Les cryptomonnaies vont-elles remplacer l’euro ?

La place que va prendre Bitcoin dans l’économie et son rapport avec les monnaies étatiques est un sujet de discussion récurrent sur les forums. Si (et seulement si !) je devais écrire un article sur le sujet pour décrire ma vision, je le scinderais en 2 parties. La première hypothèse est celle que je rejette, la seconde, l’hypothèse que je plussoie.
  • Le Bitcoin en particulier, ou les cryptomonnaies en générales vont remplacer les monnaies FIAT(1)
  • Le bitcoin en particulier, ou les cryptomonnaies en générales vont être un système alternatif commun aux monnaies FIAT. Je me place ici dans la perspective où « commun » signifierait que l’on puisse acheter à peu près n’importe quel produit dans n’importe quel magasin dans une monnaie autre que la monnaie FIAT.
Cet article sera donc une sorte d’analyse anticipative.

I/ Les cryptomonnaies vont remplacer l’ancien système monétaire

Analysons la première hypothèse. Si les banques centrales sont disruptées(2), cela signifie que les États, en tant qu’autorités politiques légitimes (grâce au vote), ne pourraient plus intervenir dans l’économie en utilisant les mécanismes de contrôle monétaire. Certains diront que c’est déjà la cas, au moins en Europe, et ils auront raison. Néanmoins cela ne signifie pas que cette perte de contrôle des États est illégitime. Pour faire simple, les Français, ont choisis, à travers leurs élus, de déléguer le pouvoir de battre monnaie à une autorité supranationale(3).
Mais le contrôle de la monnaie est encore dans les mains d’une entité juridico-politique. Ce contrôle est donc – dans la théorie juridique – censé être réalisé au nom de l’intérêt général puisqu’il s’agit d’un système démocratique représentatif, ce qui implique que l’intégralité des actions d’un élu sont faites en votre nom. De ce fait, si jamais ce système était disrupté, il n’existerait aucun garde-fou aux agents économiques, qui eux, dans la théorie libérale, servent l’intérêt général en faisant primer leurs intérêts privés(4).
C’est pour cette raison que je trouve cette vision est dangereuse. Déjà que le système en place devrait agir au nom du peuple – via la légitimation de nos autorité politiques et entité juridiques par le vote à travers notre système démocratique représentatif – alors imaginez si ceux qui contrôlent notre système monétaire, sont des individus qui en servant leur intérêt propre, pensent qu’ils servent l’intérêt général ?
« Les vices privés font la vertu publique »
Bernard de Mandeville, la fable des abeilles, 1714
Il s’agit bien évidemment d’une prise de position qui n’engage que moi. Néanmoins il me semble que certains arguments méritent d’être énoncés. Peut-on par exemple, estimer que les derniers soubresauts de Bitmain aient pu d’une quelconque manière servir l’intérêt général ?
Bitmain est (notamment) une société de mining. Cette activité économique consiste à acheter de gros ordinateurs qui vont effectuer des calculs pour permettre de garantir la fiabilité et la sécurité du réseau Bitcoin. La particularité de cette société est qu’elle contribue à vérifier 16,4% des transactions Bitcoin(5). Cette société a donc un pouvoir significatif puisqu’il s’agit de la plus importante dans ce secteur (le minage). Imaginons par exemple qu’elle arrête ses machines. Dans le meilleur des cas, le réseau est ralenti et personne ne comprend pourquoi : panique des opérateurs. Dans le pire des cas des pirates en profitent et attaquent le réseau : panique des opérateurs. Imaginons maintenant, qu’elle annonce que si telle décision n’est pas prise, elle arrête ses machines. On a ici un exemple de ce qu’est l’asymétrie d’information. Un acteur, en raison de son poids économique dispose d’informations que les autres ne disposent pas. Utiliser des informations non publiques dans le but de faire du profit est illégal. On appelle cela un délit d’initié.
Il va être nécessaire que je vous fasse un rapide état des lieux du champ de bataille qu’était Bitcoin il y a encore quelques jours. Bitcoin n’a pas de chef, il a un mode de gouvernance bien particulier qui privilégie la discussion à la prise de décision rapide(6). Des groupes se forment ainsi de fait, défendant leurs propres opinions et ayant des intérêts potentiellement divergeant.
Définissons deux de ces groupes. Il y a les développeurs, qui programment les futurs implémentations, et il y a les mineurs, qui vérifient le réseau. Ils faut bien comprendre qu’ils n’ont pas les même contraintes. Les premiers ont des contraintes techniques et les seconds ont des contraintes économiques, même si cette vision binaire est un peu simpliste.
Récemment, le réseau Bitcoin faisait face à certains problèmes(7) qu’il fallait résoudre. Les développeurs ont ainsi fait une proposition avec une date fatidique pour l’appliquer : le 1er août. Problème : les mineurs n’approuvaient pas cette mis à jour car elle allait notamment entrainer une diminution de leurs revenus. Or si le réseau est mis à jour que par une partie du réseau, cela coupe le réseau en 2 (hard fork), avec toutes les incertitudes que cela peut entrainer : les 2 réseaux vont-ils exister parallèlement ? L’un va-t-il disparaitre au profit de l’autre ? Comment va réagir le marché ?

Bitmain va profiter de cette situation pour créer une tension avec les développeurs, son poids économique lui permettant d’endosser le rôle de porte-parole des mineurs. Il va par exemple proposer une alternative à la mise à jour Bitcoin : Bitcoin Unlimited (créant la panique sur les marchés), pour finalement soutenir une troisième option, l’accord de New York, où l’équipe originelle des développeurs de Bitcoin est écartée. Et durant toutes ces hésitations une date reste enregistrée : le 1er août. A cette date, le réseau sera mis à jour.

Il faut bien comprendre qu’ici il y a une sorte de chantage psychologique. Si les mineurs partent à droite, et que les développeurs partent à gauche, ils peuvent le faire. Il n’y a sur ce point aucun problème. Mais s’ils le font, le réseau en subira les effets en se coupant en 2, créant 2 bitcoins différents (si les deux versions ont assez de puissance de calcul pour survivre).

Ce genre de dilemme met le marché dans une situation d’incertitude très importante qui le rend encore plus instable que d’habitude et cela favorise les effets d’emballements. On a ainsi pu voir le cours chuter de 20 à 30% (en fonction d’où on mesure la baisse) le 14 Juillet 2017 avant d’entamer une remonté spectaculaire de plus de 50% 48h après.

Ainsi, est-il raisonnable de vouloir disrupter nos autorités politiques, les seuls autorités sur lesquels nous pourrions (notez la présence du conditionnel) exercer un quelconque pouvoir, au profit d’agents économiques, régit par leur seul intérêt privé ?
J’ajouterais enfin un dernier point à cette argumentation. En lisant L’art du trading, le livre de Thami Kabbaj, je suis tombé sur une expérience intéressante.  Celle-ci visait à contester l’existence de toute valeur fondamentale. Cela revient à dire que sur un marché libre, on peut trader la baguette de pain du boulanger, comme des métaux précieux, et qu’il n’est pas impossible que la baguette de pain coûte plus cher que les fameux métaux précieux. Cela peut paraitre étonnant, mais un certain nombre d’expériences et de théories tendent à le démontrer. En voici une, qui est une expérience mené en laboratoire, c’est-à-dire dans un environnement où tous les facteurs sont contrôlés :
« Lors de cette expérience, on simule des transactions sur un marché financier virtuel dans lequel on place des intervenants en situation de rationalité parfaite, en les informant de la valeur fondamentale de l’action (100 euros). la théorie orthodoxe voudrait que le titre reste valorisé à sa valeur fondamentale, puisque les investisseurs disposent de toute l’information nécessaire. Les comportementalistes iront dans le même sens, car si tous les investisseurs disposent de la même information, alors il n’y a plus de distinction entre investisseurs professionnels et investisseurs naïfs. Étonnamment, les intervenants se mettent à surenchérir et provoquent une forte progression de l’actif financier qui diverge de sa valeur fondamentale. La hausse marque un arrêt avec une stabilisation du cours boursier avant un retournement baissier provoquant une vente panique des opérateurs, similaire à un krach boursier et permettant au titre de retrouver sa valeur fondamentale.
Cette expérience prouve que des individus, placés dans un état de rationalité parfaite, peuvent malgré tout être à l’origine d’un phénomène irrationnel. On imagine bien que dans le monde réel, où les opérateurs ont peu de chances de disposer de la véritable valeur fondamentale, les conditions ne sont pas réunies pour faire converger cours boursier et valeur fondamentale. Cette raison pousse de nombreux conventionnalistes à nier toute pertinence à la valeur fondamentale »
Alors, vous avez toujours envie de confier votre monnaie à des trader, au cerveau complétement biaisé ?
« La guerre ! C’est une chose trop grave pour la confier à des militaires », Georges Clemenceau, 1886
En l’espèce, nous raisonnons sur la monnaie plutôt que la guerre. Dans cette hypothèse, qui seraient les militaires : les juristes, les politiciens, les économistes, les traders…etc ? De ce fait, si son prix ne doit nullement être contrôlé par la réponse à la question précédente, à qui sa gestion doit être confié ?

II/ Les cryptomonnaies vont  être un système monétaire alternatif

Analysons maintenant la seconde hypothèse, qui est ma favorite, et que je trouve intellectuellement très stimulante. Il s’agissait d’affirmer que « le bitcoin en particulier, ou les cryptomonnaies en générales vont être un système alternatif aux monnaies centrales ».
Il me semble que des 2 hypothèses, il s’agisse de la plus probable, puisque comme je l’ai expliqué précédemment, je ne pense pas qu’il soit dans nos intérêts de citoyens de vouloir disrupter totalement les États du contrôle de la monnaie.
Cependant, cela n’implique pas non plus que je sois favorable à un système totalement contrôlé par l’État, bien au contraire. Il faut qu’il existe des contre pouvoirs. Veuillez au passage noter que cette théorie des contre-pouvoirs est l’essence même de nos systèmes politiques modernes.
C’est parti pour un petit laïus juridique !
Montesquieu a défini ce que l’on pourrait nommer « la répartition moderne des pouvoirs ». On retrouve ainsi :
  • Le pouvoir exécutif qui est incarné par le gouvernement. Le gouvernement est le groupe de personnes qui peut prendre une décision en buvant son café le matin. Il s’agit grosso modo des ministres et du président de la république
  • Le pouvoir judiciaire, que l’on retrouve à travers le système juridique, incarné par toutes les entités qui composent cette vaste corporation (juges, avocats, bâtonniers, procureurs et j’en passe)
  • Le pouvoir législatif : vous. Oui oui, vous. Enfin non, je suis allé un peu vite, et cela renvoi aux propos énoncés dans la première partie. Nous avons un système représentatif, c’est-à-dire que vous parlez à travers des représentants. Ainsi, le pouvoir législatif est incarné par des élus aux parlements. Mais rappelez vous toujours d’une chose : ces derniers sont toujours légitimes puisque dans la théorie juridique, il s’agit du peuple qui s’exprime à travers eux et ce point est absolument fondamental pour comprendre notre système moderne.
Sans vouloir trop approfondir, il faut simplement retenir que selon Montesquieu, ces 3 entités doivent absolument être séparées, aux risque de voir le pouvoir exécutif devenir dangereux pour le peuple et les nations étrangères. Mais quel est le rapport avec notre propos ? Il est très simple : je considère que le contrôle de la monnaie peut s’inscrire dans ce cadre de contre pouvoir. Je considère que le contrôle de la monnaie ne doit pas être exclusivement détenu par un État, ni par une autorité juridique qui en découle, comme la banque centrale Européenne.
La monnaie porte en elle l’acte militant. Libre à vous de choisir à qui vous la donné. Pour prendre un paradigme très simple, une personne plutôt écologique va probablement choisir d’acheter des produits cultivés sans engrais minéraux. En faisant cet acte d’achat, elle fait le choix qui lui est le plus bénéfique – puisqu’elle estime préserver sa santé, mais elle choisit également de faire circuler son argent dans une sorte de « micro circuit » qui va profiter à des acteurs qui ont probablement des opinions politiques similaires. L’acte d’achat serait donc une sorte de choix politique par destination.
Le monde que j’entrevois à travers les cryptomonnaies démultiplie ce potentiel politique qu’a la monnaie.
Il permettrait de faire un choix politique avant même que nous ayons choisit à qui nous allons donner la monnaie, puisqu’il faudrait avant tout choisir quelle type de monnaie nous souhaitons utiliser. Nous pourrions alors choisir le modèle économique que nous voulons pour notre société.
Pour vous donner un exemple,  imaginons, qu’il n’y ait que 2 monnaies, qui aient un taux d’utilisation suffisamment grande pour que nous puissions à chaque acte d’achat choisir l’une, ou l’autre. Totalement au hasard : l’euro et le bitcoin. Imaginons ensuite, que comme moi, vous pensiez que pour un certain nombre de raisons, nos entités politiques ne soient plus légitimes. Vous avez alors la capacité d’afficher votre désaccord politique de manière quotidienne ! Et bien oui, le choix de la monnaie que vous utiliserez sera en soit une sorte de vote, que dis-je, aura un impact bien supérieur à votre pouvoir de vote. Si vous n’utilisez que du bitcoin par exemple, cela signifiera que vous ne participerez plus au bon fonctionnement économique de la monnaie émise par votre État. Si vous êtes seuls, vous n’aurez aucun pouvoir. En revanche, si ce comportement est adopté par un nombre significatif de citoyens, cela pourrait avoir une vrai conséquence sur l’économie du pays. Payer deviendra alors un système de vote permanent.
Ainsi, l’issue de cet analyse nous amène à nous poser une question fondamentale. Quelle serait l’influence des politiques monétaires sur un territoire où circulent différentes monnaies ? Les politiques monétaires sont en effet exercés par les banques centrales. En théorie, elles contrôlent le volume monétaire en augmentant ou en réduisant ce que l’on appelle des taux directeurs. Or, actuellement 100% des individus utilisent la monnaie de leur Etat. Imaginez si ce nombre diminue ? Un territoire où par exemple 70% de la population utilise du FIAT, et les 30% restant utilisent des cryptomonnaies.
Quelle seront les conséquences politiques et économiques de l’émergence de ce nouveau paradigme ?
N’hésitez pas à laisser un avis dans les commentaires.

(1) J’appelle monnaie FIAT toute monnaie émise par une banque centrale : l’euro, le dollars US, le yen…
(2) Disrupter est synonyme en langage startup de « faire disjoncter ». Par exemple, le bitcoin, ne nécessite pas intermédiaire de confiance. Il disrupte les banques.
(3) Le débat est admis. 55% de la population (vous) a effectivement voté non au « Traité de Constitution Européenne » en mai 2007. Il a ensuite été adopté sous un autre nom (Traité de Lisbonne) par le parlement (vous…) en octobre de la même année.
(4) « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du boulanger ou du marchand de bière que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leur propre intérêt » Adam Smith
(6) Bitcoin a un mode de gouvernance démocratique. Chaque personne contribuant à la vérification du réseau, peut voter en choisissant un bit allant de 1 à 4. Les différents développeurs peuvent ainsi sonder facilement l’opinion des mineurs (qui peut être publiquement consulté). La difficulté est que puisqu’il n’y a pas d’organes de décision formel, il faut attendre que tout le monde soit d’accord. En cas de prise de décision sans accord préalable, il peut y avoir un fork, c’est à dire une division du réseau en 2 entités distinctes.
(7) Le réseau est « bouché ». Il a été confronté à un essor important de son utilisation ce qui entraine des temps de confirmations des transactions importants et des frais de transaction également élevé. Or, ce sont justement les mineurs qui vérifient les transactions et qui touche une commission sur celle-ci.

Lucas E.

Cofondateur & ex-Directeur de publication du média que vous lisez en ce moment même, je refais surface de temps en temps, pour écrire des billets d'analyse financière sur le marché des cryptomonnaies.