« American Kingpin » : Dans la peau de Ross Ulbricht, le créateur de Silk Road
Aujourd’hui, c’est samedi, jour idéal pour commencer à se détendre un peu après cette semaine annoncée comme caniculaire : pourquoi pas se bouquiner un bon livre planté face à son ventilo ? Pour vous accompagner dans la bien difficile sélection de l’ouvrage en question, laissez-nous vous souffler une recommandation au creux de l’oreille : « American Kingpin », de Nick Bilton, disponible depuis le 2 mai 2017 chez tout bon libraire ou chez Amazon, exclusivement en langue anglaise pour l’heure. Cet ouvrage vous contera l’histoire que l’on imagine un brin romancée de Ross Ulbricht, le créateur de Silk Road, le fameux « eBay de la drogue » ayant existé dans sa première version de 2011 à 2013.
Notons que des points de discorde persistent encore au sein du microcosme Bitcoin à propos de M. Ulbricht, notamment sur le détail exact des faits qui devraient ou non lui être reprochés. M. Bilton précise ainsi en préambule du livre qu’il a pris le parti de baser son travail sur une consultation extensive de chat logs tirés des serveurs de Silk Road et des rapports d’enquête disponibles dans le cadre des investigations multiples qui ont abouti à l’arrestation de M. Ulbricht, puis à sa condamnation définitive à une double peine de prison à vie, plus quarante ans (qui peut le plus, peut le moins, sans doute). Précisons également que si les proches et les avocats de M. Ulbricht ont été mis à contribution par l’auteur dans ses recherches, le principal intéressé a refusé d’être interviewé.
Suivre le lapin blanc
Une petite pilule rose. Le récit débute alors que nous sommes en octobre 2011, et qu’un agent des douanes sans histoire fait cette découverte en apparence assez anodine parmi les saisies effectuées dans son service de l’aéroport de Chicago, pendant qu’il s’ennuie un peu et qu’il est tout proche d’un questionnement métaphysique sur le sens de sa propre petite vie de bureau. Or il se trouve que Jared, car c’est ainsi qu’il s’appelle, est du genre entêté. Et cette petite pilule rose se révélant être de l’ecstasy, voilà sa curiosité toute piquée : quel imbécile irait envoyer une pauvre pilule isolée, dans quel but, et à quel autre idiot du village ? Cette interrogation bien légitime emportera le lecteur dans les méandres de la fameuse narco-route de la Soie.
L’éthique de la liberté
Le livre fait donc le choix de l’alternance continue entre plusieurs protagonistes, un point de vue narratif qui tente d’imposer un dynamisme à l’image de la course poursuite qui s’annonce ensuite entre cyberlibertariens narco-aficionados et forces de l’ordre légèrement agacées. A la manière d’une pièce de théâtre, un petit récapitulatif de ces diverses personnalités parfois hautes en couleur vous sera proposé en début d’ouvrage.
Pour autant, le personnage principal dont nous suivrons les pérégrinations sera bien Ross Ulbricht, présenté comme un étudiant prometteur fortement influencé par l’école autrichienne d’économie et animé par des convictions libertariennes. L’ami Ross avance dans la vie en restant diablement détaché de toutes considérations matérielles. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’effectivement les habitudes de vie frugale dudit intéressé ne préfigurent alors pas qu’il deviendra plus tard un véritable baron de la drogue tâchant de régner sur les mers du cyberespace. C’est ainsi alors qu’il partage son temps entre université, apprentissage du djembé et développement d’un talent d’orateur alors qu’il participe aux réunions du club d’étudiants libertariens du coin. Ses vues en faveur de la libéralisation complète des drogues, entre autres choses, seront présentées comme autant de fondations aux futures actions de l’apprenti parrain qui s’ignore alors encore.
Alors que le roman avance, l’on découvre les aventures plus personnelles de M. Ulbricht, et sa rencontre avec Julia Vie, celle qui deviendra d’abord sa petite amie ordinaire puis sera plongée elle-aussi dans les agitations propres à une route de la soie bien sinueuse.
Les vagabondages de Ross sur le Net, sa découverte presque fortuite du réseau TOR et du réseau Bitcoin naissant représentent alors un fameux moment Eureka, où M. Ulbricht aurait alors vu s’animer sous ses yeux une première idée articulée : comment mettre en place un marché totalement libre, où chacun pourrait acheter ou vendre à proprement parler n’importe quoi, sans devoir se conformer à des règles gouvernementales jugées iniques ? Et si l’alliage de cette connexion via le routage en oignon et de cette nouvelle proto-monnaie numérique annonçaient la naissance d’un nouveau cybercommerce mondialisé, où chacun ferait des affaires avec d’autres, sans que chacun connaisse nécessairement l’identité de l’autre, et avec une monnaie non souveraine et non censurable ?
Un capitaine pour un nouveau navire
Ross se presse, car il veut absolument mettre sur pied ce marché qui correspondrait à ses idéaux les plus fous, qui justement jusqu’ici se limitaient à de douces rêveries. Le voilà donc apprenti fermier, cultivant ses premiers champignons hallucinogènes en vue d’avoir un premier produit à fournir à ses clients potentiels. A peine la première fournée est-elle prête qu’il finalise son site : Silk Road voit le jour en janvier 2011, et après une rapide campagne promotionnelle rudimentaire sur les forums d’adeptes du Bitcoin (entre autres), voilà que le logo bien connu du chameau vert apparaît sur les écrans TORéfiés du monde entier.
La vie de Ross Ulbricht a déjà basculé, et pour cause : la quantité d’énergie qui sera nécessaire à la gestion du site va vite le dépasser, et nécessiter un passage à l’échelle d’ampleur. En effet, acheteurs et vendeurs s’inscrivent en quantité sur le site, et les échanges prennent de l’ampleur. Pour ne rien arranger, la machine s’emballe lorsqu’en juin de la même année l’attention médiatique se porte d’emblée sur le projet : en effet, le journaliste Adrian Chen de Gawker publie un article expliquant par le menu ce qu’est Silk Road, et comment ce marché noir numérique permet à tout un chacun de se faire livrer n’importe quelle drogue chez soi par la Poste, simplement en installant un navigateur Internet pas comme les autres, et en se procurant cette étrangeté qu’est Bitcoin.
Ross Ulbricht lance alors ses premiers recrutements et constituera ainsi au fil du temps une équipe mouvante de modérateurs et de développeurs. Il rencontrera également celui qui deviendra un temps son conseiller, puis définitivement son bras droit, à savoir le pseudonymique Variety Jones (pour qui tout ça finira mal aussi).
Les deux hommes, conversant désormais quasiment en continu, gèrent les affaires courantes de la plateforme, faisant face à de multiples problématiques : Comment garder le contrôle et inciter les effectifs à la cohésion quand la mutinerie gronde sur les forums de la plateforme, et alors qu’on n’a pas de formation en ressources humaines appliquée au monde du trafic de stupéfiants ? Comment combler progressivement les failles et faiblesses de la plateforme pour rester invisible aux yeux des gouvernements du monde entier, qui commencent à faire la grimace face à cette expérience entrepreneuriale d’un nouveau genre ?
C’est aussi « VJ » qui soufflera à Ross Ulbricht l’idée de « DPR » : plutôt que de s’afficher sous le simple pseudo admin, pourquoi ne pas prendre un pseudonyme connoté comme le Dread Pirate Roberts ? Tiré d’un roman, « The Princess Bride », ce pirate est notamment connu pour ne pas faire de prisonniers. Au cours de leurs débats animés, ce DPR surgit comme une solution pour dédouaner Ross en cas d’intervention des forces de l’ordre : il pourrait ainsi prétendre qu’il n’aurait fait que mettre au monde Silk Road, avant d’en laisser la gestion à quelqu’un d’autre face à la pression. C’est d’ailleurs la ligne stratégique qui fut ensuite tenue par le mystérieux DPR, par exemple lors d’une interview accordée à Andy Greenberg, contributeur de Forbes, en août 2013.
Mais les idéaux des débuts vont aussi se retrouver confrontés au Réel froid : Silk Road doit-il proposer un listing de tout contenu, sans exception (hors, notamment, les contenus pédopornographiques bannis d’office), et cette position est-elle tenable ? Le roman nous amènera donc à constater que le choix ne fut pas forcément aussi évident qu’il n’y paraît pour les deux hommes, par exemple avec le cas de l’Armurerie finalement fermée. En effet, d’un point de vue purement logistique, l’on conviendra que faire transiter cinq grammes de cannabis par la Poste est une chose, mais qu’envoyer son Glock en est une autre.
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Le quotidien de l’apprenti parrain changera aussi progressivement au fil des années, son statut en acquisition l’amenant à voyager : il changera ainsi plusieurs fois de lieu de résidence (vagabondant entre la Pennsylvanie, Sydney et San Francisco), tout en préparant une fuite qu’il envisage comme un pis aller vers le Costa Rica. Là encore, tout ne se fera pas sans embûches, puisque la réception de faux papiers s’avérera compliquée (et entraînera un face-à-face pour le moins gênant avec des policiers qui laisseront passer l’occasion de mettre la main sur le fameux DPR).
La façon de gérer les membres du réseau qui menaceront de tomber entre les mains des forces de l’ordre sera aussi mise à l’ordre du jour. Suite à des échanges rapportés où d’autres contributeurs semblent peser d’un poids certain, DPR aurait alors pris la décision de commanditer un certain nombre d’assassinats. Comme le livre le détaillera au lecteur, des agents infiltrés de diverses organisations de lutte contre le crime organisé sont déjà dans les murs lors de ce basculement. Notons à propos de ce point précis que Ross Ulbricht a toujours nié, et que le procureur en charge du dossier a finalement abandonné les charges qui le désignaient comme commanditaire en 2018.
Car il se trouve que DPR draine un nombre certain d’agents sous couverture dans son sillage… et mobilise de façon plus ou moins concertée pas moins de 4 agences gouvernementales, sur le seul sol américain.
C’est la traque finale
Ces agents, tour à tour adversaires mais aussi collaborateurs au départ involontaires, tissent en effet patiemment leur toile autour de leur cible désignée ; même s’ils ignorent au départ tout de lui.
Jared Der-Yeghiayan est au moment des faits un agent de la Sécurité Intérieure des Etats-Unis. Son hobby, c’est le profilage de certains types de trafiquants, et en l’espèce il sera le premier à s’intéresser à ces étranges petites quantités de stupéfiants circulant par la Poste. Plus tard, il prendra l’identité d’un co-administrateur de la plateforme et échangera directement avec Ross Ulbricht.
Carl Force, de la DEA, ira plus loin puisqu’il s’infiltrera assez rapidement sous le faux profil de « Nob« , se construisant une image de (faux) baron de la drogue.
Il parviendra à se rapprocher de plus en plus de DPR, jouant un rôle dans le déclenchement de l’opération aboutissant à la capture de Curtis Green, un des principaux modérateurs du site, puis à sa mise à mort factice suite à une consigne supposée de DPR. Il profitera ensuite de sa position pour se servir copieusement en bitcoins, une décision qu’il paiera cher quelques années plus tard, écopant d’une peine de 6,5 ans de prison.
Chris Tarbell pour sa part s’occupera d’identifier les serveurs soutenant Silk Road. Agent du FBI, il profitera d’une faille prestement corrigée par les administrateurs de la plateforme pour repérer le pays d’origine de ces serveurs habituellement camouflés au sein du réseau TOR. Il mettra ensuite la main sur le contenu de ces serveurs, les pensant un temps inexploitables, avant de toucher le gros lot et de parvenir à accéder à leur contenu. Un contenu qui affichera l’identifiant « Frosty« , lié par le passé à Ross Ulbricht.
Gary Alford de l’IRS participera aussi à la fête, et sera même le premier à identifier nommément Ross Ulbricht comme pouvant être le Dread Pirate Roberts. Un brin perfectionniste, il se dit persuadé que le DPR a forcément laissé des traces permettant de remonter jusqu’à lui, quelque part dans l’immensité du cyberespace.
Egalement convaincu que « c’est la faute du parieur qui perd toujours contre la banque, et la banque, c’est le gouvernement des USA », il sera le premier à retrouver les messages postés au départ de l’aventure Silk Road par Ross Ulbricht sur des forums, signés sous le profil d’Altoid (un temps directement lié à son mail personnel [email protected]).
Pour ne rien arranger aux turpitudes dans lequel Ross Ulbricht se trouvera plongé, et comme si ça ne suffisait pas, il lui faudra également se défendre constamment contre les attaques permanentes visant les serveurs de Silk Road, les demandes de rançons pour des vulnérabilités propres au site, ou encore les vols de bitcoins consécutifs au drainage des hot wallets de la plateforme (suite aussi bien à des vulnérabilités qu’à la tentation assouvie de certains des agents infiltrés précédemment cités).
Le roman vous plongera ensuite dans la progression silencieuse mais constante des forces de l’ordre, ainsi que dans la préparation de l’arrestation musclée de Ross Ulbricht, en pleine bibliothèque de San Francisco. L’auteur précise que « V.J. » ne connaîtra pas meilleur sort, puisqu’il sera arrêté cloîtré dans une chambre miteuse en Thaïlande, puis plus tard extradé vers les Etats-Unis. Ces développements mèneront au procès de Ross Ulbricht, lequel sera rapidement abordé dans un chapitre dédié du livre. Rappelons qu’il fut pour le moins animé, et qu’il a abouti à la condamnation définitive de Ross Ulbricht à une double peine de perpétuité, plus quarante ans, toutes possibilités d’appels étant épuisées.
Ross Ulbricht a depuis sa condamnation plusieurs fois publié des lettres ouvertes, que ce soit pour témoigner de ces désormais 5 années passées depuis son arrestation, ou encore pour expliquer que « personne ne mérite » de subir les conditions propres à l’enfermement à perpétuité.
En résumé, si vous souhaitez vous replonger dans l’histoire trépidante du plus célèbre des marchés noirs du Net, et que vous êtes à l’aise avec la langue anglaise, nul doute qu’American Kingpin de Nick Bilton trouvera sans mal une petite place sur votre bibliothèque.
Après sa chute initiale, Silk Road fut plusieurs fois rebootée, même si les expériences suivantes furent de courte durée et les peines prononcées contre certains des opérateurs bien plus légères. Depuis, et malgré la symbolique de l’ordre triomphant, DPR semble n’avoir été que le précurseur d’une nouvelle génération de narco-entrepreneurs déterminés à ne pas laisser la flamme du trafic s’éteindre. Pour rappel, l’année dernière la Main Noire et son administratrice étaient aussi rattrapées par les services de la Direction Nationale du Renseignement et des Enquêtes Douanières (DNRED) ; tandis que plus récemment ce sont les administrateurs du site Deep Dot Web qui ont été accusés de toucher des commissions sur les ventes réalisées sur les places de marché listées sur leur site. Chacun continue donc de jouer au chat et à la souris, et ce n’est pas prêt de s’arrêter.