déjà eu l’occasion de nous rencontrer. La croissance de Binance a été assez fulgurante sur les deux dernières années, c’est un fait.
Bon, mon poste est « Chief Strategy Officer », ça sonne bien vu de l’extérieur. Cela dit, au sein même de la boîte, il faut savoir que nous n’utilisons pas ces titres formels afin de garder l’organisation la plus horizontale et décentralisée possible. Bref, nous ne fonctionnons pas avec des titres, mais avec des responsabilités. Peu importe les objectifs à atteindre sur le prochain trimestre ou semestre, chaque employé se retrouve avec une responsabilité.
Chez Binance, je supervise Binance Labs, notre branche dédiée à l’investissement et à l’incubation de projets; Binance LaunchPad, qui est notre plateforme d’accompagnement et de levées de fonds pour les projets sur notre exchange; et BinanceX, notre plateforme s’adressant aux développeurs, conçue pour attirer les talents techniques sur notre écosystème. Je m’occupe aussi de ce que nous appelons « l’équipe commerciale » chez Binance. Cette équipe accompagne des protocoles pendant leur migration d’une chaîne autre vers la notre (Binance Chain). Je gère également les opérations encourageant l’adoption du BNB et le développement de partenariats avec d’autres exchanges ou concepteurs de wallets. Et pour finir, je suis en charge de nos investissements directs, les fusions et acquisitions, les joint ventures, comme par exemple Binance US, Uganda, Singapore, Jersey, etc. Aujourd’hui, nous nous concentrons plus sur les acquisitions complètes, les rachats de startups etc.
Très bien. À quand remonte votre découverte des cryptos, votre premier achat ? Que faisiez-vous avant ? D’où venez-vous ?
Avant de rejoindre Binance, je travaillais pour la NBA (National Basketball Association) en Chine. Je me suis occupé du développement de la marque, et ce pendant 6 ans. Avant la NBA, j’étais dans la branche Asie/Pacifique de Dell, et j’ai aussi fait un peu de capital-investissement. J’ai globalement eu des fonctions dans la finance.
Concernant Bitcoin, je l’ai découvert en 2011 – 2012 lorsque je vivais en Chine. D’ailleurs, j’étais dans le même cercle social que les pionniers locaux de la devise, comme Changpeng Zhao et Bobby Lee, par exemple : j’ai assisté à la création de BTC China. J’ai fait mon premier achat de bitcoins en fin 2013. J’étais vraiment fasciné par ce que la blockchain pouvait potentiellement apporter au système financier international. Ah, j’oubliais, j’ai aussi été banquier d’investissement, cela m’a permis de comprendre que les règles du système bancaire classique ne permettent pas à tout le monde d’avoir un accès équitable à ce dernier. C’est, selon moi, un problème que les cryptomonnaies peuvent adresser.
Le fait qu’aujourd’hui, Bitcoin soit le réseau le plus valorisé et le plus décentralisé (by design), n’empêche pas l’émergence et la croissance de devises alternatives. Le rôle de Binance est d’apporter de la liquidité, ainsi les gens peuvent échanger la devise qu’ils souhaitent sans risquer de ne pas trouver d’acheteurs ou de vendeurs. La liquidité, c’est super important.
Oui, la liquidité c’est important pour l’adoption, c’est pas faux. Vous avez travaillé pour la NBA, vous jouiez au basket aussi ?
Oui, mais je n’ai jamais été assez bon pour percer.
Ha ha ha, entendu ! Au fait, j’étais au Paris Blockchain Week Summit en avril 2019, et là-bas votre équipe avait annoncé que vous prévoyiez une installation en France. Seulement voilà, rien ne s’est passé depuis le temps. Que se passe-t-il ?
Bon, alors je ne suis pas au fait des plans formels que nous avons pour la France. Bien qu’en règle générale, chez Binance, il n’y a de plan d’expansion bien défini. Nous explorons de nombreux marchés et évaluons leur potentiel. On essaye de maintenir une liste, avec les destinations classées par priorité. On prend surtout en considération la facilité réglementaire d’une zone donnée et la demande de la population locale pour une solution comme la notre.
Je ne sais pas quelles annonces ont été faites et quel était le contexte pour la France, mais je crois qu’un bon lot de villes européennes ont été étudiées pour éventuellement accueillir un nouveau chapitre de Binance. Aujourd’hui, nous avons des équipes dans plus de 40 pays, mais nous ne gardons pas de bureaux dans des juridictions rendant la vie difficile aux exchanges, bien évidemment..
En effet, je ne pense pas que la France représente l’option la plus simple.
C’est sûr, mais « qui n’a pas envie de vivre à Paris ? » N’importe quel CEO visitant cette ville souhaiterait avoir des bureaux là-bas. Enfin, il y a des considérations pratiques avant de s’installer quelque part, et beaucoup de choses restent peu claires pour moi quant à cette annonce parisienne, même aujourd’hui. Nous avons étudié Londres, Zug, Moscou et d’autres villes, mais il m’est difficile de suivre les progrès de nos approches pour chaque lieu.
Une autre question me taraude. Comment est perçue la communauté française aux yeux de Binance ? Je vois de nombreux événements officiels prenant place en Indonésie, en Amérique du sud etc, mais pas grand chose pour l’Europe de l’Ouest en comparaison. Le premier meetup Binance a eu lieu il y a un mois à Marseille ! Vous pouvez nous en dire plus sur vos choix de présence ?
En fait, si on jette un œil à la base d’inscriptions de l’exchange, et qu’on la compare à la base des utilisateurs actifs, on remarque que pour les pays d’Europe de L’Ouest, la proportion d’utilisateurs actifs est beaucoup faible que dans les pays du reste du monde. Pourquoi ? Et bien, selon moi, parce que les cryptos ont un intérêt variant d’un pays à un autre. L’Europe et les États-unis sont des marchés très sophistiqués sur le plan financier. Ce ne sont pas des pays où les cryptos sont nécessaires pour les transferts de fonds ou encore pour échapper à l’inflation.
Bref, l’occidental moyen fait principalement l’acquisition de cryptos comme investissement ou spécule dessus (trading), il ne se sert pas de ces dernières pour échapper à certaines contraintes. Alors que si l’on se rend en Turquie, en Asie du Sud-Est ou en Amérique du Sud, zones où les devises souveraines sont très volatiles et les réseaux bancaires moins avancés, on retrouve un réel intérêt des utilisateurs à convertir leur devise locale en USDT ou encore dans une crypto qu’ils jugent plus sûre, d’où l’activité plus importante. La crypto adresse des problèmes d’insécurité économique dans ces pays. Idem pour l’envoi d’argent, passer par un stablecoin, ça leur change la vie.
Parlons de votre stratégie, je vois que vous vous proposez de plus en plus de produits dérivés, plus ou moins exotiques. Je pense à l’effet de levier x125. Quel est votre intérêt à faire ça ? C’est pour attirer des BitmMEX afficionados ? Faire une plateforme de trading qui soit la plus « tout-en-un » au possible ?
Nous savons que nous ne pouvons pas répondre à toutes les nécessités des cryptophiles. Par contre, nous pouvons offrir à notre base d’utilisateurs ce qu’elle veut. Nous voulons être les premiers à offrir certains services, mais nous voulons aussi que ce service soit le meilleur dès son déploiement, pour cela nous écoutons énormément nos utilisateurs. En interne, nous avons eu de nombreux débats concernant le trading sur marge; vous vous en doutez, le leverage, c’est super dangereux, et il faut que cela soit mis à la portée de personnes qui savent ce qu’elles font.
Nous offrons un levier aussi fort car nous voulons offrir un maximum d’options à nos clients, mais je peux vous assurer que seuls les utilisateurs avec des antécédents de trading importants sont autorisés à utiliser ces options extrêmes. Il y’a différents paliers conditionnant l’accès aux leviers. Ne pensez pas pouvoir passer votre KYC et trader en x125, il y a des seuils et des critères à honorer. Notre plateforme sert des débutants tout comme des experts, nous souhaitons offrir une gamme de services universelle. Nous ne recommandons à personne d’utiliser de gros effets de levier. (Vraiment ?)
Et qu’en est-il de l’aspect réglementaire ? Ces produits dérivés sont des objets très sensibles sur le plan légal (en France par exemple). Vous n’avez pas de craintes d’être ennuyés par l’ajout de ces derniers ?
Bon, les problèmes d’ordre légaux sont nombreux, je pense aux problématiques liées au RGPD ou encore aux scandales des GAFA. Nous prenons en compte l’aspect légal, et cela nous affecte directement. L’acquisition d’utilisateurs s’en retrouve freinée. Néanmoins, ce n’est pas quelque chose qui ne touche que Binance, toutes les compagnies y passent. Nous faisons de notre mieux pour que l’utilisateur lambda soit le moins affecté par tout ça. Nous espérons que la technologie blockchain et son adoption continuent leur progrès, il faut que les bénéfices soient évidents, jusqu’au point où les institutions de régulation en comprennent mieux les enjeux.
Les personnes qui adoptent un concept précocement sont aussi les plus créatives et celles qui le maîtrisent de la meilleure façon. Quand on pense aux débuts de l’Internet, il y a 20 ou 30 ans, les bénéfices de la technologie ne sautaient pas aux yeux, mais aujourd’hui avec les réseaux sociaux, l’e-commerce, le partage de l’information, les points négatifs sont selon moi noyés par les avantages offerts par la technologie. Pour les cryptos, tous ces hacks, ces scams, ces échecs des dernières années seront écrasés par les bénéficies apportés par la technologie blockchain et ses bons acteurs. En gros, ça va prendre du temps, les régulateurs sont lents, mais nous essayons d’être là pour rester.
Maintenant, j’aimerais explorer une affaire plus délicate : sur Twitter, il y a eu des exchanges entre CZ et Larry Cermak du média The Block, au sujet de l’ouverture des paiements avec Ali Pay et WeChat sur le réseau P2P de Binance en Chine. Comment cela peut-être possible ? Le trading de cryptos est désigné comme illégal par les deux géants en question. Vous indiquiez seulement délivrer l’infrastructure, alors que Cermak disait que vous aviez des contrats pour accepter les paiements. Des commentaires ?
Ma lecture, c’est qu’en Chine, nos activités se résument à des cessions de savoir-faire technologique. Qu’il s’agisse d’un moteur de matching ou un logiciel, nous créons des licences et les proposons à d’autres entreprises. Pour être honnête, je n’ai pas beaucoup de détails quant à la Chine, car mon rôle est plus international, (moins spécifique) et je n’ai pas suivi tous ces commentaires que vous avez cité sur Twitter. Je ne suis pas au point sur le sujet. Désolé.
If any transactions are identified as being related to bitcoin or other virtual currencies, @Alipay immediately stops the relevant payment services.
— Alipay (@Alipay) October 10, 2019
https://twitter.com/cz_binance/status/1181902424396533761?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E1181902424396533761&ref_url=https%3A%2F%2Fcryptonews.com%2Fnews%2Fbinance-ceo-recommends-no-more-news-about-this-chinese-crypt-4843.htm
Vous devez sûrement avoir entendu parler du soft staking que l’on voit se répandre sur certaines plateformes comme Nexo, Celsius, ou Kucoin. Vous savez, avec ce « soft-staking », vous recevez des intérêts en « holdant » simplement des cryptomonnaies sur une plateforme. Vous ne proposez pas cela. Il est clair qu’il y’a peu à gagner pour ceux qui proposent ce service, mais quelle est votre réponse pour ne pas voir vos utilisateurs déplacer leurs fonds chez la concurrence ?
Je pense sincèrement que ces offres ne sont pas viables sur le long terme; évidemment, il s’agit de créer une incitation à déposer des fonds, et à trader éventuellement. Certes, cela peut nous faire perdre quelques utilisateurs mais je le vois du bon côté. Pour moi, cela veut dire que les cryptomonnaies peuvent rentrer en compétition avec les produits bancaires actuels (Livret A, assurance-vie etc) .
Nous n’en sommes toujours qu’au début de l’industrie, où tout le monde se bat pour s’arracher des utilisateurs. L’effet de réseau est essentiel dans notre secteur, c’est presque du « winner takes all ». C’est une prise de risque comme une autre, ils sacrifient une partie de leurs ressources pour tenter d’accroître leur communauté. Chez Binance, nous sommes pour le staking, mais nous souhaitons contribuer à la croissance de notre plateforme d’une façon organique. Nous voulons que les gens utilisent notre exchange pour ses fonctionnalités, et non pas pour recevoir un intérêt dont le versement sur le long-terme n’est pas viable.
OK, et quelle est la suite pour Binance aujourd’hui ? Un pool de mining ? Une crypto-banque ?
Toutes ces choses sont considérées en permanence, mais rien de concret pour le moment. Notre focus principal se porte sur la création de passerelles « fiat to crypto », j’y consacre beaucoup de temps personnellement. La vérité, c’est que l’industrie est toujours très petite, on pourra parler d’une réelle adoption dès que l’on aura un ou deux zéros de plus sur la valeur de la capitalisation des cryptoactifs. Il est vraiment vital d’amener un maximum de gens du monde fiduciaire vers les cryptos, en leur proposant des solutions simples pour transformer leurs fonds en cryptomonnaies et inversement. Pour ce faire, nous travaillons avec des banques et des processeurs de paiements du monde entier. À côté de ce projet, nous souhaitons continuer à développer notre offre d’instruments financiers, pour toucher des utilisateurs plus expérimentés. Voilà.
Merci beaucoup Gin, nous suivrons de près l’évolution de vos activités dans les mois à venir.